Stabilité stratégique, arms control et nouvel âge nucléaire
Observatoire de la dissuasion n°110
Benjamin Hautecouverture,
juillet 2023
Dans un discours prononcé au forum annuel de l’« Arms Control Association » au « National Press Club » à Washington le 2 juin 2023Remarks by National Security Advisor Jake Sullivan for the Arms Control Association (ACA) Annual Forum, National Press Club, 2 juin 2023., le Conseiller pour la sécurité nationale du président Biden, Jake Sullivan, détailla la stratégie d’arms control poursuivie par l’administration en place.
Revenant sur les grandes heures de l’exercice au cours de la Guerre froide, il commença par estimer que l’une des caractéristiques principales de cette époque fut la capacité des « nations » de compartimenter les questions relatives à la stabilité stratégique alors même qu’elles étaient à peu près incapables de coopérer sur autre chose. Ensuite, il rappela que dissuasion et arms control sont les deux faces d’une même pièce : repenser l’arms control ne peut se faire que sur le socle d’une dissuasion élargie robuste, mise à niveau, fiable. Enfin, Jake Sullivan énonça les trois volets d’une approche renouvelée destinée à renforcer la discipline tout en réduisant les risques nucléaires qui caractérisent l’époque décrite comme étant une « ère » en cours de changement (« changing nuclear age »), sans que ce changement ne soit d’ailleurs spécifiquement détaillé ou documentéIl ne serait pas surprenant que l’argument d’un changement d’âge nucléaire finisse par s’imposer dans le discours de l’expertise par la généralisation de son usage davantage que par le bien-fondé de sa construction. A contrario, l’idée d’un troisième ou quatrième âge nucléaire mériterait d’être passée au crible d’une analyse critique systématique..
Premièrement, l’administration Biden confirme sa disposition à s’engager dans des discussions d’arms control stratégique avec la Russie comme avec la Chine sans préconditions. Cela implique en particulier qu’en dépit de la suspension des engagements de vérification au titre du Traité New Start, Washington dit continuer à respecter les « limites centrales » conclues par le Traité en attendant le retour de la Russie au respect total de ses obligations. Les observateurs noteront tout de même sur ce premier volet que la Maison Blanche semble désormais insister sur l’après-New Start plutôt que sur le retour de la Russie au respect de ses engagements. L’on se souvient en particulier de la déclaration des pays du G7 à Hiroshima au mois de mai 2023 selon laquelle « nous regrettons profondément la décision de la Russie de compromettre le Traité New Start et nous appelons la Russie à permettre le retour à la mise en œuvre entière du Traité »Voir par exemple Shannon Bugos, « Russia Open to Hearing U.S. Arms Control Proposal », Arms Control Now, 22 juin 2023.. Pour le Conseiller à la sécurité nationale, la reprise de l’arms control stratégique signifie aussi que l’avenir des discussions avec la Russie après l’échéance de 2026 sera conditionné par la taille et par l’échelle du développement capacitaire chinois. Pour autant, Jake Sullivan a prévenu que l’augmentation de l’arsenal combiné de la Russie et de la Chine ne sera pas de nature à générer une augmentation de l’arsenal américain : « les États-Unis, insista-t-il, n’ont pas besoin d’accroître leurs forces nucléaires pour dépasser en nombre le total combiné de leurs compétiteurs afin de parvenir à les dissuader »Fondée sur une analyse des pratiques dissuasives de guerre froide, la prévention d’une course à l’armement est une constante du discours officiel américain récent aux plans politique comme doctrinal. C’est une illustration de l’idée selon laquelle ce n’est pas la course à l’armement qui caractérise de manière spécifique ou judicieuse les rapports entre puissances contemporaines. .
Deuxièmement, la Maison Blanche se dit prête à s’engager dans de nouveaux efforts multilatéraux. Sur ce plan, c’est essentiellement ce que le format P5 peut permettre d’atteindre qui fut détaillé. L’on voit en effet mal un autre format multilatéral pertinent sur les questions nucléaires stratégiques générer quelque discussion valable entre les États-Unis, la Chine et la Russie en ce moment. Pour mémoire, les experts techniques du P5 se sont réunis au Caire à la mi-juin. Selon le Conseiller à la sécurité, le cadre reste pertinent pour établir un nouveau régime de notification de lancements de missiles entre les cinq États dotés. En outre, certaines mesures précises de réduction du risque nucléaire pourraient être proposées : l’engagement à maintenir le facteur humain dans les dispositifs de commande et de contrôle ; l’établissement de canaux de communication de crise entre les cinq capitales ; un engagement à la transparence sur les politiques, les doctrines et les budgets ; des mesures de gestion spécifiques de la place des armes non stratégiques dans les dispositifs de dissuasion.
