L’agrégat dissuasion : de quoi parle-t-on ?
Observatoire de la dissuasion n°70
Emmanuelle Maitre,
décembre 2019
Alors que la France s’engage vers un effort d’investissement conséquent pour renouveler certains équipements clés de sa dissuasion, les aspects budgétaires occupent une place non-négligeable dans les discussions. Au Parlement, en particulier, le programme de remplacement des SNLE et de R&D sur l’ensemble des autres composantes est étudié sous le prisme des coûts. Il est donc utile d’observer la manière dont le gouvernement présente les coûts liés à la dissuasion, et de voir les choix méthodologiques retenus pour mieux comprendre les enjeux de ce débat.
Grâce à la nouvelle présentation des documents budgétaires introduite par la LOLF, il est possible d’isoler plusieurs composants liés à la dissuasion nucléaire. C’est notamment vrai pour le budget d’équipement. Ainsi, au sein de la mission « Défense », le Programme 146 « Équipements des forces » dispose d’une action spécialement dédiée « Dissuasion » (Action n°6).
Cette action comprend les investissements qui sont exclusivement consacrés à la mission nucléaire, tous les autres équipements de nature duale étant répartis dans d’autres actions. Concrètement, l’action finance les travaux liés au M51, l’ASMPA et son successeur l’ANS4G, le programme Simulation et les travaux sur le SNLE de troisième génération. Ce budget est largement consacré à des dépenses d’investissements. Estimé pour 2019 à 4,6 milliards d’euros (autorisations d’engagement), il est celui qui est généralement retenu lorsqu’un chiffre est présenté pour le coût de la dissuasion française.Présentation des crédits et des emplois du Programme 146, « Équipement des Forces », 2019, Présentation par action et titre des crédits initiaux, Performance publique.
Pour une vision plus globale, il faut considérer d’autres coûts, ne faisant pas partie de l’agrégat « dissuasion ». Tout d’abord, pour ce qui est des FAS, et toujours au niveau du programme 146, le budget des porteurs Rafale et les ravitailleurs C‑135/MRTT est en partie consacré à la mission dissuasive.
En raison de leur rôle dual, il est cependant difficile de définir quel est le coût réellement attribuable à la dissuasion de ces deux systèmes. Mais il est également impossible d’exclure entièrement leurs acquisitions dans une estimation du coût global de la dissuasion. En effet, la mission nucléaire est prise en compte dans le volume d’avions commandé, leurs qualifications techniques, les exigences demandées au ravitailleur, etc. Même si le MRTT sera peu sous le contrôle opérationnel des FAS,Audition du général Bruno Maigret, commandant des forces aériennes stratégiques, Commission de la défense nationale et des forces armées, Mercredi 12 juin 2019, Séance de 10 heures, Compte rendu n° 43. la crédibilité de la dissuasion influera sur sa mise à disposition des autres unités de l’armée de l’Air. Pour ce qui est du Rafale, les FAS utilisent au moins 48 porteurs, ce qui représente 16% du volume commandé. Utiliser ce pro rata pour estimer le coût du programme associé à la dissuasion relèverait d’une simplification excessive, car les notions de coûts unitaires sont peu pertinentes pour des programmes de cette nature. Pour autant, cela permet de réintégrer les Rafale dans l’ensemble « dissuasion ».
D’autres sous-actions du budget 146 sont indispensables à la dissuasion, sans qu’il soit possible de déterminer la part exacte qui peut être attribuée à cette fonction. On peut ainsi noter certains éléments de l’action « Commandement et maîtrise de l'information », une partie des investissements réalisés au bénéfice des Frégates et des SNA, qui sont indispensables à la mise en place de la mission de la FOST (action « Engagement et Combat ») ou encore la sous-action « Assurer la sûreté des approches – Alerte avancée ».
Au niveau des autres budgets de la mission Défense, plusieurs actions peuvent être rattachées plus ou moins directement à la dissuasion nucléaire. Ainsi, au sein du programme 178 (« Préparation des Forces »), on peut inclure à tout le moins la sous-action 04.04 (Activités des forces aériennes stratégiques »), une partie importante de l’action 03 (Préparation des forces navales »), qui regroupe non seulement la main d’œuvre liée à la dissuasion mais également le maintien en condition opérationnelle des SNLE.Présentation des crédits et des emplois du Programme 178, « Préparation des Forces », 2019, Présentation par action et titre des crédits initiaux, Performance publique. Ces actions expliquent en particulier le volume financier dédié à l’opération stratégique « Dissuasion » au sein de ce programme, estimé pour 2019 à 1,564 milliard d’euros (autorisation d’engagement)« Projet de loi de finances pour 2019 : Défense : Préparation et emploi des forces », visa n° 149 (2018-2019) de M. Jean-Marie Bockel et Mme Christine Prunaud, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 22 novembre 2018., soit 10% du budget total du programme.
