Karaganov et les autres : le débat nucléaire russe de l’été 2023
Observatoire de la dissuasion n°111
Isabelle Facon,
septembre 2023
L’été 2023 a été marqué par un regain de présence de la thématique nucléaire dans la discussion stratégique russe.
Feux…
A l’origine de ce nouveau « moment nucléaire », Sergueï Karaganov, président honoraire du présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense (SVOP), souvent décrit comme disposant d’un accès privilégié aux autorités (ancien conseiller de Boris Eltsine et de Vladimir Poutine). Le 13 juin, le politologue produisait un article dans lequel il avançait que, compte tenu de l’hostilité des pays occidentaux à l’égard de la Russie, la guerre en Ukraine « ne peut pas se terminer par une victoire décisive sans que l’Occident soit forcé à une retraite stratégique, voire à la capitulation », à « abandonner ses efforts pour la domination globale ». La solution : « [l]a crédibilité de la dissuasion nucléaire doit être restaurée en abaissant le seuil d’emploi des armes nucléaires », seuil qu’il juge « inacceptablement élevé », et « en escaladant prudemment mais rapidement sur l’échelle de la dissuasion-escalade ».
Pour lui, les autorités russes ont déjà évolué dans cette direction ; il en veut pour preuve leurs déclarations sur le sujet, le déploiement d’armes nucléaires au Bélarus, le renforcement de la capacité opérationnelle des forces de dissuasion stratégique. Ce n’est cependant pas suffisant à ses yeux : « l’adversaire doit savoir que nous sommes prêts à lancer une frappe de représailles préventive en réponse aux agressions actuelles et passées pour empêcher un glissement vers une guerre thermonucléaire globale » car « avec la bonne stratégie de dissuasion et même d’emploi, le risque d’une frappe de ‘représailles’ nucléaire ou autre peut être minimisé ». En effet, seul un « fou » à Washington s’y risquerait pour défendre les Européens, exposant ainsi les Etats-Unis à une riposte ; Américains comme Européens en sont, à son avis, conscients mais « préfèrent ne pas y penser ». Pour leur « rendre la raison », il faudrait « frapper un groupe de cibles dans un certain nombre de pays »Sergueï Karaganov, « Применение ядерного оружия может уберечь человечество от глобальной катастрофы » [Une décision grave, mais nécessaire], Profil’, 13 juin 2023. Karaganov a enfoncé le clou dans un autre article quelques jours plus tard..
Un autre politologue, Dmitriï Trenine, ancien directeur du Centre Carnegie de Moscou, désormais fermé, a réagi aux propos de Karaganov : la dissuasion nucléaire n’a pas eu les effets escomptés, le soutien occidental à l’Ukraine n’a pas cessé, prenant des formes toujours plus audacieuses. Pour lui, à ce jour, la stratégie russe en Ukraine « a laissé l’initiative dans l’escalade à l’adversaire ». Considérant que les Occidentaux « jouent à la roulette russe » et que le conflit va évoluer vers un affrontement armé direct en Europe entre la Russie et l’OTAN, qui « deviendra presqu’inévitablement nucléaire », avec à terme une « grande probabilité » que cela débouche sur « un échange de frappes entre la Russie et les Etats-Unis ». Et d’appeler à une modernisation de la stratégie de dissuasion nucléaire russe tenant compte de l’expérience du conflit en Ukraine, dans lequel les Etats-Unis essaient de « vaincre une autre superpuissance nucléaire dans une région d’importance stratégique pour elle, sans recourir à l’arme nucléaire, seulement en armant et contrôlant un pays tiers ». Cette dernière situation nécessite de revoir la doctrine élaborée avant le conflit et n’intégrant par conséquent pas ce scénario. Lui aussi estime que les Etats-Unis ne feraient pas une réponse nucléaire à des frappes nucléaires russes en Europe ; cela montrerait la vacuité des « mythes » relatifs à l’article 5 de l’OTAN et pourrait même provoquer l’effondrement de l’alliance. Ainsi, selon lui, le gouvernement russe devrait afficher clairement que l’option nucléaire existe bel et bien dans le contexte de la guerre en Ukraine, et son signalement nucléaire ne devrait pas se limiter au verbalDmitriï Trenine, « Украинский конфликт и ядерное оружие » [Le conflit ukrainien et l’arme nucléaire], Rossiia v global’noï politikie, 20 juin 2023..
