L’importance des systèmes de courte portée pour la Corée du Nord

La récente vague d’essais de missiles de la Corée du Nord (81 essais recensés en 2022), en particulier de missiles de courte portée, a mis en lumière ses efforts pour développer de nouvelles capacités (KN‑23, KN‑24 et KN‑25) et pour remplacer les armes héritées de l’ère soviétique par des systèmes modernes et précis. Une nouvelle étude publiée par la FRS se concentre sur les nouveaux systèmes introduits et évalue leur potentiel effet en tant qu’armes conventionnelles et non-conventionnellesStéphane Delory, Antoine Bondaz, Christian Maire et Geo4i, North Korean Short Range Systems: Military consequences of the development of the KN‑23, KN‑24 and KN‑25, In Depth Report, FRS, janvier 2023.. À travers une analyse des spécifications probables de ces systèmes, ce rapport examine leurs conséquences sur la stratégie nord-coréenne.

Jusqu’à récemment, l’architecture de frappe courte portée nord-coréenne s’articulait autour de deux familles de missiles : les systèmes Scud B (Hwasong‑5) et Scud C (Hwasong‑6), d’une portée de 300 et 500 km, et les systèmes KN‑02 (Hwasong‑11/Toksa), d’une portée de 120 à 170 km, qui sont des dérivés nationaux du missile russe SS‑21A Tochka. Les spécifications des systèmes Scud et KN‑02 montrent que leur précision reste faible, avec une erreur circulaire probable (ECP) estimée autour de 900 à 1 000 m à portée maximale pour les systèmes dérivés du Scud et supérieure à 200 m pour le KN‑02.

Si différentes options opérationnelles peuvent être envisagées pour ces armes, leur manque de précision, la taille limitée des arsenaux et, d’autre part, le développement de la défense antimissile en Corée du Sud font que, jusqu’à ces dernières années, toute approche militaire autre que la dissuasion était quasiment irréalisable pour la Corée du Nord. La modernisation actuelle de l’arsenal courte portée, autour de missiles plus précis, capables de surmonter la défense antimissile, pourrait changer cette situation.

L'arsenal courte portée nord-coréen se transforme de deux manières principales : d’abord, par le développement de capacités de fabrication de propergol solide ; ensuite, par le développement d’une expertise dans les technologies des missiles quasi-balistiques. Pyongyang a peut-être fait le choix d’un missile quasi-balistique entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000. Cette décision a nécessité des investissements ambitieux au niveau de ses infrastructures industrielles mais aussi pour acquérir des technologies très spécifiques, notamment en matière de navigation et de guidage. Au vu de ces défis de production, si Pyongyang avait été uniquement à la recherche de systèmes plus précis, il aurait probablement opté pour des missiles dotés de têtes manœuvrantes. En optant pour des missiles quasi balistiques, la Corée du Nord a probablement cherché à accroître la capacité de l’arsenal à surmonter la défense antimissile afin de garantir sa capacité à frapper en toutes circonstances.

Les efforts de Pyongyang ont conduit au développement de trois systèmes différents, qui ont été testés et présentés plus de 50 fois depuis 2018.

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Caractéristiques des KN‑23, KN‑24 et KN‑25, données fournies par le Groupe d’experts des Nations Unies chargé de constater la mise en œuvre des sanctions votées par le Conseil de Sécurité
à l’encontre de la Corée du Nord et estimations de Christian Maire, FRS.

Le KN‑23 est très similaire au SS‑26E (Iskander) russe, notamment en ce qui concerne sa conception, ses proportions, ses caractéristiques aérodynamiques et ses véhicules de lancement (TEL). Cependant, le KN‑23 a une plus grande portée, ce qui suggère une plus grande masse de propergol et un plus grand diamètre que ce qui est habituellement supposé. Depuis 2021, une version plus lourde du KN‑23 a été présentée et testée. Pouvant effectuer des manœuvres terminales sophistiquées et allonger sa trajectoire, le KN‑23 aurait pour principal intérêt sa difficulté à être intercepté.

