L’impact du conflit entre la Russie et l’Ukraine sur l’environnement de sécurité dans la région indo-pacifique

Yuki Tatsumi est Senior Fellow, codirecteur du programme Asie de l’Est et directeur du programme Japon au Stimson Center. Avant de rejoindre le Stimson Center, Yuki Tatsumi a travaillé comme chercheur associé au Center for Strategic and International Studies (CSIS) et comme assistant spécial pour les affaires politiques à l’ambassade du Japon à Washington.

 

Question 1 : Pensez-vous que l’engagement des Etats-Unis en Asie-Pacifique pourrait être menacé par la guerre en Ukraine ?

En février, lors de sa visite à Varsovie quelques jours avant le premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président américain Joe Biden a qualifié la guerre entre la Russie et l’Ukraine de « plus important conflit terrestre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale ». Décrivant l’invasion comme le moment où « les principes qui ont été la pierre angulaire de la paix, de la prospérité et de la stabilité sur cette planète pendant plus de 75 ans risquaient d’être brisés », il a renouvelé l’engagement des États-Unis à se tenir aux côtés de leurs alliés et partenaires occidentaux dans leur soutien inébranlable à l’Ukraine.  

En effet, un an après le début de l’invasion russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, la guerre entre les deux pays ne montre aucun signe de conclusion. En fait, aucune des deux parties n’étant disposée à entamer des négociations pour mettre fin au conflit, celui-ci est en train de se transformer en un conflit de longue durée.

La guerre prolongée entre la Russie et l’Ukraine peut être problématique pour les alliés et partenaires des États-Unis dans la région Indo-Pacifique. La Stratégie de sécurité nationale des États-Unis (NSS), publiée en octobre 2022, identifie la Russie et la Chine comme les deux principaux concurrents stratégiques des États-Unis. La NSS affirme que la Russie et la Chine présentent des défis de nature différente, la Russie représentant une menace plus immédiate pour l’ordre international tandis que la Chine est identifiée comme le seul concurrent ayant à la fois l’intention de remodeler l’ordre international et, de plus en plus, la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique nécessaire pour faire avancer cet objectif. De même, la stratégie de défense nationale des Etats-Unis, publiée quelques semaines après la SSN, fin octobre 2022, identifie la Chine comme le principal défi dans la région Indo-Pacifique et la Russie en Europe. En d’autres termes, ces stratégies supposent que les États-Unis pourraient faire face aux défis posés par la Russie et la Chine à des moments différents.  

Toutefois, la guerre prolongée entre la Russie et l’Ukraine signifie qu’il est de plus en plus probable que les États-Unis devront relever ces défis en même temps. Certes, comme le suggèrent ces documents stratégiques, les défis que posent respectivement la Chine et la Russie sont différents, la première exigeant davantage une approche « globale », tandis que la seconde requiert une réponse essentiellement militaire. Mais comme le défi militaire posé par la Russie est beaucoup plus visible, il suscite une attention plus grande et plus immédiate. Cela signifie que plus la guerre entre la Russie et l’Ukraine se prolonge, plus les États-Unis devront donner la priorité à la réponse au défi russe, ce qui leur laissera moins de temps pour se concentrer sur leur compétition stratégique avec la Chine.  

Dans une certaine mesure, c’est déjà le cas. Ces derniers mois, le Congrès américain s’avance beaucoup plus que l’administration Biden sur la question chinoise, et pas nécessairement de manière positive. Les Républicains, qui ont remporté la majorité à la Chambre des Représentants après les élections de mi-mandat de 2022, ont pris plusieurs mesures qui laissent très peu de marge de manœuvre à l’administration Biden pour s’engager vis-à-vis de la Chine de manière plus équilibrée. Ainsi, à l’initiative du président de la Chambre des Représentants, Kevin McCarthy, une commission spéciale de la Chambre sur la Chine et le Parti communiste chinois (PCC) a été créée au mois de janvier 2023. Le président de la commission, le député Mike Gallagher, a défini le Parti communiste chinois comme la plus grande menace pour les États-Unis et a promis que la commission s’efforcerait de contrer les menaces du PCC « de manière bipartisane avant qu’il ne soit trop tard ». Alors que McCarthy avait envisagé de se rendre à Taïwan avant que la présidente taïwanaise Tsai In-Wei ne lui propose de le rencontrer en Californie lors de sa prochaine visite aux États-Unis, Gallagher continue d’exprimer son espoir d’organiser une audition de la commission à Taïwan. Ces actions du Congrès, bien qu’elles aient pour but de soutenir Taïwan, aggravent la tension entre Pékin et Washington, laissant à l’administration Biden moins de marge de manœuvre pour façonner son propre discours sur sa politique chinoise. 

 

Question 2 : Quels sont les principaux éléments qui permettraient d’approfondir les relations de défense entre les États-Unis et le Japon ?

Alors que les États-Unis sont confrontés à la tâche ardue de répondre à deux défis géostratégiques – la Russie en Europe et la Chine dans la région Indo-Pacifique – presque simultanément, le Japon, sans doute l’allié le plus important des États-Unis dans la région Indo-Pacifique, a révisé ses orientations stratégiques en matière de sécurité nationale. La nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS), la Stratégie de défense nationale (NDS) et le plan de renforcement de la défense (DBP) de Tokyo – publiés en décembre 2022 – ont tous identifié la Chine comme le plus grand défi en matière de sécurité nationale et ont fondamentalement réorienté leurs approches en matière de sécurité nationale autour de l’objectif de dissuasion de la Chine. Le renforcement de l’engagement envers l’alliance États-Unis-Japon fait partie intégrante de cet effort de Tokyo. 

À l’avenir, le Japon peut approfondir ses relations de défense avec les Etats-Unis de plusieurs manières afin de dissuader efficacement la Chine. La première consiste à améliorer sa propre capacité de défense. Par exemple, après un long débat interne, le Japon a décidé d’introduire une capacité de contre-attaque. En outre, il s’est écarté de sa pratique d’après-guerre et a décidé de doubler ses dépenses de défense pour les porter à environ 2 % de son produit intérieur brut (PIB). Avec une augmentation des dépenses en vue, le Japon peut enfin investir dans des domaines tels que la médecine militaire ou l’approvisionnement en munitions, qui sont essentiels pour permettre au Japon d’être résilient en cas de crise, tout en continuant à renforcer ses capacités dans les nouveaux milieux militaires tels que le cyberespace et l’espace. 

Plus important, le Japon peut encore améliorer sa relation de défense avec les États-Unis en développant ses propres liens avec d’autres alliés et partenaires des États-Unis dans la région Indo-Pacifique. Ces efforts existent d’ores et déjà puisque le Japon continue d’institutionnaliser ses relations de sécurité avec des pays tels que l’Australie, l’Inde et les Philippines, ainsi qu’avec les principaux alliés des États-Unis en Europe, tels que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne. Avec la récente décision de la Corée du Sud d’aborder avec le Japon la question du travail forcé pendant la guerre, Tokyo et Séoul peuvent également redynamiser leurs efforts pour renforcer sérieusement leurs liens en matière de sécurité.

 

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