Eglise catholique et dissuasion : les messages du Pape François depuis Nagasaki et Hiroshima
Observatoire de la dissuasion n°72
Benjamin Hautecouverture,
février 2020
En voyage au Japon à la fin du mois de novembre 2019, le Pape François s’est rendu dimanche 24 dans les villes de Nagasaki et Hiroshima où il a successivement prononcé deux discours après avoir rencontré des survivants des attaques nucléaires d’août 1945.
Ces deux prises de parole récentes de la plus haute autorité de l’Eglise confirment et amplifient une inflexion de la doctrine catholique depuis le début du siècle pour restreindre la justification morale de la dissuasion nucléaire.
Les discours de Nagasaki et Hiroshima, de taille à peu près égale, ont une teneur semblable mais l’argumentaire nucléaire est beaucoup plus nourri dans le premier discours, le second reprenant l’idée maitresse du premier pour y insister.
A Nagasaki, où le souverain pontife a pris la parole dans le parc de la Paix, huit paragraphes sur les quatorze que comptait son allocution concernent les armes nucléaires.
De manière habituelle, le Pape dénonce l’utilisation des armes nucléaires, c’est une constante de l’Eglise catholique depuis l’apparition de l’arme dont l’emploi n’est pas défendable au plan moral dans le cadre d’une guerre. Cet argument est complété par la considération, plus récente dans l’Histoire, de « l’impact catastrophique de l’usage [des armes nucléaires] du point de vue humanitaire et environnemental. » L’idée est reprise deux fois, témoignant du fort impact de cet argument dans la campagne abolitionniste depuis le début de la décennie 2010.
Ensuite, le Pape prend à son compte à deux reprises également l’objectif de monde exempt d’armes nucléaires, affirmant que ce monde « est possible et nécessaire ».
Enfin, les moyens pour y parvenir concentrent la radicalité du discours pontifical : les grands « instruments juridiques internationaux de désarmement et de non-prolifération nucléaire » doivent être soutenus « avec une insistance persistante », alors que la communauté internationale fait face au risque de « démantèlement de l’architecture internationale de contrôle des armes ». Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est défendu comme l’un des moyens pour y parvenir. Par conséquent, le pape ne relaie pas l’idée selon laquelle les traités qui composent le régime international de non-prolifération et de désarmement nucléaires, TNP en tête, sont incompatibles avec le TIAN. De plus, si la dissuasion nucléaire n’est pas nommée, son principe et les doctrines qui l’accompagnent sont pointés du doigt au même titre que la « possession des armes nucléaires » elle-même. D’une part, la « possession des armes nucléaires […] n’est pas la réponse la plus appropriée [au] désir (…) de paix et de stabilité » de l’humanité. D’autre part, « toute tentative de compter sur la peur de la destruction réciproque ou sur la menace d’anéantissement total » est « incompatible » avec « la paix et la stabilité internationales ». Enfin, il s’agit de renoncer « au renforcement d’un climat de crainte, de méfiance et d’hostilité, créé par des doctrines nucléaires. »
A Hiroshima, où le pape s’est exprimé dans la soirée du 24 novembre au Mémorial de la paix, le sujet nucléaire n’a occupé que deux paragraphes sur quatorze. Le souverain pontife semble avoir voulu insister sur la partie la plus récente de la doctrine de l’Eglise qui dénonce les usages militaires de l’énergie nucléaire quels qu’ils soient, y compris donc, dans le cadre d’une doctrine nucléaire de dissuasion : « Je désire redire avec conviction que l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est aujourd’hui plus que jamais un crime (…). L’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est immorale de même que la possession des armes atomiques. » Plus loin, le pape interroge : « comment pouvons-nous proposer la paix si nous utilisons l’intimidation de la guerre nucléaire comme recours légitime pour résoudre les conflits ? » L’on peut y voir une attaque contre le principe même de dissuasion nucléaire.
