Quelques interrogations récentes sur les forces stratégiques chinoises

Depuis son premier essai nucléaire en octobre 1964, la Chine est réputée maintenir une force nucléaire stratégique modeste destinée à remplir les objectifs d’une dissuasion limitée. Revendiquant une politique de non usage en premier ainsi qu’une capacité à imposer un certain risque de seconde frappe, la Chine fait souvent figure d’exception au sein des Etats dotés. De l’avis général des observateurs, qu’ils soient Indiens, Américains ou Européens, un tel statut est en cours de modification depuis plusieurs années aux plans qualitatif et quantitatif.

Le débat outre-Atlantique sur les forces nucléaires chinoises s’est enrichi cette année 2017 de plusieurs estimations issues de l’administration comme de la société civile. Plus ou moins affirmatives, ces estimations confirment toutes une évolution en cours du statut nucléaire du pays. L’interprétation qui en est faite est, sauf exception, prudente.

Présenté au mois de juin par Hans KristensenFederation of American Scientists, le rapport annuel 2017 du Pentagone sur les développements militaires et de sécurité chinois décrit une force nucléaire similaire à celle des années précédentes en termes d’actifs mais forte de nouveaux développements significatifs en coursHans M. Kristensen, «The Pentagon’s 2017 Report On Chinese Military Affairs », FAS, 8 June, 2017.

L’information la plus spectaculaire tient au développement d’un nouveau bombardier stratégique pour remplacer le vieillissant H6. Par ailleurs, deux nouveaux missiles sol-air (DF-26 et DF-41) sont en cours de développement mais non encore opérationnels. Egalement présentés comme nouveautés « en construction », de nouveaux bâtiments doivent venir compléter la composante maritime.

A ce jour, les forces aériennes chinoises n’ont pas de mission nucléaire, même si le pays est réputé détenir une capacité dormante en la matière. En revanche, le rapport affirme que la Chine « is developing a strategic bomber that officials expect to have a nuclear mission »Ibid.. Plusieurs sources sont mises à profit pour étayer cette affirmation qui reste, selon les analystes, une hypothèse à ce jour. La mise en œuvre d’une véritable triade stratégique pourrait voir le jour en Chine au milieu de la décennie 2020.

S’agissant des ICBM, le rapport 2017 évoque 75 à 100 missiles, estimation analogue à celle de l’année précédente, alors que le nombre de lanceurs continue à se situer entre 50 et 75, estimation stable depuis le début de la décennie.

S’agissant de la composante navale, la force est dite « survivable », sans que l’on sache s’il s’agit d’une capacité de survie théorique ou opérationnelle : en l’état actuel, l’on continue de s’interroger sur le caractère non détectable des quatre SNLE de classe JIN, comme du caractère opérationnel des SS-N-14 (JL-2) sur ces plateformesLes JIN sont équipés pour recevoir jusqu’à 12 SS-N-14 (JL-2) par plateforme..

Il n’y a pas de changement de stratégie et de doctrine selon les auteurs du rapport.

La publication du rapport annuel du département américain de la défense était accompagnée cette année de plusieurs travaux de la RAND sur l’évolution de la dissuasion nucléaire chinoiseVoir par exemple Eric Heginbotham, Michael S. Chase, Jacob Heim, Bonny Lin, Mark R. Cozad, Lyle J. Morris, Christopher P. Twomey, Forrest E. Morgan, Michael Nixon, Cristina L. Garafola, Samuel K. Berkowitz, Domestic Factors Could Accelerate the Evolution of China's Nuclear Posture, Research Brief, RAND, 20 April 2017, 4p. ; et pour une étude exhaustive sur le sujet : Eric Heginbotham, Michael S. Chase, Jacob Heim, Bonny Lin, Mark R. Cozad, Lyle J. Morris, Christopher P. Twomey, Forrest E. Morgan, Michael Nixon, Cristina L. Garafola, Samuel K. Berkowitz, China's Evolving Nuclear Deterrent - Major Drivers and Issues for the United States, RAND, 15 March 2017, 213p.. Ces analyses mettent prudemment en perspective les estimations officielles.

La Chine évoluerait d’une stratégie de dissuasion minimale vers une stratégie plus robuste de riposte assurée« assured retaliation » même si le vocable n’apparaît pas en tant que tel dans la littérature officielle, qui privilégie la notion de dissuasion nucléaire souple et efficace« lean and effective ».

Il semble peu probable, et il n’est en tout cas pas avéré à ce jour, que la politique chinoise change dans les années à venir au plan doctrinal. Au plan capacitaire en revanche, le pays se dirigerait vers l’acquisition de moyens lui permettant de mener une guerre nucléaire limitée.

Si le moteur principal de l’évolution de la politique nucléaire chinoise reste la relation stratégique avec les États-Unis, de nouveaux facteurs d’évolution se font jour. Ils relèvent notamment des dynamiques politiques internes au pays : l’implication de davantage d’acteurs bureaucratiques, en particulier au sein de l’armée ; l’augmentation de taille et de statut du secteur nucléaire au sein de l’APLArmée Populaire de Libération ; le manque de pare-feu organisationnel entre les forces conventionnelles et les forces nucléaires et une grande porosité entre les deux, les avancées considérables en matière conventionnelle étant susceptibles de gagner les forces nucléaires.