Depuis février 2022, les « poussées de fièvre nucléaire » ont souvent correspondu à des moments charnières, ou vus comme tels par Moscou, du conflit. Ces prises de position par des personnalités dont la teneur du discours sur l’état du monde est généralement proche de celle de la rhétorique du Kremlin pourraient s’inscrire dans une stratégie informationnelle poussée par ce dernier à une étape perçue comme chargée stratégiquement : début de la contre-offensive ukrainienne, proximité du sommet de l’OTAN (Vilnius, juillet 2023) lors duquel devaient être discutées les garanties de sécurité pour l’Ukraine. Toutefois, l’épisode tranche avec les précédents – de par le caractère « ultra » des propositions faites mais aussi en raison de la levée de boucliers qu’elles ont suscitée.
… et contrefeux
En effet, nombre d’experts russes, dont les plus autorisés sur les questions nucléaires, se sont mobilisés contre ces positionnements, y compris parmi les pairs de Karaganov au sein du SVOP : ce dernier a publié sur son site, le 13 juillet, une déclaration d’une trentaine de ses membres jugeant « inacceptables » les « appels au déclenchement d’une guerre nucléaire », y compris ceux provenant de « certains membres » du SVOP, et les condamnant « catégoriquement ». Les signataires, déplorant le recours à des « considérations pseudo-théoriques et des déclarations émotionnelles », soulignent qu’« espérer que l’on peut maîtriser un conflit nucléaire limité et éviter son évolution en guerre nucléaire globale est le summum de l’irresponsabilité » ; cela représente « une menace directe pour l’humanité » et pour la Russie – avec « la perspective de perdre la souveraineté » en plus de « former dans la société un état d’esprit qui peut pousser à la prise de décisions catastrophiques ». Et de conclure que « personne ne devrait jamais soumettre l’humanité à un chantage portant sur la menace d’emploi de l’arme nucléaire et encore moins donner l’ordre de l’utiliser au combat »« О ПРИЗЫВАХ К РАЗВЯЗЫВАНИЮ ЯДЕРНОЙ ВОЙНЫ » [Des appels au déclenchement d’une guerre nucléaire], SVOP, 13 juillet 2023. Parmi les signataires figurent plusieurs membres du Centre sur la sécurité internationale dirigé par Alekseï Arbatov au sein de l’IMEMO (Institut de l’économie mondiale et des relations internationales de l’Académie des sciences russe). On notera d’ailleurs que Trenine est lui-même collaborateur de ce Centre..
D’autres réactions ont suivi. Ivan Timofeev, le directeur général du Conseil russe pour les affaires internationales, tout en partageant la vision très négative de Karaganov quant aux intentions de l’Occident vis-à-vis de la Russie, réfute sa certitude que l’escalade nucléaire qu’il propose s’arrêtera avant le niveau des armes stratégiques. Karaganov, selon lui et d’autres experts, « sous-estime les élites de l’Occident et la détermination de ce dernier à grimper sur l’échelle de l’escalade en même temps que la Russie et si besoin la dépasser » de même qu’il exagère la « compréhension » que la Chine et la « majorité mondiale » manifesteraient face à une telle initiative de Moscou (dans son texte, Karaganov avance que la Chine, puissance du statu quo, serait gênée de voir le conflit évoluer vers le niveau nucléaire, « un domaine dans lequel [elle] est encore faible », mais que dans un second temps, elle serait certainement satisfaite de voir les Etats-Unis prendre un « coup sévère » à leurs « réputation et positions »). En cas de recours au nucléaire par la Russie, les élites occidentales muscleraient leurs stratégies visant à son affaiblissement et les gouvernements ayant jusqu’ici fait le choix de la neutralité dans le conflit en Ukraine ne pourraient plus justifier cette position« Si Moscou réalisait une frappe nucléaire limitée préventive, la possibilité pour la Russie de conserver son autorité auprès des pays de la majorité mondiale se réduirait fortement » (Ivan Timofeev, « Превентивный ядерный удар? Нет » [Une frappe nucléaire préventive ? Non], Conseil russe pour les affaires internationales, 19 juin 2023)..