Sous l’autorité du Pape François, ce discours n’est pas inédit. Le souverain pontife a d’ailleurs indiqué à Hiroshima qu’il avait déjà prononcé un discours semblable il y a deux ans. L’on se souvient en particulier de ses mots à Rome en novembre 2017 lors du symposium international organisé par le dicastère pour le service du développement intégral sur le désarmement. Il dénonçait déjà la possession des armes nucléaires autant que « la menace de leur usage », « précisément parce que leur existence est liée à une logique de peur qui ne concerne pas seulement les parties en conflit, mais tout le genre humain. ».Cité par Antoine de Romanet, « L’Eglise catholique et l’arme nucléaire en 2019 », Commentaire, 2019/4, N°168, p.824 En outre, le cardinal Pietro Parolin, Secrétaire d’Etat, avait prévenu aux Nations Unies en septembre 2019 que le Pape François lancerait au Japon fin novembre un appel « aussi vigoureux que possible en faveur de mesures concertées en vue de l’élimination totale des armes nucléaires ».Ibid. p.824
En réalité, l’inflexion du discours pontifical comme celle de l’ensemble de l’Eglise catholique ne datent pas de l’élection du Pape François. L’appel à l’abolition de l’arme nucléaire, le caractère sensément déphasé de l’arme par rapport à l’évolution de l’environnement stratégique et la critique de la stratégie de dissuasion nucléaire datent des premières années consécutives à la fin de la Guerre froide. Ce fut en particulier le fait de l’épiscopat américain qui pointait déjà à l’époque une suspicion de mauvaise foi dans le discours des Etats dotés qui justifiait d’abandonner le soutien de l’Eglise catholique à la dissuasion : « La fin de la menace soviétique, pouvait-on lire alors, et la mauvaise volonté manifeste des puissances nucléaires sont autant de raisons d’abandonner notre acceptation morale, strictement conditionnée, de la dissuasion nucléaire. »Ibid. p.824 Ce discours n’a fait que s’amplifier depuis lors. Comme le notait Emmanuelle Maitre en 2016, une telle « affirmation est reprise en 2003, date à laquelle le représentant du Saint-Siège à New York affirme que « la dissuasion nucléaire devient de plus en plus intenable, même si elle s’exerce au nom de la sécurité collective ».Emmanuelle Maitre, « Moralité de la dissuasion : perspectives religieuses », Recherche & Documents N°4/2016, FRS, p.15
Mais un peu à l’instar de ce qui s’était consolidé au cours de la Guerre froide, la dissuasion étant alors jugée par l’Eglise comme un mal nécessaire dans certaines circonstances très identifiées, l’on aurait pu s’attendre à ce que la dégradation de l’environnement stratégique contemporain conduisit à un infléchissement similaire des positions de l’Eglise au cours de la décennie 2010 pour, à nouveau, prêter à la dissuasion les attributs d’une éthique temporaire. Il semble n’en être rien. Au contraire, discours après discours, le Pape François revendique une posture qui peut être qualifiée de révolutionnaire en cela qu’elle s’oppose frontalement à l’aggravation des rapports stratégiques entre puissances : est rejeté l’argument qui, précisément, légitime la possession et une doctrine de non-emploi par l’environnement stratégique lui-même. Il s’agirait bien alors d’un discours religieux de rupture.
Les discours de Nagasaki et d’Hiroshima posent un nouveau jalon dans le durcissement du discours de l’Eglise catholique à l’égard de la dissuasion nucléaire. Ce jalon peut contribuer à polariser le débat en confirmant que par principe, une nouvelle ligne de fracture se forme entre catholiques et non catholiques qu’une casuistique habile pourrait avoir du mal à gommer. Mais ce n’est pas sûr. A contrario en effet, d’autres indices dans les discours de Nagasaki et Hiroshima indiquent une retenue de la parole pontificale qui évoque plutôt l’intention de respecter une distinction fine dans l’utilisation que font de l’arme nucléaire les Etats possesseurs.
D’abord, la dissuasion nucléaire n’est nulle part nommée, à la différence de nombreux textes de l’Eglise, tel que celui de l’épiscopat américain ou celui de New York en 2003 mentionnés plus haut. S’il s’agit de l’un des objets de la parole pontificale, la dissuasion nucléaire est donc bien un objet implicite, ou secondaire. L’objet explicite, primaire, est l’arme nucléaire en tant que telle, et son utilisation à des fins guerrières.
