Officialisation de la nouvelle doctrine nucléaire russe
Observatoire de la dissuasion n°125
Isabelle Facon,
décembre 2024
Comme indiqué dans le numéro d’octobre 2024, la modification de la doctrine russe s’inscrit dans une dynamique double de temps court et longIsabelle Facon, « Poutine et la doctrine nucléaire : enjeux tactiques et stratégiques », Bulletin de l’Observatoire de la dissuasion, n° 124, octobre 2024.. Concernant le temps court : la signature de l’oukase présidentiel approuvant la nouvelle version de la doctrine nucléaire intervient immédiatement après l’autorisation donnée par les Etats-Unis à l’Ukraine d’utiliser les missiles MGM-140 ATACMS sur le territoire russe. Si la Russie pourrait ne pas considérer cette décision comme un tournant stratégique (combien de missiles ? nature des sites ciblés ?), elle peut en revanche craindre qu’elle puisse augurer d’une escalade plus sérieuse et plus massive à venir dans une situation qui apparaît comme une transition complexe. Le nouveau texte de doctrine ajoute, comme l’avait annoncé le président Poutine en septembreIdem., une attaque « massive » par des moyens aérospatiaux de tous types contre le territoire de la Russie à la liste des « conditions déterminant la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire » (point 19). Il y a donc naturellement une correspondance entre les deux événements.
Sur le temps long, depuis 18 mois environ, des discussions sont en cours en Russie sur la question de savoir si la guerre en Ukraine a affecté la crédibilité de la dissuasion russe. Ce débat a commencé en juin 2023, avec grosso modo deux « écoles » qui, tout en préconisant des réponses différentes, convergent sur le sentiment que cette crédibilité a pu être compromise par le conflit. D’un côté, les voix les plus « raisonnables » déplorent qu’à trop laisser se déployer le « bruit nucléaire » (déclarations et menaces à l’emporte-pièce de certaines figures éloignées de la prise de décision sur les questions de défense mais médiatiques) et qu’à trop user du signalement nucléaire, les autorités russes ont contribué à affaiblir la portée de la dissuasion nucléaire. Dans ce camp, les spécialistes jugent que modifier la doctrine ne s’impose pas puisqu’elle a été adoptée en 2020, alors que les relations russo-occidentales étaient déjà profondément dégradées. À l’opposé du spectre, des voix moins « posées » constatent que les Occidentaux ont franchi progressivement différents caps dans leur aide militaire à l’Ukraine et entendent toujours faire subir une défaite stratégique à Moscou. Jugeant que cela montre que la dissuasion n’a pas fonctionné, ces experts conseillent de « dégriser » les Occidentaux, de les remettre face à la peur du nucléaire, qu’ils auraient perdue. Dans ce cadre, une option préconisée (parmi d’autres, dont certaines extrêmes) est de modifier, pour la durcir, la doctrine nucléaire.
Semblant rallié plutôt à la première école, Vladimir Poutine a cependant changé de point de vue, estimant au printemps 2024 que la doctrine est un « instrument vivant » qui peut évoluer en fonction des circonstances (la Russie avait dans la même période décidé de tenir des exercices de ses forces nucléaires non stratégiques, confirmant la perception côté russe du besoin d’un signalement plus vigoureux).
Parmi les points qui ont attiré l’attention dans le nouveau document de doctrine figure la formule, elle aussi pré-annoncée par Poutine en septembre, selon laquelle une attaque par un État non doté de l'arme nucléaire bénéficiant de la participation ou du soutien d’une puissance dotée sera considérée à Moscou comme une « attaque conjointe » (point 11). Cela reprend la position russe sur les garanties négatives vis-à-vis des États non dotés formulée en 1995 : la Russie avait indiqué que ces garanties ne s’appliqueraient pas dans le cas d’une invasion ou d’une attaque contre son territoire ou ses forces armées conduite par un État non nucléaire associé ou allié à un État nucléaire. Néanmoins, ce point ne figurait pas explicitement dans les précédentes doctrines militaire et nucléaire et, dans le contexte actuel, il prend forcément un relief particulier.
La nouvelle doctrine est utilisée par le Kremlin comme à la fois un outil dans la gestion du conflit en Ukraine, enjeu immédiat, et une démarche visant à « calibrer » les termes de son rapport de forces avec l’OTAN, qui s’inscrit dans le plus long terme. La modification de la doctrine nucléaire est une manière de poser le cadre stratégique des relations avec les pays occidentaux pour les prochaines annéesCeux-ci sont très présents dans la liste, au point 15, des dangers militaires susceptibles d’évoluer en menaces militaires pour la neutralisation desquelles s’exerce la dissuasion nucléaire. . Moscou va devoir reconstituer son potentiel conventionnel face à une OTAN qui s’est élargie (Finlande et Suède) et a renforcé son dispositif militaire dans les zones de contact avec la Russie. Cette situation laissait présager une revalorisation des armes nucléaires dans la politique de défense russe, avec un abaissement du seuil d’emploi à la clef. Plusieurs éléments peuvent être mentionnés à cet égard.