Troisièmement, Jake Sullivan insista sur la nécessité d’édifier de nouvelles « normes » et « valeurs » propres à l’âge nucléaire contemporain qui puissent être partagées par tous. Il s’agit ici essentiellement de s’accorder sur le développement et l’utilisation de technologies susceptibles de compliquer un conflit nucléaire potentiel : les domaines spatial et cyber, la place de l’intelligence artificielle dans les nouveaux systèmes et architectures, l’hypervélocité, notamment. Naturellement, les propositions de comportements responsables dans l’espace tout comme les principes d’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine militaire furent rappelés comme les deux champs emblématiques de l’approche américaine depuis plusieurs années dans les forums internationaux.
Pour l’heure, le discours de M. Sullivan semble avoir été reçu par Moscou avec une faveur prudente. Dès le 5 juin, le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov qualifiait les remarques du Conseiller à la sécurité nationale d’« importantes et positives », se disant dans l’attente de propositions concrètes par voie diplomatiqueShannon Bugos, op. cit.. Pour autant, Sergei Ryabkov tempérait cet enthousiasme le 21 juin en rappelant la position russe selon laquelle « tant que Washington et l’Occident dans son ensemble ne révisent pas leur politique agressive anti-Russe (…) des négociations productives en matière d’arms control seront presque impossibles »Ibid. . Le même Ryabkov avait tout de même promis le 8 juin que des propositions concrètes adressées par Washington seraient considérées.
Coincé entre le vœu d’un monde exempt d’armes nucléaires émis par les pays du G7 au mois de mai et l’annonce russe du transfert d’armes nucléaires tactiques au Belarus à la mi-juin, le programme américain de reprise de l’arms control nucléaire stratégique par la voix du Conseiller à la sécurité nationale du Président est à l’évidence une marque de volontarisme fondée sur la confiance dans le pragmatisme de la discipline. D’aucuns se féliciteront de ce que le ton de Washington n’est plus à considérer les régimes de Moscou et de Pékin comme « anormaux » en la matière. Ce fut si souvent le cas dans la bouche d’un Christopher Ford sous la précédente administration par exemple, pour un gain spécifique et général radicalement nul. Pour autant, l’exorde de l’adresse du 2 juin pose probablement l’enjeu crucial pour l’avenir de l’arms control stratégique. Résumant très justement l’histoire de la Guerre froide, Jake Sullivan releva que le phénomène de cloisonnement qu’il soulignait « fut le fondement de la (…) stabilité stratégique (…) pendant des décennies. ». À cet égard, ce n’est pas tant l’érosion de la pratique historique de l’arms control avec la Russie qui semble inquiéter Washington que les dispositions de Pékin : « (…) nous n'avons pas encore constaté, reconnut-il, de volonté de la part de la Chine de séparer la stabilité stratégique des questions plus générales qui se posent dans le cadre de nos relations. » L’on peut certes s’inquiéter de ce que la position d’un Ryabkov le 21 juin dernier évoque un même manque de volonté. Néanmoins, la complexité et la longévité du dialogue stratégique américano-russe engage plus à la prudence qu’à l’idée selon laquelle la Russie serait devenue sans nuance un pirate stratégique désinhibé oublieux de ce que le dialogue stratégique entre puissances a d’utile par son cloisonnement.
En dernière analyse, l’approche de l’administration démocrate actuelle en matière d’arms control tâche de combiner les acquis utiles d’une discipline traditionnelle qui fit ses preuves dans un contexte historique révolu avec des pistes contemporaines de réflexion pour la renouveler. De ce point de vue, l’exhumation récente de la « réduction des risques » fournit naturellement quelques idées pratiques de bon sens. A contrario, l’engouement actuel pour la promotion de comportements étatiques responsables peine à convaincre du fait de la faiblesse de l’argument aux plans stratégique comme opérationnel, même si l’on en comprend l’utilité diplomatique marginaleDans cette littérature récente très abondante, voir par exemple Ulrich Kühn et Heather Williams, « A New Approach to Arms Control – How to Safeguard Nuclear Weapons in an Era of Great-Power Politics », Foreign Affairs, 14 juin 2023..