Ensuite, l’aspiration à un monde libéré des armes nucléaires doit être, selon le souverain pontife, l’œuvre de tous : « individus, communautés religieuses, société civile. Etats dotés d’armes nucléaires et ceux qui n’en possèdent pas (…). » Les Etats dotés ont donc une responsabilité au même titre que d’autres acteurs pertinents, notamment la société civile qui voit son rôle d’aiguillon légitimé dans ce qui est conçu comme œuvre commune de l’Humanité. Outre que l’on peut y voir une similitude de principe avec l’article 6 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), l’on veut insister ici sur le fait que le partage de la responsabilité et l’identification des Etats dotés est bien une façon de prendre acte d’un état de fait à un moment donné de l’Histoire. Corollaire : l’argument s’inscrit dans un processus temporel.
En outre, le Pape François range son discours parmi « les tentatives d’élever la voix contre la course aux armements (…) qui gaspille de précieuses ressources (…). » Il ajoute que l’objectif de paix est incompatible avec « l’intimidation de la guerre nucléaire ». Il se dresse, enfin, contre le « renforcement d’un climat de crainte, de méfiance et d’hostilité, créé par des doctrines nucléaires. » Au sens propre, l’intention pontificale est bien de stigmatiser l’accumulation des armements, le risque actuel d’inflation et de compétition entre Etats, et celui qui consiste à envisager l’utilisation de l’arme, tel que cela pourrait émaner de certaines doctrines et non de la doctrine nucléaire qui serait conçue comme un concept univoque. A l’évidence, c’est bien la part déclarative des postures américaine et russe depuis quelques années qui est visée ici et sévèrement jugée par le souverain pontife. L’on peut légitimement y voir une condamnation sans appel de l’irresponsabilité des grandes puissances nucléaires à permettre la perception d’une ambiguïté dans leur discours dissuasif, ce qui est bien le cas depuis quelques années que ce soit à tort ou à raison.
A détailler davantage encore le discours de Nagasaki, l’on réalise que c’est « la peur de la destruction réciproque » ou « une menace d’anéantissement total » qui sont indiquées comme étant incompatibles avec l’objectif de « paix et [de] stabilité internationales ». L’on retrouve bien ici une doctrine nucléaire, celle des « représailles massives », qui a caractérisé une séquence identifiée de la guerre froide avant l’adoption par les États-Unis de la doctrine de « riposte graduée » reposant sur le principe de seuils. Les tenants de ce débat stratégique des années 1950 et 1960 sont pour partie valables aujourd’hui encore, comme l’illustra au cours de l’année 2018 la polémique autour de la parution de la dernière Nuclear Posture Review américaine.
Pour autant, il serait surprenant que le Saint-Siège ait inscrit sa parole à Nagasaki et Hiroshima dans une appréciation de la pensée stratégique des Etats dotés. En particulier, l’on ne manquera pas de noter que les deux discours, dans leur élan radical, font une confusion entre utilisation militaire et utilisation armée. Or, il est peu probable que le souverain pontife ait voulu s’opposer intentionnellement à toute forme d’utilisation militaire de l’énergie nucléaire, en particulier aux fins de propulsion des plateformes. Ce peut être la marque d’un manque de culture stratégique du Saint Père ou du Saint Siège. Ce peut être celle d’un refus revendiqué de distinguer entre les attributs pour mieux faire passer le message d’un rejet en bloc et, se faisant, laisser peu de place à la transaction.
Au Japon, le Pape François n’a pas cherché à entretenir un dialogue stratégique singulier pour « happy few ». Tout porte à croire qu’il a eu à cœur de dramatiser la prise de position de l’Eglise pour indiquer une désapprobation morale à l’égard des puissances installées ou émergentes dont la politique nucléaire n’indique pas de retenue mais au contraire l’utilisation du statut d’Etat possesseur comme attribut de puissance ou comme instrument de menace. Une telle désapprobation se fonde sur le critère d’« éthique globale de solidarité » que le Saint Père formule et détaille. Nourrie par un sens profond de l’« interdépendance » et de la « coresponsabilité », cette « éthique globale » n’est pas incompatible avec la dissuasion nucléaire. Mais ce doit être dans la mesure d’un exercice très encadré, doctrinalement retenu, qui s’accompagne d’initiatives tangibles et très volontaires dans le sens du désarmement, de la non-prolifération, de la maîtrise des armements. A titre temporaire. En tout état de cause pour l’Eglise catholique, si la religion admet la dissuasion dans de telles conditions, la dissuasion ne saurait être une religion.