Multilatéralismes et minilatéralismes en Indo-Pacifique. Articulations et convergences face à la saturation des dispositifs coopératifs

Résumé

Les arrangements multilatéraux et minilatéraux ont historiquement fonctionné de concert en Asie du Sud-Est, en Asie-Pacifique et dans l’océan Indien, où différents dispositifs de coopération internationale s’inscrivent sur un continuum plutôt qu’ils ne relèvent de catégories distinctes. L’émergence de la référence à l’Indo-Pacifique a toutefois changé la donne en accentuant l’attention portée à cette région par des acteurs extérieurs. Le registre prioritairement sécuritaire ou stratégique des « agendas » et « stratégies » indopacifiques tend à favoriser des partenariats resserrés, décorrélés des espaces de délibération régionaux.

Les initiatives adoptées dans ce contexte s’accordent certes sur la référence à la « centralité de l’ASEAN » et ne visent pas intrinsèquement à affaiblir le multilatéralisme régional. Cependant, la multiplication des dispositifs et des formats intensifie les sollicitations bilatérales et minilatérales à l’égard des acteurs de la région. En résultent un contournement des espaces délibératifs, une dispersion des moyens et une superposition des processus, qui affaiblissent en pratique la poursuite coordonnée d’objectifs de sécurité globale.

 

Introduction

L’architecture de sécurité régionale s’est historiquement constituée, en Asie, autour de l’ASEAN (Association des nations du sud-est asiatique), fondée en 1967, et à l’initiative de ses membres. Les innovations normatives et institutionnelles à l’échelle régionale ont notamment pris la forme de forums articulés en cercles concentriques autour de l’association (ZOPFAN, ASEAN+3, ARF, ADMM+). L’objectif de ces dispositifs était de favoriser l’émergence d’une communauté régionale de sécurité sans céder sur les principes d’autonomie, de souveraineté et de non-ingérence qui forment le préalable de toute coopération politique du point de vue des acteurs régionauxAmitav Acharya, « How Ideas Spread: Whose Norms Matter? Norm Localization and Institutional Change in Asian Regionalism », International Organization, vol. 58, n° 2, 19 mai 2004 ; Ralf Emmers, « Unpacking ASEAN Neutrality: The Quest for Autonomy and Impartiality in Southeast Asia », Contemporary Southeast Asia, vol. 40, n° 3, 2018, pp. 349-370 ; ou encore Andrew Yeo, Asia’s Regional Architecture: Alliances and Institutions in the Pacific Century, Stanford University Press, 2019, 264 p. .

L’émergence de la notion d’Indo-Pacifique a rompu avec ce schéma d’initiative régionale : pour la première fois depuis les années 1960, l’ASEAN et ses membres ont assimilé un concept stratégique porté par des puissances extérieures, susceptible de redessiner la configuration de leurs coopérations multilatérales. Dans ce contexte, la dénonciation du rôle potentiellement déstabilisateur joué par des dispositifs « minilatéraux », perçus comme exogènes, revient de manière récurrente. Ces derniers sont volontiers opposés aux dispositifs multilatéraux adossés à l’ASEAN qui se veulent inclusifs, pilotés par les acteurs régionaux et générateurs de prévisibilité politique et stratégique. Cette représentation converge dans une large mesure avec le discours français. Paris promeut une approche « inclusive » qui entend trancher avec les minilatéralismes de type QuadLe dialogue quadrilatéral relancé en 2017 entre États-Unis, Japon, Inde et Australie. en contribuant à la consolidation de la coopération multilatérale, comme l’a souligné le Forum ministériel pour la coopération dans l’Indopacifique initié par la présidence française de l’Union européenne en février 2022La première édition de ce Forum, réuni à Paris le 22 février 2022, a rassemblé les institutions européennes, les ministres des Affaires étrangères des 27 États membres de l’UE et d’une trentaine de pays de l’Indo-Pacifique, ainsi que des représentants d’organisations régionales des océans Indien et Pacifique.. Pour autant, le minilatéralisme fait également partie du répertoire français dans la régionLe dialogue Inde-France-Australie, lancé en 2020 et interrompu par la crise liée à l’annulation par l’Australie du contrat de sous-marins au profit de son investissement dans un autre partenariat, AUKUS ; ou encore le dialogue France-Inde-Émirats arabes unis initié en septembre 2022 et confirmé en février 2023. Dans le cadre de la présidence suédoise de l’UE, le format a été maintenu à travers l’organisation de l’EU Indo-Pacific Ministerial Forum à Stockholm le 13 mai 2023. (voir annexe 2).

