L’orthodoxie nucléaire russe : à propos d’un livre de Dmitry Adamsky
Observatoire de la dissuasion n°67
Bruno Tertrais,
août 2019
L’ouvrage de Dmitry Adamsky Russian Nuclear Orthodoxy. Religion, Politics, and Strategy (Stanford : Stanford University Press, 2019) fera date à un double égard : d’une part, en ce qu’il est sans doute l’un des rares ouvrages de stratégie nucléaire de l’après-Guerre froide qui soit de nature à renouveler le genre ; d’autre part, du fait de l’importance politique et stratégique potentielle de ses conclusions. De facture universitaire, et de ce fait assez aride, il n’en reste pas moins facilement lisible et accessible à tous du fait de sa structure claire et de son absence de jargon théorique.
La thèse de Dmitry Adamsky est que la religion orthodoxe et la politique nucléaire ont fusionné en Russie, ce qui peut avoir des conséquences programmatiques, humaines, et militaires.
Cette fusion s’est déroulée, selon Adamsky, en trois temps : dans les années 1990, le développement d’une demande de religiosité dans le complexe nucléaire ; dans les années 2000, la « conversion » de ce dernier appuyée par les autorités politiques, désireuses de reconstruire un récit nationalArzamas-16 aurait ainsi capitalisé sur le fait que la ville, dont on connaît l’importance dans le programme nucléaire du pays, est aussi le lieu de décès de Saint Séraphin, et l’Église aurait encouragé cette confusion des mythes fondateurs. ; dans les années 2010, une « opérationnalisation » de ces développements.
Au point que l’espace nucléaire russe – des industries aux unités militaires – serait désormais « saturé » par la religion : multiplication des rituels (bénédictions, invocations, affectation de saints patrons…), importance croissante des religieux dans les unités, construction d’églises dans les bases, établissement de temples dans les sous-marins, références au sacré dans le discours politico-militaire.
Adamsky suggère que le religieux a presque naturellement pris la place qui était précédemment dévolue au communisme, tant dans ses figures symboliques (saints patrons…) que dans sa dimension de contrôle politique (en 2018, les responsables diocésains ont pris leur place dans la nouvelle Direction politique des armées, qui rappelle le GlavPUR soviétique). Selon lui, si ce retour du religieux se manifeste dans tout le complexe militaire russe, il serait particulièrement vigoureux dans le secteur nucléaire du fait d’un investissement délibéré de l’Église dans ce domaine particulier.
Ainsi, « le clergé est devenu partie intégrante de l’armée, en premier lieu au sein de la triade nucléaire, où les prêtres ont pénétré tous les niveaux de commandement, y ont favorisé le patriotisme et le moral, et ont assumé certaines responsabilités dans les programmes visant à vérifier la fiabilité des personnels. Au sein des corps d’armée, le clergé est désormais présent aux échelons tactiques-opérationnels les plus bas ; les aumôniers nucléaires sont parfois présents à proximité immédiate des armes, ont participé à des exercices et à des missions opérationnelles, et sont devenus responsables de l’état moral et psychologique des personnels nucléaires dans le cours normal des opérations ».Pp. 230-231.
Les conséquences, selon Adamsky, de ce remarquable développement peuvent être résumées de la manière suivante :
- Pour l’heure, il n’a pas eu de conséquences concrètes en termes de ressources budgétaires ; en revanche, il pourrait jouer un rôle positif – en faveur des forces nucléaires – en cas d’arbitrages difficiles.
- D’ores et déjà, il contribue à garantir une certaine qualité de la ressource humaine dans le domaine nucléaire, et semble jouer un rôle, dans les faits, dans l’avancement et la promotion des personnels.
- La profondeur de la pénétration du religieux dans le secteur nucléaire garantit la pérennité de la situation créée au-delà de Vladimir Poutine.
- Il n’existe pas, ou pas encore, de « théologie nucléaire orthodoxe » particulière, et il semble vain à ce stade de chercher des conséquences doctrinales particulières de l’évolution décrite.
- En revanche, il serait d’ores et déjà de nature à :
- Garantir la fiabilité de la chaîne de commandement, y compris en temps de crise – sauf en cas de désaccord de nature éthique.
- Légitimer les discours maximalistes sur le nucléaire militaire en général.A l’image de l’intervention de M. Poutine lui-même en octobre 2018 (voir Isabelle Facon et Bruno Tertrais, « La Russie et l’emploi des armes nucléaires : le sens des propos de Vladimir Poutine lors de Valdaï-2018 », Note de la FRS n° 21/ 2018, 5 novembre 2018.
- Contribuer à accélérer une éventuelle escalade ou à prolonger un conflit.A cet égard, « la légitimation par le clergé d’un discours politique belliqueux peut prolonger un conflit et, potentiellement, contribuer à son intensification en garantissant la stabilité du soutien de l’opinion publique » (p. 241). L’auteur reste toutefois prudent et ne suggère pas que la place prise par la spiritualité dans les forces nucléaires serait nécessairement un facteur d’escalade – l’effet contraire pourrait aussi, selon lui, exister.
Adamsky suggère qu’une bonne connaissance des calendriers religieux et politico-religieux (par ex. fête de tel ou tel saint vénéré dans les forces nucléaires…) pourrait être utile dans la prévision des actions russes relevant de la dissuasion nucléaire.
Si la thèse d’Adamsky, solidement argumentée, se révèle exacte, on peut se demander s’il n’y a pas un risque de découplage croissant entre le discours doctrinal russe – qui se veut rassurant, « responsable », et ne montre guère d’appétence pour l’emploi précoce de l’arme nucléaire – et les conceptions plus passionnelles qui auraient désormais cours au sein des forces armées.
On remarquera par ailleurs que certains responsables orthodoxes se disent mal à l’aise vis-à-vis de la place prise par la religion dans les affaires nucléaires. Ainsi, une commission religieuse aurait – postérieurement à la parution du livre – proposé de nouvelles règles relatives à la bénédiction des moyens militaires, et un haut responsable du Patriarcat de Moscou s’est prononcé, à cette occasion, contre la bénédiction des « armes de destruction massive ».« Russian Church Seeks to Ban Blessings of Weapons of Mass Destruction », The Moscow Times, 24 juin 2019. Selon Dimtry Adamsky, il est possible que ce soit un effet… de la publication de son livre.Echange avec l’auteur, juillet 2019.