Poutine et la doctrine nucléaire : enjeux tactiques et stratégiques

Le 25 septembre 2024, le président Poutine, lors de la conférence permanente du Conseil de sécurité consacrée à la dissuasion nucléaireRéunion de la Conférence permanente du Conseil de sécurité sur la dissuasion nucléaire, Kremlin, 25 septembre 2024., a pour la première fois évoqué certaines des modifications qui devraient être apportées au document de stratégie nucléaire de la Russie – les « Fondements de la politique d’État dans le domaine de la dissuasion nucléaire », adoptés en juin 2020. Alors qu’un actif débat sur la question de savoir si la dissuasion nucléaire avait fonctionné dans le contexte de la guerre en Ukraine avait été lancé en juin 2023 par un article provocateur de Sergueï KaraganovIsabelle Facon, « Karaganov et les autres : le débat nucléaire russe de l’été 2023 », Observatoire de la dissuasion, FRS, n° 111, été 2023., le chef de l’État russe avait jugé inutile de changer la doctrine existante – doctrine à laquelle il s’est d’ailleurs fréquemment référé pour « situer » le rôle des armes nucléaires dans le conflit en Ukraine, rôle inexistant selon luiC’est ce qu’il a dit notamment dans une interview télévisée en mars 2024, en affirmant qu’il n’y avait jamais eu nécessité d’envisager le recours aux armes nucléaires tactiques dans le cours de l’« opération spéciale » en Ukraine (« Putin zaâvil, čto Rossiâ tehničeski gotova k âdernoj vojne » [Poutine déclare que la Russie est techniquement prête à la guerre nucléaire], RBC, 13 mars 2024). tant que ne s’y engagent pas directement les pays de l’OTAN.

Cependant, en juin 2024, il change son fusil d’épaule, évoquant la doctrine nucléaire comme un « instrument vivant » auquel peuvent être apportés des changements en cas de nécessité« Putin ne isklûčil izmeneniâ âdernoj doktriny Rossii » [Poutine n’exclut pas que la doctrine nucléaire change], RBK, 7 juin 2024.. La révision de la doctrine prendra en compte l’expérience des conflits récents, y compris, disent les officiels russes, « cela va de soi, tout ce qui touche à la ligne escalatoire de nos adversaires occidentaux vis-à-vis de l’opération militaire spéciale »« Râbkov: RF izmenit âdernuû doktrinu na osnove analiza dejstvij Zapada v svâzi s SVO » [Riabkov : la Fédération de Russie changera la doctrine nucléaire sur la base d’une analyse des agissements de l’Occident vis-à-vis de l’opération militaire spéciale], Tass, 1er septembre 2024.. Nous proposons ici quelques éléments de réflexion sur les « annonces nucléaires » de Vladimir Poutine et l’interprétation qu’il est possible d’en faire en l’attente de la publication du document révisé.

Une question de timing…

D’une certaine manière, on pouvait presque s’attendre à ce que le chef de l’État russe s’exprime sur le nucléaire d’une façon ou d’une autre. En effet, chaque moment du conflit en Ukraine considéré comme un possible tournant par Moscou s’est accompagné d’un signalement relatif au statut nucléaire de la Russie. Or, la dernière semaine de septembre 2024 était celle de la présentation à Washington par le président Zelenski de son « plan pour la victoire », sur fond d’Assemblée générale de l’ONU (22-27 septembre), plan demandant, entre autres, l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN (occupant depuis le 6 août des positions dans l’oblast russe de Koursk) et l’autorisation de réaliser des frappes dans la profondeur du territoire russe au moyen des armes à longue portée fournies par les pays occidentaux.

Dans ce cadre, deux des points de la future doctrine soulignés par Vladimir Poutine peuvent apparaître comme un signal aux pays occidentaux sur le danger attaché à l’éventuelle décision d’accéder à la demande de Kyiv d’utiliser leurs armes pour frapper des cibles en territoire russe. Ainsi, indique le président russe, parmi les conditions susceptibles de justifier le recours par la Russie à l’arme nucléaire figurera l’obtention d’informations fiables non seulement, comme dans le texte de 2020, sur le lancement de missiles balistiques contre la Russie, mais aussi sur le lancement massif de moyens d’attaque aérospatiale et sur leur franchissement de la frontière russePoutine précise de quels moyens il parle : appareils des aviations stratégique et tactique, missiles de croisière, drones, moyens hypersoniques, etc.. De plus, une agression contre la Russie conduite par un État non doté de l’arme nucléaire mais engageant la participation ou le soutien d’un État doté sera, dit-il, considérée comme une « attaque conjointe » de ces États. Cette dernière mention, si elle a probablement pour objet de peser sur la réaction des pays occidentaux au plan du président ukrainien, n’apporte cependant rien de véritablement nouveau quant à la position russe sur les garanties négatives vis-à-vis des États non dotés. En effet, en 1995, la Russie avait affirmé que ces garanties ne s’appliqueraient pas dans le cas d’une invasion ou d’une attaque contre son territoire ou ses forces armées conduite par un État non nucléaire associé ou allié à un État nucléaireVoir « Nuclear Declaratory Policy and Negative Security Assurances », Arms Control Association, mars 2022.. Ainsi, la notion d’« attaque conjointe » vise sans doute à signifier aux pays occidentaux qu’accéder à la demande de Kyiv « changerait significativement la nature même du conflit » en Ukraine en les mettant en situation de guerre avec la Russie, comme l’avait souligné le président Poutine quelques jours plus tôtAFP, « Putin Warns West Risks ‘War’ if It Backs Ukraine Long-Range Strikes », The Moscow Times, 12 septembre 2024..

