Que s’est-il passé à Nyonoksa ?
Observatoire de la dissuasion n°67
Emmanuelle Maitre,
août 2019
Le 8 août 2019, un accident mortel survient aux alentours du site de tir de missiles de Nyonoksa, près de la ville de Severodvinsk, dans l’oblast d'Arkhangelsk. Suite à la publication d’informations sur la diffusion de substances radioactives liée à cet accident, plusieurs hypothèses sont publiées sur sa nature.
Les données officielles sur l’accident sont peu nombreuses et parfois contradictoires. Vers 6h du matin, une explosion aurait eu lieu, sur une plate-forme off-shore, près du site de Nyonoksa. Le ministère de la Défense a initialement indiqué que deux personnels étaient décédés et sept autres blessés suite à l’explosion d’un moteur à combustible liquide.
Parallèlement, la ville de Severodvinsk a fait état sur son site internet d’une augmentation temporaire de la radioactivité mesurée, avec un niveau de radiation ayant atteint 2,0 µSv/h pendant trente minutes (soit trois fois plus que la limite réglementaire). L’agence météorologique Roshydromet a confirmé avoir enregistré des niveaux de radiation bien supérieurs aux niveaux naturels.
Dans ce contexte, plusieurs analyses ont été proposées pour expliquer les causes de l’accident.
Rapidement, l’équipe de Jeffrey Lewis, du CNS Center à Monterey, a mis en avant la piste d’un tir raté du missile Burevestnik, ou d’une version dérivée de celui-ci. Ce missile de croisière, connu sous le nom de SSC‑X‑9 ou Skyfall aux États-Unis, a la particularité d’être doté d’un système de propulsion utilisant l’énergie nucléaire. Il fait partie des systèmes exotiques annoncés par Vladimir Poutine lors de son discours du 1er mars 2018.
Plusieurs arguments sont avancés par Jeffrey Lewis pour soutenir cette hypothèse qu’il estime la plus crédible sans toutefois s’engager avec certitude. Tout d’abord, l’analyse de photos satellites a permis à son équipe d’identifier aux abords des lieux de l’accident des modules précédemment identifiés comme liés aux essais du Burevestnik. L’équipe du CNS avait notamment repéré ces équipements dans l’archipel de Novaya Zemlya lors d’une première campagne d’essais sur le système, réalisée à l’été 2018.
Leur deuxième argument est lié à la présence en amont de l’accident du navire Serebryanka, spécialisé dans le transport de matériaux radioactifs, et dont la présence dans la zone d’interdiction pourrait signaler la volonté de récupérer le système de propulsion nucléaire après un tir du Burevestnik. Là-encore le Serebryanka avait déjà été impliqué, selon leurs observations, dans des essais de ce missile.
Au vu des informations publiées, Jeffrey Lewis estime que l’accident a probablement concerné un essai statique du moteur, sur une barge et non pas sur le site construit à cet effet. La théorie du Burevestnik ou d’un de ses dérivés a été jugée relativement solide par d’autres spécialistes, tels qu’Ankit Panda
Cette version est a priori corroborée par les services de renseignement américains, et a été reprise officiellement par Donald Trump sur son compte Twitter.
D’autres spécialistes l’ont trouvée moins plausible, comme Pavel Podvig, qui a noté l’étrangeté d’associer un combustible liquide à un réacteur nucléaire, le fait que l’explosion soit intervenue sur une barge off-shore et seulement après l’essai selon Rosatom, et le fait que le site d’essai soit très proche de zones peuplées, un choix difficilement compréhensible pour entreprendre des essais d’un système aussi peu sûr que le Burevestnik.
Pavel Luzin l’a rejetée en estimant qu’il était impossible d’utiliser une propulsion nucléaire pour un missile et que l’accident avait sans doute été causé par une expérimentation sur un petit réacteur à vocation spatiale, similaire au Kilopower de la NASA, ou sur un Générateur thermoélectrique à radio-isotope (RTG).
Cette thèse est également privilégiée par Michael Kofman, chercheur à CNA et au Wilson Center. Selon lui, la proximité des ingénieurs avec l’engin ayant explosé sur la plate-forme infirme l’hypothèse d’un essai de moteur à propulsion nucléaire. En effet, il aurait été beaucoup trop dangereux d’assister d’aussi près à ce type d’expérimentation. La présence de combustible liquide serait également contradictoire avec la thèse du missile de croisière, qui favoriserait le combustible solide. L’alternative présentée fait également référence à un RTG, un système utilisant des matières radioactives et parfois employé pour augmenter la température d’un combustible et permettre sa mise en route. Un tel engin pourrait notamment être utilisé par une arme de type SLBM, ou par le Tsirkon. Un tel RTG pourrait également être développé pour un engin spatial. Alternativement, Michael Kofman estime que le système développé pourrait être un nouveau petit réacteur nucléaire à diverses fins militaires. Ces applications resteraient inconnues à ce jour, mais cette hypothèse est pour lui plus plausible que la thèse du missile de croisière.
La thèse d’un petit réacteur nucléaire devant alimenter le Poséidon, le drone sous-marin développé par la Marine russe, a été évoquée mais a reçu plus de scepticisme.
Ingénieure de formation, Cheryl Rofer estime que les deux théories sont possibles. Si les traces d’iode radioactive, détectée par la Norvège, pouvaient être attribuées à l’accident, elles pourraient conforter la thèse du missile de croisière à propulsion nucléaire.
Rien ne permet cependant de le faire avec certitude à ce jour. L’accident de Nyonoksa pourrait donc continuer d’alimenter les débats…