L’un d’entre eux concerne l’ajout, dans la section sur les éléments pouvant déboucher sur la décision de recourir au nucléaire (point 19), des attaques « massives » réalisés par tous types de moyens aérospatiaux (non seulement missiles balistiques, mais également aéronefs de l'aviation stratégique et tactique, missiles de croisière, drones, moyens hypersoniques, etc.). Cette mention renvoie aux craintes russes déjà anciennes face au risque de frappes aérospatiales saturantes qui dépasseraient complètement les défenses antimissiles et antiaériennes russes et mettraient en cause le fonctionnement des forces nucléaires stratégiques, voire décapiteraient les centres de décision politique. Cette inquiétude est renforcée aujourd’hui par certains enseignements de la guerre en Ukraine et des évolutions technologiques récentesÀ noter une autre modification dans cette section : l’emploi par l’adversaire d’armes de destruction massive contre des formations militaires et (ou) des installations russes déployées hors des frontières de son territoire..
Par ailleurs, la précédente version, datant de 2020, indiquait que le nucléaire pouvait être employé en cas d'attaques conventionnelles susceptibles de mettre en cause « l'existence même de l'État russe ». Désormais, la formule retenue porte sur une agression conventionnelle contre la Russie et le Belarus (« comme parties de l’Etat d’union » russo-bélarusse) représentant une « menace critique à leur souveraineté et (ou) leur intégrité territoriale ». Cette formulation a été perçue comme plus « permissive », plus « lâche » que celle du texte de 2020. Cela dit, quand la Russie a envahi l’Ukraine en 2022, la notion de « menace à l'existence même de l'État » russe ne semblait plus si « rassurante », les experts se demandant ce qu’y mettaient les autorités russes, si elles n’y associaient pas aussi la survie du régime, etc. En tout état de cause, ce nouvel énoncé a clairement vocation à entretenir l’ambiguïté sur le seuil d’emploi et les lignes rouges de Moscou.
La mention de la dissuasion nucléaire russe protégeant le Belarus quel que soit le type d’attaque (au moyen d’armes conventionnelles ou d’armes de destruction massive) est intéressante. Dans la précédente doctrine, il était question de protéger les alliés de la Russie mais uniquement en cas d'attaques au moyen d’armes de destruction massive ; et les alliés n’étaient pas mentionnés nommément. Ce changement entérine le fait qu'aujourd'hui, le Belarus, frontalier de plusieurs pays membres de l'Alliance atlantique, est de facto intégré dans le dispositif stratégique et de défense de la Russie à l’ouest, et rappelle le nouveau partage nucléaire décidé en 2023 avec le déploiement annoncé d'armes nucléaires russes sur le territoire bélarusse.
La nouvelle doctrine dit aussi qu’une agression contre la Russie et/ou ses alliés par un membre d'une coalition (bloc, alliance) militaire serait considérée comme une agression de ce bloc tout entier contre la Russie (point 10). Cet élément est nouveau, et l’on peut se demander s’il porte uniquement sur l'OTAN, qui est au cœur des préoccupations de sécurité russes, ou s’il peut aussi s’adresser à d'autres « blocs », notamment les alliances américaines dans la zone Asie-Pacifique qui inquiètent la Russie, même si semble-t-il dans une moindre mesure que la confrontation sur le théâtre européen.
Enfin, la nouvelle doctrine, en omettant de mentionner la maîtrise des armements, est révélatrice de l’état d’esprit des Russes en la matière. L’architecture d’accords de maîtrise des armements s’était largement délitée avant l’invasion de 2022, en grande partie sous la pression des désaccords russo-occidentaux. La Russie semblait toutefois y rester intéressée. Aujourd’hui, Moscou a décidé de ne plus compartimenter les choses : alors que les Etats-Unis ont proposé de relancer le dialogue sur la stabilité stratégique, Moscou estime que les conditions ne sont pas réunies compte tenu des choix de Washington en Ukraine. C’est ce dont elle a argué en suspendant, en 2023, l'application du traité New Start et en « dé-ratifiant », quelques mois plus tard, le traité d'interdiction complète des essais nucléaires. L’absence d’une architecture solide de maîtrise des armements peut être l’occasion pour Moscou de renforcer sa main dans le rapport de force avec l'OTAN, notamment en mettant sur la table de nouveaux systèmes, comme le missile Orechnik, tiré sur l'Ukraine le 21 novembre 2024.
Ce tir est intervenu deux jours après l’adoption de la nouvelle doctrine. Le président Poutine a indiqué en le commentant que le Kremlin s'estime « en droit » de frapper des sites militaires des pays qui autorisent l'utilisation de leurs armes contre des installations russesDéclaration du 21 novembre 2024, Kremlin, Moscou.. Certes, ce tir a été prénotifié aux Etats-Unis. Il constitue cependant un pas supplémentaire dans l’escalade et une manifestation de volonté dans le bras de fer en cours en Ukraine, mais également une démonstration de capacité dans un contexte où les outils de maîtrise des armements ne sont plus opérants. Il s’agit pour Moscou d’essayer de peser dans les calculs stratégiques des pays occidentaux à court et moyen termes, et sans doute de se doter de capacités pouvant servir de monnaies d’échange ou de cartes de négociation en cas d’ouverture de nouvelles discussions bilatérales ou multilatérales sur la maîtrise des armements.