Au-delà du contexte international, le Kremlin répond peut-être à une pression interne, l’actif débat sur le nucléaire montrant que pour certains, la dissuasion n’a pas fonctionné puisque l’aide occidentale n’a pas cessé d’évoluer qualitativement depuis 2022. Or, on l’observe depuis le début du conflit, le Kremlin se sent obligé de donner régulièrement des gages de fermeté aux forces estimant insuffisamment robuste sa conduite de la guerre en Ukraine afin de canaliser leur mécontentement. Pourtant, dans les faits, les hauts responsables russes ont longtemps semblé moins inquiets que ces acteurs, en constatant que la sanctuarisation agressive de leurs opérations militaires en Ukraine n’a pas été sans effet, influençant le calibrage par les pays occidentaux des formes de leur aide à l’Ukraine, déterminées en fonction du risque d’escalade.

Cependant, en 2024, on relève à ce sujet une inflexion dans la vision des dirigeants russes, qui ont commencé l’année en misant sur une évolution favorable du conflit grâce à une conjonction entre l’attrition capacitaire des forces ukrainiennes et l’érosion de la volonté des pays occidentaux de les soutenir. Or, certains pays de l’OTAN évoquent alors la possibilité de déployer en Ukraine des troupes au sol, d’autres envisagent de donner l’autorisation à l’Ukraine d’utiliser les armes qu’ils lui ont livrées sur des cibles en Russie, le blocage au Congrès sur l’aide à Kyiv est finalement dépassé, tandis qu’au même moment, les officiels ukrainiens multiplient les propos sur la futilité de céder au « bluff » russe sur le risque d’escalade nucléaire. C’est entre autres ce qui a amené Moscou à organiser des exercices des forces nucléaires non stratégiques au printemps 2024, en les rattachant directement à ces initiatives occidentales, et, sans doute, à se décider sur une modification de la doctrine nucléaire.

Cette dernière intègrera, selon les dires de Vladimir Poutine le 25 septembre, un autre nouvel élément de la posture nucléaire russe, à savoir le partage nucléaire avec le Bélarus, décidé en 2023 et qui a déjà pris des formes concrètes (livraison des Iskander‑M, adaptation des Su‑25 bélarusses à l’usage nucléaire et formation des pilotes, préparation de sites de stockage d’armes nucléaires en territoire bélarusse, révision de la doctrine militaire bélarusse…On peut rappeler ici que les forces bélarusses ont participé aux exercices des forces nucléaires non stratégiques russes. Voir aussi « Armes nucléaires au Bélarus : quels enjeux ? » ci-après.). Ainsi, Vladimir Poutine pointe la possibilité d’un recours à l’arme nucléaire en cas d’agression conventionnelle représentant une « menace critique à la souveraineté » de la Russie et du Bélarus comme partie de l’État d’union que les deux pays forment (jusqu’ici, les documents stratégiques russes ne prévoient le partage du parapluie nucléaire avec les alliés de la Russie qu’en cas d’attaque au moyen d’armes de destruction massive).

… mais pas que : poser le décor de la confrontation militaire et stratégique à venir avec l’OTAN

Le bien-fondé de mobiliser la modification d’un document aussi stratégique qu’une doctrine nucléaire à des fins de signalement, signalement qui perd de sa force à mesure qu’il se systématise, pose question en soi. Néanmoins, la nouvelle doctrine aura aussi la fonction stratégique d’encadrer le rapport de forces de la Russie avec l’OTAN et ses États membres, au-delà du conflit en Ukraine. Dans cette perspective, les forces nucléaires constitueront un élément central pour la Russie, compte tenu à la fois des éléments de renforcement de l’Alliance atlantique dans les zones de contact avec elle et de l’érosion de ses forces conventionnelles consécutive à la guerre. Dans son propos du 25 septembre, le chef de l’État russe prend d’ailleurs le soin de réitérer que la triade nucléaire demeure la « garantie essentielle de la sauvegarde de la sécurité » de la Russie et « un instrument permettant le maintien de la parité stratégique et de l’équilibre des forces dans le monde ». C’est aussi l’une des motivations du partage nucléaire avec le Bélarus, frontalier de plusieurs États membres de l’OTAN, même si les conditions n’en sont pas encore clairement dessinées – et la formule qu’utilise Poutine à ce sujet vise à pointer l’intégration militaire et sécuritaire de plus en plus forte entre les deux pays.

