Agni-P : modernisation attendue ou évolution doctrinale ?

Le 7 juin 2023, le DRDO indien (Defence Research and Development Organisation) a procédé au quatrième essai du missile Agni-P, aussi connu sous le nom d’Agni-Prime. Cet essai a été réalisé comme tous les autres sur le centre d’essai de l’île Abdul Kalam, dans l’Etat de l’Odisha. Alors que les essais précédents avaient été qualifiés d’essais de développement, le dernier tir est selon les informations fournies par le DRDO un test préalable à l’entrée en service dans les forces armées« ‘Agni Prime’ ballistic missile successfully flight-tested by DRDO off Odisha coast », Ministry of Defense, 8 juin 2023..

L’Agni-P a été dévoilé par l’Inde lors d’un premier test en juin 2021« DRDO successfully flight tests New Generation Agni P Ballistic Missile », Press Information Bureau Government of India, 28 juin 2021.. Deux autres tirs ont eu lieu en décembre 2021 et octobre 2022. Alors que le DRDO avait auparavant travaillé à accroître la portée de ses missiles, effort visible en particulier dans le développement de l’Agni 3, de l’Agni 4 et de l’Agni 5 (portée maximale estimée à plus de 5000 km), le lancement de l’Agni-P semble se focaliser sur l’amélioration d’autres caractéristiques et en particulier de la précision et des performances aérodynamiques. L’Agni-P est un missile de deux étages à propulsion solide. Les propergols sont de nature composite et utilisent a priori le couple perchlorate d’aluminium / polybutadiène (PBHT)Jay Desai, « Understanding the AGNI-P Missile Test by India », CAPS in Focus, 12 décembre 2022..

La précision du missile a été estimée de l’ordre de quelques dizaines de mètresAli Ahmed, « Agni Prime and the Two-Front War », South Asian Voices, 14 novembre 2022.. Elle serait en particulier permise par l’utilisation de nouveaux gyromètres lasers en anneaux. Les gyromètres permettent de mesurer la vitesse angulaire et sont utilisés dans les centrales à inertie qui estiment l’orientation, la vitesse linéaire et la position des vecteurs.

L’Agni-P a été testé avec des têtes manœuvrables, à l’instar de l’Agni-2Ashley Tellis, Striking Asymmetries: Nuclear Transitions in Southern Asia, Carnegie Endowment for International Peace, 2022.. Déployé sur un TEL monté sur roues ou sur rail, il a la particularité d’être « encapsulé » (canisterised), tout comme l’Agni-5Timothy Wright, « India tests new Agni-P missile », IISS, 29 juillet 2021., ce qui le rend plus résistant face aux changements de son environnement, accroit potentiellement sa longévité et simplifie son utilisation.

Les autorités indiennes ont avant tout mis en avant les capacités technologiques du pays démontrées par ce nouveau système. De leur côté, certains observateurs se sont demandé si l’Agni-P n’annonçait pas des changements dans la stratégie de dissuasion indienne. Ainsi, des chercheurs du RUSI ont estimé que ce missile pourrait refléter la transition de New Delhi vers une stratégie de contre-force. Cette supputation s’appuie sur l’accent mis sur la précision, qui, si elle était véritablement d’une dizaine de mètres, leur semble inutile pour la doctrine traditionnelle anti-cité. Elle se base également sur les implications de l’encapsulage des missiles, qui pour eux, nécessite le couplage des missiles et des têtes nucléaires en temps de paix et pourrait refléter la volonté de pouvoir frapper rapidement un adversaire sur des cibles militairesSidharth Kaushal, James Byrne, Joe Byrne et Gary Somerville, India’s Nuclear Doctrine: The Agni-P and the Stability–Instability Paradox India’s Nuclear Doctrine: The Agni-P and the Stability–Instability Paradox », RUSI, 8 juillet 2021.. Même si l’Inde n’a pas officiellement fait le choix de renoncer à sa posture historique de non-emploi en premier, l’introduction de l’Agni-P, de même que certaines déclarations politiques à haut niveau, créent pour d’autres analystes une forme d’ambiguïté sur la stratégie retenue, permettant de disposer de davantage d’options et de compenser une infériorité conventionnelle dans le cas éventuel d’un conflit sur deux fronts (chinois et pakistanais)Ali Ahmed, « Agni Prime and the Two-Front War », South Asian Voices, 14 novembre 2022..