Il convient de relativiser l’opposition entre multilatéralisme et minilatéralisme pour évoquer un continuum entre ces deux formats, tout en s’interrogeant sur l’articulation des dispositifs et leur contribution de plus long terme aux objectifs de stabilité régionale. Trois observations liminaires peuvent ainsi être formulées :

  • Sur le plan de la chronologie, le multilatéralisme n’a pas précédé les minilatéralismes à l’échelle régionale – ces derniers se sont au contraire co-constitués, l’ASEAN ayant été préfigurée par plusieurs embryons d’associations au périmètre restreintPar exemple, formation en 1961 de l’Association of Southeast Asia (ASA) entre les Philippines, la Thaïlande et la Fédération de Malaya, et en 1963 du groupement Maphilindo entre la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie., avant de faciliter l’émergence de coopérations minilatérales entre ses membres.
     
  • Sur le plan de la méthode et de l’articulation des dispositifs, tous les acteurs de l’Indo-Pacifique pratiquent à des degrés divers le minilatéralisme – les accords de défense avec des puissances extrarégionalesL’approche indonésienne, opposée à tout accord de défense contraignant, diverge par exemple avec l’adhésion de la Malaisie aux Five Power Defence Arrangements mis en place en 1971, du traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines (1951), ou encore l’ouverture de la base navale de Changi (Singapour) à la Marine américaine., par exemple, ont cohabité avec l’élaboration de dispositifs plus inclusifs et l’institutionnalisation du multilatéralisme régional.
     
  • Sur le plan des finalités, les partenariats minilatéraux affichent des objectifs spécifiques sans nécessairement s’opposer aux ambitions des dispositifs multilatéraux, lorsqu’ils entendent favoriser des coopérations fonctionnelles entre acteurs poursuivant des objectifs communs ; ils peuvent à ce titre relever d’un multilatéralisme à plusieurs vitesses, sans nécessairement fragmenter ses objectifs.

Toutefois, la multiplication des formats et des arènes, et leur superposition croissante dans le contexte de l’intensification des investissements diplomatiques et stratégiques envers la région Indo-Pacifique, entraînent un affaiblissement des espaces délibératifs, une dispersion des moyens et une saturation des agendas et des capacités opérationnelles des acteurs concernés. Elle affaiblit en pratique la promotion et la poursuite coordonnées d’objectifs de sécurité globale dans la régionLe cadrage adopté privilégie une définition large des enjeux de sécurité à l’échelle de l’Indo-Pacifique, convergente avec les doctrines des acteurs régionaux pour lesquels sécurité et défense s’inscrivent dans une approche intégrée que reflète la notion de résilience nationale et régionale (Delphine Allès, « Premises, Policies and Multilateral Whitewashing of Broad Security Doctrines: A Southeast Asia-Based Critique of ‘Non-traditional’ Security », European Review of International Studies, vol. 6, n° 1, 2019, pp. 5-26). .

Pour contribuer à la réflexion sur l’ordre des priorités à établir entre les dispositifs existants, cette note identifie les pratiques contrastées des acteurs de l’Indo-Pacifique, entre la promotion du multilatéralisme et des usages minilatéraux aux finalités distinctes (1) ; elle souligne les limites qui résultent de la démultiplication des dispositifs multi- et mini-latéraux (2) ; enfin, elle identifie les conditions d’une articulation constructive entre ces modèles (3).

 

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