Le KN‑24 est un missile balistique mono-étage mobile à combustible solide avec une ogive non-séparable. Il est généralement présenté comme une copie nord-coréenne de la roquette lourde guidée américaine MGM‑140 (ATACMS), bien que beaucoup plus gros et conçu avec des technologies nationales. Le KN‑24 est probablement une arme conçue pour une utilisation tout-terrain, dans la logique des roquettes lourdes guidées fournies aux unités d'artillerie à longue portée, peut-être dans le but d’appuyer les unités terrestres.

Contrairement aux KN‑23 et KN‑24, le KN‑25 n’est pas un missile quasi-balistique mais une arme balistique. Bien que sa portée, observée à un maximum de 380 km, puisse le faire classer comme un missile balistique, sa conception est celle d’une roquette d’artillerie guidée, avec une trajectoire exceptionnellement plate, ce qui augmente considérablement sa capacité à surmonter la défense antimissile. Le KN‑25 a moins attiré l’attention que le KN‑23 et le KN‑24 mais il peut représenter une véritable percée, étant produit massivement et générant de nombreuses vulnérabilités sur le champ de bataille dans la profondeur. Le développement du KN‑25 montre que la Corée du Nord est désormais capable de produire des systèmes d’armes très performants, avec une aide extérieure sans doute minimale.

L’étude des campagnes d’essai récentes par les auteurs du rapport laisse envisager une précision de l’ordre de 35 à 60 mètres pour les KN‑23 et KN‑24, peut-être plus importante pour le KN‑25. Dans un contexte où Pyongyang dispose d’une capacité nucléaire stratégique et non-stratégique naissante, il est clair que le développement de l’arsenal à courte portée représente un véritable changement capacitaire qui élargit l’option militaire de la Corée du Nord, notamment dans le cadre d’une crise militaire limitée. Par exemple, une stratégie basée sur des frappes conventionnelles graduées sur le théâtre, couplées par la menace plus ou moins explicite d’utiliser des ADM, donnerait au pays des outils de gestion de crise non négligeables.

En partant du principe que les défenses actuellement déployées en Corée du Sud seraient nettement moins efficaces contre les systèmes quasi-balistiques de la Corée du Nord, la précision accrue de ses missiles améliore sensiblement les options de frappe de la Corée du Nord. Ces systèmes plus précis pourraient lui donner l’option d’engager des cibles exclusivement militaires avec des armes conventionnelles, ajoutant une certaine flexibilité dans la gestion de l’escalade. En outre, Pyongyang peut également mener des opérations sélectives contre des installations économiques ou militaires à fort impact symbolique ou à haute valeur ajoutée industrielle. Cette dissuasion fondée sur la capacité à mettre en péril des actifs économiques majeurs est quasiment unique, car seules quelques autres grandes puissances industrielles sont exposées à des systèmes de frappe conventionnels capables d’affecter durablement des pans entiers de l’économie, dans des secteurs clés pour les chaînes de valeur mondiales. La précision accrue de la nouvelle génération de missiles augmente également le risque de frappes chimiques limitées contre des cibles militaires dans la profondeur de la Corée du Sud.

Si les doctrines régissant l’utilisation de ces capacités de frappe à courte portée restent floues, de nombreuses options tactiques sont concevables. En particulier, la Corée du Nord devrait, grâce à ces nouveaux systèmes, disposer d’une architecture de frappe cohérente, permettant de menacer les systèmes de défense antimissile, les déploiements d’artillerie et les concentrations logistiques américano-coréens. En outre, le développement d’une capacité de frappe conventionnelle n’exclut pas l’utilisation d’ADM. Comme le régime l’a explicitement indiqué dans sa nouvelle doctrine nucléaire adoptée en septembre 2022, sa capacité nucléaire est envisagée aux niveaux stratégique et tactique, et même si la mission principale des forces nucléaires de la RPDC est dissuasive, leur mission secondaire est de mener une « mission opérationnelle » pour obtenir une victoire décisive en cas d’échec de sa dissuasion.

 

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