Alexeï Arbatov, qui fait figure de « patriarche » au sein des cercles d’expertise sur les questions nucléaires et stratégiques, a multiplié les prises de position. Tout en estimant que le texte de Karaganov reflète sans doute « le point de vue d’une certaine partie de l’élite politique », il note que toutes les déclarations et concepts officiels relatifs à la politique étrangère et de défense lui sont directement contraires« ‘Упреждающий удар возмездия’ » [‘Une frappe préventive de riposte’], interview avec Novaïa Gazeta, 19 juin 2023., dont celles du président, qui a pu dire par le passé que la doctrine russe ne prévoyait pas l’emploi préventif de l’arme nucléaire. De l’avis du chercheur Andreï Baklitskiï (UNIDIR)Andreï Baklitskiï, « Ядерная несдержанность. Что показал спор о превентивном ударе по Западу » [Manque de retenue nnucléaire. Qu’a montré la discussion sur une frappe préventive contre l’Occident], Carnegie Endowment for International Peace, 11 juillet 2023., le pouvoir russe, malgré la lourde situation dans laquelle l’a placé sa décision d’envahir l’Ukraine, s’en tient à « l’interprétation conservatrice » de la notion de « menace à l’existence » de l’Etat russeUne lecture qu’ont plutôt confortée les propos de V. Poutine, interrogé en substance sur les « propositions nucléaires » de Karaganov lors de la Session plénière du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, le 16 juin 2023. Quelques semaines plus tard, cependant, D. Medvedev mentionnait une nouvelle fois le risque d’apocalypse… et ne néglige pas le risque énorme pour les positions internationales de la Russie qu’emporterait l’emploi éventuel du nucléaire. C’est la raison pour laquelle, selon lui, la « vision mainstream occidentale continue à considérer acceptable le niveau de la menace d’escalade nucléaire »Un politologue russe évoque, comme facteurs susceptibles de correspondre aux conditions d’emploi énoncées dans la doctrine de 2020, l’engagement d’une force conventionnelle employée directement contre les forces russes, par exemple des troupes polonaises qui occuperaient des territoires de l’Ukraine occidentale, ou tenteraient d’envahir Kaliningrad, ou entreprendraient des opérations militaires contre le Belarus (Ilya S. Fabrichnikov, « Demonstrative Restraint as a Recipe against Unnecessary Decisions », Russia in Global Affairs, 16 juin 2023). Rose Gottemoeller, qui fut adjointe au Secrétaire général de l’OTAN après avoir dirigé l’équipe de négociateurs américains pour le traité New Start, juge qu’il serait pertinent de la part des soutiens occidentaux de l’Ukraine de « clarifier que la défaite stratégique de la Russie [en Ukraine] ne signifie pas son démembrement » (Rose Gottemoeller, « The West must act now to break Russia’s nuclear fever », Financial Times, 15 juin 2023).. Cela tranche avec l’idée récurrente, dans le débat russe, sur le fait que le risque de guerre nucléaire est plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis la crise de Cuba.