La précision de l’Agni-P alimente également des réflexions sur son potentiel rôle comme système de frappe conventionnelle. Bien que New Delhi ait pour l’instant bien souligné que ce nouveau missile avait pour mission de renforcer la dissuasion nucléaire indienne, certains analystes notent la dépendance accrue de l’Inde à des missiles conventionnels dans sa stratégie de défense, en particulier les missiles de croisière BrahMos et Nirbhay, et le missile quasi balistique à très courte portée Pralay. Observant la similitude entre l’Agni-P et le DF-21 chinois, il a été noté que l’Agni-P pourrait très probablement avoir une fonction antinavire, ce qui a justement poussé des experts chinois à souligner la supériorité du DF-21 dans ce domaineBashir Ali Abbas, « The Agni Prime Missile: Shifts in New Delhi’s ‘missile thought’? », Observer Research Foundation, 11 juillet 2023.. Au-delà de l’analyse militaire pouvant justifier l’acquisition d’un missile balistique conventionnel à portée intermédiaire, l’annonce par Delhi de la constitution prochaine de l’Integrated Rocket Force (qui rappelle la Force des missiles chinoise) pourrait signifier que cette nouvelle institution se verrait confier les missiles à vocation duale ou conventionnelle, la Strategic Force Command préservant le contrôle des missiles nucléairesKartik Bommakanti, « Integrated rocket force: Imperfect but a step in the right direction », Observer Research Foundation, 27 mai 2023.. Là encore, rien n’indique officiellement que c’est une option retenue par le gouvernement indien, qui a pour l’instant dénoncé l’instabilité pouvant être engendrée par le déploiement de systèmes duaux. Il est toutefois noté que l’Inde pourrait vouloir bénéficier de l’ambigüité créée par l’acquisition de ces nouvelles capacités.

D’autres analystes considèrent cependant que le développement de l’Agni-P représente avant tout un effort de moderniser et une volonté de disposer des systèmes plus performants dans une logique de dissuasion traditionnelle, et non pas une potentielle évolution doctrinale. Ainsi, Ashley TellisAshley Tellis, op. cit. note que le choix consistant à déployer plusieurs têtes manœuvrantes sur le missile est avant tout guidé par l’ambition de contrer les défenses antimissiles chinoises en cours de déploiement. L’emport par l’Agni-P de têtes multiples indépendantes et manœuvrantes pourrait également accroître la capacité de destruction d’une riposte indienne, qui, en l’absence d’une arme thermonucléaire avérée, continue de s’appuyer sur des têtes à relativement faible énergie. En couplant un seul vecteur avec plusieurs têtes, l’Inde pourrait ainsi accroître la taille de l’arsenal censé survivre à une attaque en premier et en mesure d’infliger des dommages en représailles. Il s’agirait donc moins de mener des attaques de type contre-force, mais de multiplier les cibles pouvant être touchées pour garantir des dommages.

Concernant le stockage des missiles dans des capsules, Ashley Tellis conteste l’analyse d’experts tels que Vipin NarangVipin Narang, « Five Myths About India’s Nuclear Posture », Washington Quarterly, vol. 36, n°3, 2013 et Christopher Clary et Vipin Narang, « India’s Counterforce Temptations: Strategic Dilemmas, Doctrine, and Capabilities », International Security, vol. 43, n°3, 2019. ou Bharat KarnadBharat Karnad, « Why Concerns About an India-Pakistan Nuclear War Are Highly Exaggerated », Hindustan Times, 31 mars 2017., selon laquelle cette pratique implique le couplage préalable des têtes aux vecteurs et préfigure l’adoption d’une stratégie de launch-on-warning ou même d’attaque pré-emptive. Pour Tellis, ce choix technique est avant tout motivé par des préoccupations pratiques : alors que les missiles sont déployés dans des environnements chauds et humides caractéristiques du climat indien, l’utilisation de capsules permet de protéger les propergols composites qui peuvent être endommagés par les variations de température. L’utilisation de capsules permet d’isoler et de protéger chaque missile individuellement, ce qui est moins coûteux que de maintenir des températures et niveaux d’humidité stables dans les entrepôts où les missiles sont entreposés. Par ailleurs, l’encapsulage permet lors du lancement de protéger les TEL des dommages liés à la chaleur et facilite les procédures de lancement en réduisant le temps de préparation.

Il n’existe donc pas de vision partagée des implications stratégiques de l’Agni-P, avec des interrogations et des débats qui en réalité concernent l’ensemble des développements capacitaires indiens.

 

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