Le « tabou nucléaire » en débat

Observatoire de la dissuasion n°110
juillet 2023

En février 2022, Janina Dill, Scott Sagan et Benjamin Valentino ont publié un article dans Security Studies sur la résilience du tabou nucléaireJanina Dill, Scott Sagan et Benjamin Valentino, « Kettles of Hawks: Public Opinion on the Nuclear Taboo and Noncombatant Immunity in the United States, United Kingdom, France, and Israel », Security Studies, vol. 31, n° 1, 2022.. Au printemps 2023, la revue a organisé une table-ronde académique sur la notion de tabou autour de l’analyse de Dill, Sagan et Valentino, ce qui donne l’occasion de revenir sur ce débat important. L’étude de 2022 vise à comparer les attitudes du grand public sur l’opportunité de conduire une frappe nucléaire, aux États-Unis, en Israël, en France et au Royaume-Uni. Les chercheurs observent des réactions relativement similaires entre les pays, avec en particulier la prépondérance d’une logique « conséquentialiste » : une majorité de répondants sont en faveur d’une frappe nucléaire si c’est l’option la plus efficace, dans une logique coût-avantage. Cependant, le soutien à l’option décline à mesure que le nombre de victimes civiles collatérales augmente. Les auteurs concluent de cette large étude plusieurs observations. Premièrement, il n’existe pas de spécificité américaine, même si des variations sont notables entre pays, avec un soutien plus fréquent pour l’usage de l’arme nucléaire recensé en Israël, et plus systématiquement plus faible au Royaume-Uni. Deuxièmement, la majorité des répondants sont conscients des dimensions éthiques liées à une telle frappe, mais il n’existe pas pour eux de blocages normatifs ou de tabou fort à l’utilisation d’armes nucléaires si cela semble un choix plus efficace qu’une frappe conventionnelle. Troisièmement, la préférence donnée à la vie de ses concitoyens, ou « partialité patriotique », est un facteur corrélé à une préférence pour une frappe nucléaire, tout comme un fort sentiment de vengeance, examiné dans l’étude à travers le soutien à la peine de mort.

Parmi les auteurs ayant participé à la table-ronde de 2023, Mark Bell soutient l’idée d’un usage opportuniste de l’arme nucléaire par les États et de la faiblesse relative des contraintes normativesMark Bell, « The Nuclear Taboo and the Inevitability of Uncertainty », Security Studies, vol. 32, n° 1, 2023.. Il pointe quelques limites liées à la méthodologie des recherches conduites sur la notion abstraite de « tabou ». Il note que les conclusions de l’étude ne détruisent pas entièrement le concept de tabou, qui reste soutenu par les faits et le non-emploi de l’arme nucléaire depuis 1945, et appelle à donner toute sa place à l’incertitude qui règne dans ce champ d’étude. Målfrid Braut-Hegghammer cherche à expliquer les variations nationales sur la propension à utiliser l’arme nucléaireMålfrid Braut-Hegghammer, « Birds of a Feather? Probing Cross-National Variation in Nuclear Inhibitions », Security Studies, vol. 32, n° 1, 2023.. Elle met en valeur l’influence du sentiment de menace, les facteurs historiques et socio-culturels à l’origine d’une « partialité patriotique » ou d’un désir de vengeance, qui créent des profils particuliers chez les États ayant acquis l’arme nucléaire plus récemment. Elle insiste aussi sur les différents facteurs sociaux pouvant influencer le comportement des élites chargées de la politique nucléaire des différents États, et les interactions entre l’opinion publique et les politiques de sécurité dans les démocraties.

Yogesh JoshiYogesh Joshi, « Who Is Getting Nuked? Nuclear Taboo, Adversary Types, and Atomic Dispositions », Security Studies, vol. 32, n° 1, 2023., de son côté, met en valeur le fait que la nature de la cible peut encourager ou limiter le sentiment de préférence nationale et de vengeance. En comparant avec des études similaires conduites sur un public indien, il montre un plus fort soutien pour une frappe nucléaire contre un adversaire pour lequel il existe une plus forte hostilité, en l’espèce le Pakistan, par rapport à la Chine, perçue comme plus modérée et moins susceptible de mener une attaque nucléaire.

Enfin, Benoît Pelopidas et Kjølv Egeland contestent également l’idée de tabouBenoît Pelopidas et Kjølv Egeland, « Thinking about What People Think about Nuclear Weapons », Security Studies, vol. 32, n° 1, 2023., en expliquant qu’avec l’adoption de doctrine de dissuasion nucléaire et la maintenance d’arsenaux en condition opérationnelle, le non-emploi est en permanence conditionné au comportement de l’adversaire. Ils s’interrogent sur la pertinence de demander au public son opinion sur l’usage du nucléaire dans le cadre d’un scénario relativement réaliste et anxiogène, ou de manière plus théorique et absolue, une question qui se pose par exemple lors des sondages sur le soutien à la torture ou à la peine de mort. Ils questionnent également la manière dont ce type d’étude doit être publié et les interprétations potentiellement faites d’une moindre réticence du public à recourir à l’arme nucléaire. En effet, jusqu’à présent, l’opinion publique a plutôt selon plusieurs études été un facteur de retenue dans les politiques nucléaires de certains États et en particulier des États-Unis.

Dill, Sagan et Valentino répondent à certaines de ces remarquesJanina Dill, Scott Sagan et Benjamin Valentino, « Public Opinion and the Nuclear Taboo Across Nations: An Exchange–The Authors Reply », Security Studies, vol. 32, n° 1, 2023.. Ainsi, concernant le fait historique que l’arme nucléaire n’a pas été utilisée depuis 1945, ils suggèrent que les États démocratiques dotés de l’arme nucléaire n’ont sans doute pas été dans des situations où les avantages d’une frappe nucléaire compensaient ses inconvénients, y compris d’ordre éthiques. De plus, ils estiment que la dissuasion mutuelle et la crainte d’établir un précédent ont sans doute joué un rôle dans cette retenue observée. Ils justifient le choix de placer les sondés dans des contextes « émotionnels », cette méthode étant plus réaliste sur les situations dans lesquelles la question d’une frappe nucléaire pourrait être amenée à se poser. Les auteurs notent un possible biais sur les cibles, en fonction de l’hostilité préexistante, et admettent que le contexte sécuritaire joue vraisemblablement un rôle dans les variations nationales et en particulier dans le positionnement singulier des citoyens israéliens interrogés. Ils concluent sur les dilemmes moraux créés par la publication de résultats troublants quant aux préférences de l’opinion publique. Ils notent que ce type de recherche peut permettre à la communauté scientifique de mieux informer le public sur les conséquences des armes nucléaires, et de manière générale d’essayer de faire évoluer ces préférences.

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