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur le recours au terme « massif » utilisé par Poutine pour caractériser les frappes de moyens aériens et balistiques susceptibles de susciter une décision d’emploi de l’arme nucléaire. Car même autorisées, des frappes ukrainiennes au moyen d’armes occidentales ou nationales pourront-elles jamais être « massives » ? Cette mention renvoie probablement aussi à une préoccupation enracinée de longue date chez les militaires russes quant au risque de frappes aérospatiales capables de saturer les défenses russes et d’anéantir des infrastructures critiques, dont celles relevant de la force de dissuasion nucléaire, ou de décapiter le gouvernement russe. Dans ce contexte, l’annonce du déploiement en Allemagne de missiles américains et d’autres décisions capacitaires de pays membres de l’OTAN sont certainement un élément de l’équationXiaodon Liang, « U.S. to Deploy Intermediate-Range Missiles in Germany », Arms Control Association, septembre 2024., de même que la signature d’accords de sécurité et de coopération militaire entre plusieurs pays occidentaux et l’Ukraine. Il se trouve que l’on a peut-être déjà, par défaut, une idée de ce que recouvre la notion de « massif » – les forces ukrainiennes ont en effet déjà procédé à des frappes sur le territoire de la Russie, y compris sur des sites relevant de son système de dissuasion nucléaire... Les autorités russes cherchent ainsi peut-être à infirmer l’idée selon laquelle elles auraient, dans le conflit en Ukraine, laissé franchir sans réaction toutes leurs lignes rouges.

Les modifications annoncées traduisent en tout cas la volonté des dirigeants russes de rehausser, s’il en est besoin, la crédibilité de la dissuasion nucléaire en formulant implicitement des limites qui s’adressent, semble-t-il, principalement aux pays occidentaux, États-Unis en tête, dans le but de restaurer une balance militaire et stratégique qu’ils voient durablement écornée par la guerre en Ukraine, quelle qu’en soit l’issue. Cela pourrait concerner également la zone Asie Pacifique, Poutine annonçant un « élargissement de la catégorie des États et alliances militaires vis-à-vis desquels s’exerce la dissuasion nucléaire » russe (AUKUS ? triangle sécuritaire renforcé États-Unis/Corée du Sud/Japon ?).

Vers un abaissement du seuil ?

Vladimir Poutine, le 25 septembre, a avancé que la nécessité de modifier la doctrine était dictée par l’abaissement du seuil d’emploi envisagé par les États-Unis (il avait pointé notamment, lors de sa visite au Vietnam en juin, le développement d’armes nucléaires à très faible énergie par les États-Unis« Putin dopustil vnesenie izmenenij v âdernuû doktrinu RF » [Poutine autorise des changements dans la doctrine nucléaire de la Fédération de Russie], Gazeta.ru, 20 juin 2024.). La Russie ayant volontiers recours à l’inversion accusatoire, on ne peut que s’interroger sur le possible abaissement du seuil qu’annoncent les propos de Poutine. Le choix de remplacer la notion de « menace à l’existence même de l’État russe » par celle de « menace critique à la souveraineté » pour justifier le possible recours au nucléaire en cas d’attaque conventionnelle (voir supra) vise sans doute à mobiliser les stratèges occidentaux sur la question de savoir si cette condition est plus « lâche » que la « menace existentielle » à l’État russe. Pour beaucoup d’entre eux, la formule marque un abaissement du seuil d’emploi. Dans les documents doctrinaux antérieurs à 2010, le recours à l’arme nucléaire était présenté comme possible quand une attaque conventionnelle se déroulait « dans des situations critiques pour la sécurité nationale de la Fédération de Russie ». La formule « en cas de menace à l’existence même de l’État », apparue ensuite dans les doctrines, avait été considérée comme l’expression d’un relèvement du seuil d’emploi. Mais l’invasion russe de février 2022 et l’inquiétude suscitée par les gesticulations nucléaires de Moscou montreront le caractère très spéculatif de ces notions à la fois absolues et vagues faute de définition. De plus, Poutine a à plusieurs reprises évoqué, en se référant à la doctrine de 2020, les atteintes à la souveraineté en même temps que les menaces à l’existence de l’État comme conditions pouvant justifier l’emploi de l’arme nucléaire« Putin zaâvil, čto Rossiâ tehničeski gotova k âdernoj vojne », op. cit..

En soi, l’élargissement de la liste des conditions susceptibles de justifier la décision d’emploi de l’arme nucléaire, qualifié par Poutine de « mesure extrême de défense de la souveraineté », n’emporte pas nécessairement un abaissement du seuil. Le président russe n’a pas repris à son compte les options les plus radicales évoquées par certains dans le contexte du débat sur l’évolution doctrinale. Cela ne signifie pas qu’elles n’apparaîtront pas dans le futur texte, ni que dans une situation critique, les dirigeants russes ne les envisageront pas. En tout état de cause, la nouvelle doctrine russe ne dissipera évidemment pas l’ambiguïté sur les conditions et les scénarios d’emploi des armes nucléaires, notamment les armes non stratégiques.

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Poutine et la doctrine nucléaire : enjeux tactiques et stratégiques

Isabelle Facon

Bulletin n°124, octobre 2024



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