La reprise des essais balistiques en Corée du Nord : analyse stratégique

 

Le développement des KN‑23, 24 et 25 marque une évolution prévisible de la posture militaire nord-coréenne. En effet, celle-ci, après avoir lourdement investi sur la dissuasion stratégique, se focalise désormais sur le développement de moyens de frappe dans la profondeur devant opérer sur le théâtre. L’approche nord-coréenne repose vraisemblablement sur un postulat simple : la création d’une capacité de dissuasion théorique face aux États-Unis représente la condition sine qua non permettant d’assurer la sécurité de l’État, mais le développement de moyens de frappe opératifs lui offre une plus grande flexibilité dans la gestion de crise.

Les trois missiles testés cette année ont été décrits comme des systèmes assimilés au SS‑26 (KN‑23) et au MGM‑140 ATACMS (KN‑24), néanmoins, le KN‑25 apparaît plutôt comme une roquette lourde guidée de calibre moyen (+/- 450 mm).Les terminologies sont celles utilisées par les centres de recherche américains et sont susceptibles d’évoluer. Les sources coréennes sont ambivalentes sur le KN‑24, présenté non pas comme une roquette lourde guidée de type ATCAMS, mais comme une évolution du KN‑23.

Michael EllemanMichael Elleman, « North Korea’s New Short-Range Missiles: A Technical Evaluation », 38th North, 9 octobre 2019. décrit les trois systèmes comme quasi balistiques, évaluation qui prête à discussion. En effet, il est discutable pour la roquette de 450 mm, alors que la proximité des portées données pour le KN‑23 et le KN‑24, opérés dans la majorité des cas sur des distances comprises entre 400 km (KN‑24) et 450 km (KN‑23), pose des questions sur les profils de vols.

Le KN‑23 apparaît avoir été testé en deux occasions à des distances de 600 km. Cela laisse supposer que le missile peut adopter une trajectoire balistique et, selon toute probabilité, une trajectoire manœuvrante. Les essais à 400-450 km pourraient donc présenter un profil quasi balistique. Toutefois, cette hypothèse pose la question des caractéristiques de vol du KN‑24, qui opérerait également un vol quasi balistique sur les mêmes distances, alors que la masse, le diamètre et la longueur du missile sont très inférieurs à ceux du KN‑23. L’idée d’une origine commune entre les deux systèmes n’est donc pas à exclure, les différences pouvant se situer au niveau des charges utiles et donc des types de cibles à engager ou des profils de missions.

Les sources sud-coréennes apportent également des précisions intéressantes sur les apogées, les portées et les vitesses en fin de phase propulsée. Elles mettent en évidence la volonté nord-coréenne d’opérer des trajectoires de vol très plates, qui visent à retarder la détection et à limiter les possibilités d’interception par les PAC‑2 et PAC‑3 qui leurs seraient opposés. Les vitesses terminales tendent à montrer des performances de propulsion très inférieures à celle du SS‑26, impliquant, sur les portées maximales, une faible vélocité terminale des engins. Il y a peut-être là une caractéristique délibérée, notamment si les systèmes de guidage terminaux, mais aussi les actionneurs permettant la manœuvre aérodynamique terminale, sont mal adaptés au guidage d’un engin plus véloce. Il est de ce point de vue notable que la majorité des essais aient été réalisés à des portées de plus ou moins 400 km et non à la portée possiblement optimale du missile (600 km). Pyongyang serait alors plutôt dans une logique de frappes de précision, visant un effet militaire direct, dans les 200 à 300 km du territoire sud-coréen.

Les trajectoires très plates laissent également supposer que les missiles pourraient percuter les cibles avec des angles d’incidence faiblesLe basculement du vecteur pour accroître l’angle d’impact supposerait l’utilisation du GPS et l’existence de systèmes de contrôle de missile très évolués. , excluant la frappe des objectifs durcis. En l’absence probable de GPS et de systèmes de guidage par corrélation d’image, la précision des armes est de toute façon insuffisante pour envisager autre chose que des frappes à effets de zone. Toutefois, si l’on admet une ECP de l’ordre de la centaine de mètresL’ECP pourrait même être inférieure, le missile ayant ciblé avec succès un îlot en mer du Japon., ce type d’engin permet de faire évoluer les stratégies de frappe de manière significative, en limitant la capacité de concentration des forces de l’adversaire et en menaçant ses nœuds logistiques. Associé à une arme nucléaire, la frappe de précision pourrait viser notamment des éléments de C2 durcis ou des infrastructures majeures.

Un élément intéressant réside dans le développement simultané d’une roquette lourde de moyen calibre (300 mm et 450 mm), capable de frapper sur des portées de 150 à 300 km dans des logiques de saturation. La combinaison de systèmes d’armes capables d’exécuter des frappes de saturation (KN‑25) et de relative précision (KN‑23/24) risque de générer des problèmes considérables pour les défenses antimissiles tout en accentuant la vulnérabilité des infrastructures et des unités déployées, notamment par l’usage systématique de sous-munitions. La mobilité des unités américaines et sud-coréennes vers le nord pourrait également être affectée par l’usage systématique de sous-munitions, qui limiteraient les stratégies offensives que les Américains et les Sud-Coréens pourraient souhaiter mettre en place afin de réduire l’exposition des zones frontalières aux frappes.

Très clairement, la multiplicité des essais indique une volonté explicite de la Corée du Nord d’établir une plus grande parité conventionnelle, qui tend à fermer les dernières options dont disposent la Corée du Sud et les États-Unis pour gérer une crise militaire. Les différentes crises observées sur la péninsule ces dernières années ont démontré que les deux alliés ont toujours été très réticents à envisager une manœuvre terrestre en cas de crise. Néanmoins, dans le pire des cas, la forte domination de leurs forces conventionnelles eût permis d’envisager une telle opération. Progressivement, la capacité de frappe nord-coréenne limite cette possibilité théorique, toute montée en puissance du dispositif militaire conduisant à un accroissement de sa vulnérabilité. Dès lors, Américains et Sud-Coréens risquent d’être contraints à se reposer plus exclusivement sur des stratégies de frappe conventionnelle dans la profondeur, qui, en termes dissuasifs, n’ont qu’un effet limité.

Du point de vue sud-coréen enfin, l’origine des technologies nord-coréennes pose un problème fondamental et démontre que les échanges proliférants se sont fortement intensifiés depuis quelques années. Au-delà des traditionnelles questions qui se posent sur le rôle de la Chine – les KN‑25 représentant typiquement un système d’arme dont l’origine pourrait être chinoise –, la Corée du Nord montre une capacité de développement très supérieure à des États qui ne sont pas sous sanctions (ou qui ne le sont que partiellement) tels que l’Iran. Dès lors, envisager d’exploiter les sanctions pour contribuer à infléchir la posture nord-coréenne tend à devenir illusoire. Cela impose le maintien de budgets militaires élevés ou, alternativement, la recherche d’une solution politique qui se ferait au détriment de Séoul. Dans ce sens, Séoul risque de perdre progressivement toute capacité d’initiative, Pyongyang pouvant capitaliser sur la lassitude que générera invariablement la course aux armements pour négocier avec des partenaires anxieux de tourner la page.

 

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