Missiles mobiles : quelle vulnérabilité ?
Observatoire de la dissuasion n°128
Emmanuelle Maitre,
mars 2025
La capacité mutuelle de deux compétiteurs à posséder une capacité de riposte en second assurée a longtemps été considérée comme la base de la stabilité stratégique. En effet, cette situation est réputée supprimer toute incitation à une première frappe. Pour garantir la survie de leur arsenal nucléaire, les grandes puissances ont développé des triades nucléaires (forces nucléaires basées au sol, emportées par sous-marins et par bombardiers stratégiques). La Russie et la Chine ont notamment fait le pari de développer une force importante de lanceurs terrestres mobiles. Ces missiles intercontinentaux sont emportés sur des TEL (transporteurs-érecteurs-lanceurs) qui leur permettent de se déplacer sur différents terrains et de se dissimuler dans des infrastructures couvertes.
Pendant la Guerre froide, les États-Unis ont développé des capacités spécialement dédiées à la destruction des missiles mobiles, en particulier les avions de reconnaissance U2. Des radars ont également été déployés sur des satellites pour offrir un suivi plus continu. Néanmoins, l’expérience de la guerre du Golfe a montré les difficultés pour Washington de mettre ses capacités aériennes et spatiales au service de la traque des missiles mobiles et en particulier des Scud irakiensRobert Stanley, « Attacking the Mobile Ballistic Missile Threat in the Post–Cold War Environment New Rules to an Old Game », Air University Press, mai 2006. https://media.defense.gov/2017/Dec/27/2001861492/-1/-1/0/T_0019_STANLEY…. Le développement de l’intelligence artificielle, la multiplication des données et l’amélioration des capteurs rendent plus facile l’observation terrestre et la détection des cibles, y compris mobiles. Plusieurs analystes ont donc dans la période récente estimé que les lanceurs mobiles deviendraient plus vulnérablesAustin Long et Brendan Rittenhouse Green, « Stalking the Secure Second Strike: Intelligence, Counterforce, and Nuclear Strategy », Journal of Strategic Studies, vol.38, n°1–2, 2015 https://doi.org/10.1080/01402390.2014.%20958150; Keir A. Lieber et Daryl G. Press, « The New Era of Counterforce: Technological Change and the Future of Nuclear Deterrence », International Security, vol.41, n°4, 2017 https://doi.org/10.1162/ISEC_a_%2000273. .
D’autres travaux, et en particulier une étude récente de Thomas McDonald (Carnegie), pointent cependant la résilience des lanceurs mobiles et les difficultés qui perdureraient à identifier et cibler ces forces de manière préemptive pour un pays comme les États-UnisThomas MacDonald, « Tracking mobile missiles », Journal of Strategic Studies, 3 janvier 2025. . Les technologies envisagées pour détecter le mouvement des lanceurs mobiles paraissent toutes avoir des limitations à ce jour :
- Le placement de capteurs au sol autour des zones de déploiement est difficile à imaginer de manière dense sans être repéré par l’État dans lequel ils sont implantés ;
- Des instruments de suivi implantés sur les missiles, notamment via des intrusions lors de la production des TEL permettant d’incorporer un capteur, offriraient des informations fiables sur la localisation des missiles, mais une telle option reste difficile à accomplir à large échelle ;
- L’utilisation de drones ou d’avions permettant une observation de qualité mais ces systèmes sont vulnérables et nécessitent des investissements massifs pour couvrir des zones géographiques larges, et sont donc plus adaptés à des théâtres resserrés comme la Corée du Nord ;
- Les capteurs électromagnétiques cherchent à intercepter les communications entre le TEL et ses infrastructures de soutien. Ils peuvent être efficaces mais l’État observé peut également injecter des informations erronées dans une logique de contre-mesure, voire interrompre ses transmissions pour perturber le suivi ;
- Au niveau spatial, les capteurs optiques sont les moyens les plus accessibles pour suivre les mouvements de TEL, mais ils sont inefficaces la nuit et lorsqu’il existe une couverture nuageuse ;
- Les radars basés dans l’espace semblent une technologie plus adaptée à la mission, avec notamment l’utilisation de radars SMTI pour identifier des cibles en mouvement, des radars SAR couplés à des systèmes d’interprétation des images automatisés pour l’identification de cibles immobiles sur des zones limitées, et SAR inversés pour des cibles mouvantes. L’efficacité de ce système d’observation dépend du nombre, de la qualité et de l’orbite des satellites déployés, en rapport avec la capacité de dissimulation des TEL et les contre-mesures potentiellement mises en œuvres par l’État observé (notamment des systèmes antisatellites déployés, visant la destruction ou le brouillage des satellites et les leurres).
Le chercheur de la Carnegie souligne également la difficulté de frapper de manière simultanée l’ensemble des lanceurs mobiles d’un adversaire, pour ne pas s’exposer à une riposte. Il estime que les risques de « trous » dans la couverture, liés en particulier aux mouvements des satellites, peuvent être exploités par les acteurs opérant les missiles mobiles pour les dissimuler. Ils peuvent également investir à moindre coût dans des contre-mesures, déployées pour limiter les capacités de détection et de traçage. Ces limitations sont notamment liées à la dépendance aux radars spatiaux pour détecter les missiles mobiles, radars aujourd’hui peu déployés dans l’espace et potentiellement vulnérables. De fait, il semble que même si Washington investissait massivement dans une constellation satellitaire permettant de suivre efficacement les lanceurs mobiles, des adaptations relativement accessibles et le déploiement de contre-mesures par ses adversaires viendraient mettre en cause la fiabilité de cette stratégie.