Avec des collègues de l’IMEMO, Arbatov marque un point d’honneur à rappeler avec force détails ce que seraient les effets d’un emploi de l’arme nucléaire, « la plus sale » de toutes les armes de destruction massive ; ils ajoutent que nucléaire ou non, la réponse de l’OTAN comporterait un niveau élevé de violence tel qu’il rendrait impossible toute négociation de cessez-le-feu, avec tous les risques d’escalade en découlantAlekseï Arbatov, Konstantin Bogdanov, Dmitriï Stefanovitch, « Ядерная война — плохое средство решения проблем » [L’arme nucléaire – un mauvais moyen de résoudre les problèmes], Kommersant’, 21 juin 2023.. Sur la question de l’« obsolescence » éventuelle de la doctrine nucléaire de 2020, un autre expert russe conteste en rappelant qu’elle a été élaborée « sur fond d’offensive constante des pays occidentaux contre nos intérêts vitaux, et elle prend en compte notre disposition et notre capacité à nous défendre ». Il s’attache à relativiser l’idée que le message de Moscou sur le nucléaire serait faible. Il s’agirait en réalité d’une expression de responsabilité des dirigeants russes tranchant avec une forme d’agitation côté occidental qui pourrait causer des « erreurs d’appréciation dramatiques » (ce politologue estime en effet, non sans audace, que l’Occident a lancé une campagne d’information poussant l’idée que la Russie utilisera les armes nucléaires, ce pour « programmer » celle-ci à briser le tabou nucléaire, ce qui permettrait de la situer « au même niveau moral que les Etats-Unis, le seul pays à avoir jamais utilisé » ces armesRecourir à l’arme nucléaire reviendrait donc, dans sa logique, à suivre de fait une forme d’injonction des Occidentaux (Fabrichnikov, op. cit.).).
Sens ?
Ce débat sur un sujet particulièrement sensible, dans le contexte de la guerre, se fait sans doute sous le regard du Kremlin. La majeure partie de ses intervenants travaille pour des structures financées par l’Etat ou réputées proches, du moins compatibles, avec les cercles de pouvoir. Est-il orchestré par ce dernier pour faire écho à l’apparente division du travail entre ceux (dont Poutine) qui se réfèrent aux termes de la doctrine nucléaire officielle et ceux qui menacent et appellent au recours à l’arme nucléaire – un jeu mobilisé depuis le début de la guerre en vue d’obtenir différents types de gains politiques internes et internationaux ? Des éléments clefs du discours officiel russe sur le sujet sont récurrents dans ce débat des experts – le précédent Hiroshima-Nagasaki, la piètre qualité des élites occidentales… Pour Karaganov, celles-ci ont « cessé de craindre même les armes nucléaires », perdu leur « instinct d’auto-préservation », tandis que son collègue Fiodor Loukianov évoque leur « perte de la peur existentielle » et suppose que « seul le renouveau d’une peur réelle d’une apocalypse nucléaire peut dégriser les élites occidentales, qui sont prêtes à imposer leur suprématie au reste du monde quoi qu’il en coûte »Fyodor A. Lukyanov, « Why We Won’t Be Able to ‘Sober Up the West’ with a Nuclear Bomb », Russia in Global Affairs, 26 juin 2023.. Trenine note, lui, que les Etats-Unis ne reconnaissent pas les lignes rouges de Moscou, que leur « stratégie destinée à infliger une défaite stratégique à la Russie est fondée sur la conviction que la Russie n’emploiera pas l’arme nucléaire », et que la seule façon de les « arrêter dans cette situation, c’est la peur » de frappes sur leur territoire et non seulement en Europe« ‘Верните страх!’ » [« Ramenez la peur ! »], Rossiia v global’noï politikie, 26 septembre 2022.. Cela semble traduire une forme de déception, certainement partagée au Kremlin, liée au constat que l’outil nucléaire a des effets politiques moins absolus qu’escompté.
D’autres hypothèses sont envisageables. Karaganov et Trenine représenteraient-ils une « frange dure » qui jugerait trop faible le positionnement officiel sur le nucléaire comme sur la conduite de la guerre en général et s’exprimerait à travers eux ? S’agit-il d’annoncer un futur abaissement du seuil d’emploi de l’arme nucléaire dans la doctrine de la Russie, qui découlerait de l’érosion de ses capacités conventionnelles alors que le rapport de forces avec l’OTAN lui est plus défavorable qu’avant le conflit ? S’agit-il de faire craindre une telle évolution, dans l’idée de poser les termes d’une future discussion avec l’OTAN sur l’équilibre des forces (ce que Moscou semble essayer de pousser au travers de l’installation d’armes nucléaires au Belarus et de la suspension de l’application du traité New Start) ? De l’observation du débat russe sur le nucléaire se dégage en tout cas une impression contre-intuitive : ces prises de position contrastées peuvent aussi être lues comme la marque d’une élite politique et intellectuelle passablement perturbée dans ses repères par les effets de la guerre en Ukraine.