La dissuasion nucléaire est également financée au titre du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». Ainsi, au titre de la R&D, 158 millions d’euros sont attribués en 2019 (AE)Avis fait au nom de la Commission de la Défense Nationale et des Forces Armées sur le projet de loi de finances pour 2019 (n°1255), Tome II, Défense, Environnement et Prospective de la Politique de Défense, par Mme Frédérique Lardet, n° 1302, enregistré le 12 octobre 2018. aux recherches sur le nucléaire. Cela représente 23% de l’enveloppe du programme et une augmentation de 8% par rapport à la LFI 2018. Les recherches financées visent à « assurer la fiabilité dès la conception des systèmes complexes intégrant des technologies le plus souvent non duales ; maintenir le niveau de fiabilité et de robustesse des systèmes de transmission stratégiques ; assurer la préparation du renouvellement de la composante océanique à l’horizon de la fin de vie des SNLE actuellement en service ; assurer le maintien du niveau d’invulnérabilité des SNLE en service ; améliorer les performances des missiles balistiques et des missiles stratégiques aéroportés (précision et capacités de pénétration principalement) et concourir au maintien des compétences des secteurs industriels critiques participant à la conception et à la réalisation des systèmes stratégiques ».
En ce qui concerne le programme 212 « Soutien de la politique de défense », l’action 4 est consacrée aux infrastructures et au parc immobilier. Sur cette ligne, 92 millions d’euros sont spécialement consacrés à la dissuasion dans la LFI 2019, et 5,2 millions à la Gendarmerie de la Sûreté de l’Armement Nucléaire.Avis fait au nom de la Commission de la Défense Nationale et des Forces Armées sur le projet de loi de finances pour 2019 (n°1255), Tome III, Défense, Soutien et Logistique Interarmées, par M. Claude De Ganay, n° 1302, enregistré le 12 octobre 2018. D’autres activités relèvent logiquement du périmètre « dissuasion » au sein de ce programme, notamment ce qui relève de la prospective de défense, des ressources humaines travaillant sur les différents programmes d’équipements ou sur la logistique. Le détail des crédits bénéficiant à la dissuasion dans ce cadre n’est pas disponible, mais les volumes financiers sont très importants. Ainsi, en autorisation d’engagement, la LFI 2019 prévoit respectivement 2 milliards d’euros pour le personnel travaillant sur le programme « équipement des forces », 2,4 milliards pour le personnel travaillant sur la « préparation des forces navales » et 2,5 milliards pour le personnel travaillant sur la « préparation des forces aériennes ». Une partie budgétaire non-négligeable de ces volumes revient nécessairement à du personnel des FOST et des FAS.Présentation des crédits et des emplois du Programme 212, « Soutien à la Politique de la Défense », 2019, Présentation par action et titre des crédits initiaux, Performance publique.
Ce rapide panorama permet de constater la difficulté d’isoler systématiquement une opération stratégique, comme la dissuasion, au sein d’un budget programmatique. Ainsi, un élargissement du périmètre à des programmes supplémentaires, notamment pour ce qui concerne le budget de fonctionnement, et une estimation très peu rigoureuse de la proportion des forces consacrées à la dissuasion sur certaines composantes duales entraînent le quasi doublement du chiffre traditionnellement retenu pour estimer le coût de la dissuasion française.
Cette ambiguïté du périmètre de la dissuasion au niveau budgétaire s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, il est difficile de délimiter des coûts directs pour des équipements et des personnels de plus en plus consacrés à des missions duales : la séparation stricte entre mission conventionnelle et nucléaire paraît artificielle dans de nombreux cas. Par ailleurs, la présentation budgétaire est avant tout un choix politique qui permet d’afficher une certaine cohérence, de suivre des évolutions dans la durée en utilisant un agrégat constant, de prioriser certains investissements et de favoriser un examen consensuel des dépenses envisagées sans chercher une approche détaillée de comptabilité analytique, qui ne répondrait ni à l’objectif de pilotage des budgets à l’échelle du contrôle parlementaire, ni à une disposition pertinente d’une année à l’autre.
La difficulté de réintégrer des programmes à finalité duale et de prendre en compte des coûts annexes (protection, logistique, infrastructure, personnels, …) est visible également aux États-Unis. En effet, plusieurs instituts cherchent à calculer des périmètres plus globaux du coût de la Triade, notamment en utilisant des prorata variables pour les équipements conventionnels, et notamment les bombardiers.Voir notamment Todd Harrisson et Evan Montgomery, « The Cost of U.S. Nuclear Forces from BCA to Bow Wave and Beyond », CSBA, 2015 et « Projected Costs of U.S. Nuclear Forces, 2019 to 2028 », Congressionnal Budget Office, janvier 2019. Le département de la Défense choisit de son côté d’inclure dans l’ensemble « Entreprise nucléaire » les bombardiers stratégiques et l’adaptation du F‑35 à une mission nucléaire.Office of the Under-Secretary of Defense (Comptroller)/Chief Financial Officer, Defense Budget Overview, United States Department of Defense, Fiscal Year 2020 Budget Request, Mars 2019. Mais la dénomination n’inclut pas les coûts de fonctionnement, le budget de la NNSA ou encore les coûts de personnel.