Ces facteurs se combinent pour mettre les forces nucléaires stratégiques chinoises dans la situation de pousser le pouvoir politique au développement des systèmes dans les années à venir : systèmes d’alerte avancée spatiale, bombardiers à long rayon d’action à capacité duale, amélioration de la précision des missiles, re-ciblage dynamique intégré, etc.

Par ailleurs, les stratèges nucléaires chinois s’accordent à penser que l’environnement nucléaire international est de plus en plus complexe et imprévisible, ce qui constitue un terreau fertile pour le développement des systèmes d’armes.

En définitive, la combinaison de ces facteurs est désormais de nature à défier les intérêts de sécurité américains dans la région Asie-Pacifique : le développement des capacités conventionnelles chinoises, la question de la crédibilité de sa politique de non usage en premier, comme la crédibilité des engagements de sécurité américains vont nourrir et probablement affecter la perception régionale de la Chine, des États-Unis, et de l’équilibre stratégique dans la région. Les dispositifs de dissuasion élargie auront besoin d’être clarifiés. L’on peut s’attendre à une demande de redéploiement américain d’armes nucléaires non stratégiques et à une augmentation de la rivalité voire de la conflictualité régionale à bas niveau d’intensité.

Dans ces conditions, un dialogue stratégique bilatéral américano-chinois est très souhaitable et encouragé de leurs vœux par les analystes de la RAND afin d’identifier les développements les plus à même de diminuer la stabilité régionale, d’accroitre les risques d’escalade et de compromettre les perspectives d’arms control.

En filigrane, les chercheurs de la RAND établissent que les dialogues stratégiques bilatéraux pourraient avantageusement faire reprendre la main aux décideurs politiques chinois les décisions et les processus en cours, qui leur échapperaient peu à peu au profit des militaires, eux-mêmes entrainés par une forme d’inertie des programmes en développement.

Dans un article publié le 22 novembre 2017 dans The DiplomatJames Johnson, « China’s Evolving Approach to Nuclear War-Fighting », The Diplomat, 22 November 2017, James Johnson, chercheur invité à l’Ecole d’histoire et de relations internationales de l’Université de Leicester, introduit un article à paraître prochainement dans The Non-Proliferation Review, qui reprend la plupart des conclusions de la RAND en dramatisant un peu leurs conséquences.

Selon l’auteur, un certain nombre de signes récents indiquent que les postures conventionnelle et nucléaire chinoises sont beaucoup plus intégrées, flexibles et dynamiques que la rhétorique officielle ne le suggère. Un mouvement vers une posture de guerre nucléaire limitée« limited nuclear war-fighting » se serait de facto installé au cours des dix dernières années.

James Johnson s’appuie sur la diversification croissante des moyens balistiques stratégiques, ainsi que sur un intérêt renouvelé pour les armes de théâtre et pour les systèmes de défense antimissile. Par ailleurs, les avancées militaro-technologiques récentes qui ont accru la précision, la vitesse, les portées, la manœuvrabilité et la capacité de survie des armes nucléaires chinoises ne sont selon lui plus en rapport avec les nécessités d’une seule dissuasion minimale.

De tels développements risquent désormais d’exacerber les dynamiques favorisant les dilemmes de sécurité avec les Etats-Unis. Il convient de noter que dans l’attente de l’article lui-même dans The Non-Proliferation Review, les premières conclusions de James Johnson ont déjà été jugées exagérées par plusieurs analystes de la dissuasion nucléaire chinoise outre-Atlantique, dont Hans Kristensen.

Quoi qu’il en soit, ces considérations se retrouvent dans la notion désormais largement débattue d’« entanglement », à quoi la Carnegie Endowment for International Peace a récemment consacré une étudeSous la direction de James Acton, Entanglement – Russian and Chinese perspectives on non-nuclear weapons and nuclear risks, Carnegie Endowment for International Peace, 2017, 86p..

L’« entanglement »Intrication, enchevêtrement est défini en avant-propos de cette étude comme une notion plurielle : « dual-use delivery systems that can be armed with nuclear and non-nuclear warheads; the commingling of nuclear and non-nuclear forces and their support structures; and non-nuclear threats to nuclear weapons and their associated command, control, communication, and information (C3I) systems. » Une caractéristique commune à ces dimensions tient à l’intrication (ou l’enchevêtrement) croissant des systèmes d’armes nucléaires et non nucléaires dans le cadre des développements technologiques en cours. L’on retrouve bien là ce qui caractérise les questionnements outre-Atlantique actuels sur la doctrine de dissuasion nucléaire minimale chinoise.

Selon les chercheurs Zhao Tong et Li Bin du programme de politique nucléaire de la Carnegie – Tsinghua Center for Global Policy, les risques d’escalade issus du phénomène d’« entanglement » sont réels bien qu’exagérés dans le cas chinois par l’expertise américaine :

  • la politique chinoise de non usage en premier est robuste et jugée crédible par la plupart des experts chinois ;
  • ce ne sont pas les technologies militaires en tant que telles qui accroissent la probabilité d’escalade mais leur déploiement spécifique et leur stratégie d’emploi ;
  • les risques d’escalade pointés du doigt par les Etats-Unis dans le cas de la Chine sont instrumentalisés pour saper la légitimité de l’effort de modernisation militaire chinois effectivement en cours ;
  • les forces nucléaires et non nucléaires chinoises n’ont pas été imbriquées dans le but de protéger ces dernières, mais les stratèges chinois découvrent avec intérêt cet effet induit qui n’est pas de nature à favoriser un processus de séparation des systèmes à l’avenir.

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