Ainsi, si ni la Russie ni la Chine n’ont pour l’instant déployé l’ensemble des outils et tactiques permettant d’échapper à la vigilance d’une panoplie complète d’outils de surveillance, de nombreux efforts observés montrent leur possibilité théorique d’améliorer leur capacité de dissimulation et de détérioration des moyens d’observation.
Zones de déploiement des ICBM et IRBM russes et chinois
Ainsi, la Russie opère aujourd’hui 200 ICBM mobiles depuis sept bases réparties sur le territoire russe. La plupart sont des RS‑24 Yars qui ont progressivement remplacé les Topol‑M. Au moins cinq divisions de Yars sont équipées du système laser Peresvet, qui a été décrit par les autorités russes comme permettant de « couvrir les opérations de manœuvre », c’est-à-dire potentiellement aveugler des satellites espions Hans Kristensen, Matt Korda, Eliana Johns et Mackenzie Knight, « Russian nuclear weapons, 2024 », Bulletin of the Atomic Scientists, Volume 80, 2024. https://thebulletin.org/premium/2024-03/russian-nuclear-weapons-2024/. Par ailleurs, toutes les divisions des forces d’ICBM mobiles sont équipées d’une unité de guerre électronique Roger N. McDermott, « Russia's Electronic Warfare Capabilities to 2025, Challenging NATO in the Electromagnetic Spectrum », ICDS, septembre 2017. https://icds.ee/wp-content/uploads/2018/ICDS_Report_Russias_Electronic_… . Au sol, les unités en charge des missiles essaient d’utiliser le terrain pour dissimuler leurs véhicules, avec notamment des filets de camouflage adaptés à la végétation ou à la neigeMatt Korda, « A Rare Look inside A Russian ICBM Base, Federation of American Scientists, 19 novembre 2019. https://fas.org/publication/a-rare-look-inside-a-russian-icbm-base/. À intervalle régulier, la Russie annonce accomplir des exercices de manœuvres de ses brigades de Yars, avec en particulier pour objectif une dispersion sur une distance d’environ 100 km, en terrain boisé, et des changements de position de tirs en situation de camouflage« Russia practises manoeuvres with Yars intercontinental ballistic missiles in Volga region », Reuters, 6 février 2025. https://www.reuters.com/world/europe/russia-practises-manoeuvres-with-y….
La Chine, de son côté, aurait une centaine de TEL pouvant emporter des IRBM ou ICBM mobiles. Ces missiles sont répartis sur une large partie du territoire chinois. La Chine détient des capacités antisatellites développéesAntoine Bondaz et Simon Berthault, « Le spatial de défense chinois : aspects doctrinaux, organisationnels et capacitaires », Vortex, n°5, juin 2023. https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/…. Par ailleurs, elle dispose d’un réseau de tunnels qui est sans doute construit dans l’optique de protéger sa force de missiles, y compris mobiles. Les missiles peuvent être déplacés à l’intérieur de ces infrastructures protégées, difficilement détectables et dispersées sur le territoireHui. Zhang, « The Defensive Nature of China’s “Underground Great Wall” », The Bulletin of the Atomic Scientists, 16 janvier 2012.https://thebulletin.org/2012/01/the-defensive-nature-of-chinas-undergro…. Certains de ces tunnels ont été étudiés en source ouverte grâce à des images satellitesHans Kristensen, « China’s Expanding Missile Training Area: More Silos, Tunnels, and Support Facilities », FAS Strategic Security Blog, 24 février 2021. https://fas.org/publication/plarf-jilantai-expansion/. Une analyse approfondie des capacités satellitaires américaines a montré que par des adaptations simples, la Chine pourrait réussir à éluder efficacement l’observation américaine, notamment grâce à ses DF‑31 plus mobiles : en faisant circuler ses TEL sur des routes abritées (relief, végétation, constructions), en s’insérant dans la circulation, en adoptant un revêtement lisse difficile à détecter par les radars. Des entraînements de manœuvre en temps de paix, utilisant des TEL véritables mais aussi des leurres, pourraient suffire à tromper les capteurs américainsLi Bin, « Tracking Chinese Strategic Mobile Missiles », Science and Global Security, vol. 15, n°1, 2007. https://scienceandglobalsecurity.org/archive/sgs15libin.pdf.
Les missiles mobiles peuvent sembler relativement vulnérables de par leur absence de durcissement (contrairement aux silos) ou leur incapacité à se diluer complètement, que l’on observe dans le milieu marin. Néanmoins, lorsque les forces de missiles sont importantes, il est difficile pour un adversaire d’obtenir la certitude de pouvoir les repérer tous et les détruire tous avant qu’ils ne soient prêts à tirer. Les limites encore réelles des systèmes d’observation spatiales, tout comme les contremesures pouvant être adoptées par les pays qui déploient des missiles mobiles, rendent a priori incertaine une stratégie basée sur ces frappes de contre-force, sauf potentiellement dans le cas d’arsenaux très limités comme celui de la Corée du Nord.


Missiles mobiles : quelle vulnérabilité ?
Bulletin n°128, février 2025