Développements balistiques au Pakistan
Observatoire de la dissuasion n°127
Emmanuelle Maitre,
février 2025
Le 19 décembre 2024, Jon Finer, conseiller adjoint à la sécurité nationale des États-Unis, s’est exprimé de manière relativement inhabituelle concernant l’évolution de l’arsenal pakistanais. En effet, lors d’une conférence publique à la Carnegie Endowment for International Peace, le responsable démocrate a mentionné dans son discours que « Le Pakistan a développé récemment des technologies balistiques de plus en plus sophistiquées : des systèmes de missiles à longue portée et des équipements permettant de tester des moteurs beaucoup plus larges. Si ces tendances se poursuivent, le Pakistan aura la capacité de frapper des cibles situées bien au-delà de l’Asie du Sud, et particulièrement aux États-Unis, ce qui soulève de réelles questions sur les intentions pakistanaises. La liste des pays qui possèdent à la fois des armes nucléaires et la capacité de lancer des missiles directement sur le territoire américain est très réduite, et ces États sont en général hostiles aux États-Unis, comme la Russie, la Corée du Nord ou la Chine. Il est donc honnêtement difficile pour [Washington] de considérer les actions du Pakistan comme autre chose qu’une menace émergente pour les États-Unis. […] En conséquence, l’administration Biden a mis en œuvre une série de mesures pour composer avec le développement de nouveaux missiles de longue portée. Sur l’année écoulée, nous avons publié trois vagues de sanctions contre des entités non-pakistanaises qui ont soutenu le programme balistique pakistanais. Hier, nous avons sanctionné directement pour la première fois des entreprises d’État pakistanaises qui sont impliquées selon les États-Unis dans le développement et la production de missiles balistiques de longue portée. » En réponse à une question, Jon Finer a confié ne pas vouloir faire de « spéculations sur les motivations, […] mais en regardant sur une carte, et en regardant les portées, nous pensons que c’est fondamentalement centré sur nous, et je pense que c’est une conclusion inévitable basée sur les informations que nous avons, et c’est la raison pour laquelle c’est source d’une si grande inquiétude car les États-Unis ne vont pas rester passifs devant le développement de cette capacité qui pourrait à terme poser une menace ».
Cette déclaration fait en effet référence à quatre vagues de sanctions : en octobre 2023 contre trois entreprises chinoises accusées de fournir des pièces de moteurs de missilesMatthew Miller, « United States Sanctions Entities Contributing to Ballistic Missile Proliferation », Press Statement, US. Department of State, 20 octobre 2023. https://www.state.gov/united-states-sanctions-entities-contributing-to-…, en avril 2023 contre deux entreprises chinoises fournissant des machines destinées au programme balistique mais également une entreprise bélarusse ayant fourni des châssis pour les véhicules emportant les missiles longue portéeOffice of the Spokesperson, « U.S. Imposes Sanctions on Suppliers to Pakistan’s Ballistic Missile Program », Fact Sheet, US. Department of State, 19 avril 2024. https://www.state.gov/u-s-imposes-sanctions-on-suppliers-to-pakistans-b…, en septembre 2024 contre trois entreprises chinoises, un individu chinois et l’entreprise pakistanaise Innovative Equipement pour le transfert de technologies et d’équipements liés au programme balistiqueMatthew Miller, « United States Continues to Impose Sanctions on Suppliers to Pakistan’s Ballistic Missile Program», Press Statement, US. Department of State, 12 septembre 2024. https://www.state.gov/united-states-continues-to-impose-sanctions-on-su…. Enfin, en décembre 2024, le département d’État a annoncé l’adoption de sanctions contre le National Development Complex (NDC), qui chapeaute les programmes balistiques pakistanais, et trois entreprises basées à Karachi et responsables de l’approvisionnement de composants pour le NDCOffice of the Spokesperson, « U.S. Sanctions on Four Entities Contributing to Pakistan’s Ballistic Missile Program »Fact Sheet, US. Department of State, 18 décembre 2024. https://www.state.gov/u-s-sanctions-on-four-entities-contributing-to-pa…. Le NDC avait été sanctionné en 1998 suite aux essais nucléaires indiens et pakistanais, mais l’administration Bush avait adopté un ensemble d’exemptions dans le contexte de la coopération américano-pakistanaise liée à la guerre contre le terrorisme dans la région.
Le missile le plus large développé par le Pakistan à ce jour est l’Ababeel (1,8 mètre), un système ayant fait l’objet d’un premier essai en 2017 et d’un dernier essai en octobre 2023Iftikhar Shirazi, « Pakistan conducts successful flight test of ‘Ababeel’ weapon system », Dawn, 18 octobre 2023. https://www.dawn.com/news/1781808/pakistan-conducts-successful-flight-t…. Ce missile, toujours en développement, a cependant une portée maximale estimée à environ 2 200 km. La plupart des ICBM actuellement déployés dans le monde ont un diamètre pour les premiers étages d’environ 2 mètres, mais des modèles existent avec des largeurs légèrement inférieures comme le Hwsong-14 nord-coréen ou le SS‑25 Sickle / RS‑12 Topol russe.
Le Shaheen III, opérationnel depuis 2024, est un peu moins large mais pourrait atteindre 2 750 km, une distance calculée officiellement pour pouvoir atteindre les îles Nicobar et Andaman, dans le Golfe du Bengale, qui abritent des infrastructures importantes des forces armées indiennesHans Kristensen, Matt Korda et Eliana Johns, « Pakistan nuclear weapons, 2023 », Nuclear Notebook, Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 79, n°5, 2023. https://thebulletin.org/premium/2023-09/pakistan-nuclear-weapons-2023/.
Liste des missiles balistiques développés par le Pakistan
Système |
Année de déploiement |
Portée (km) |
Propulsion |
Diamètre (m) |
Longueur (m) |
Hatf 9 / Nasr |
2013 |
60-70 |
Solide |
0,4 |
6 |
Hatf 4 / Shaheen-I/A |
|
|
Solide |
1 |
12 |
Hatf 2 / Abdali |
2015 |
200 |
Solide |
0,56 |
6,5 |
Hatf 3 / Ghaznavi |
2004 |
300 |
Solide |
0,8 |
8,5 |
Hatf 5 / Ghauri |
2003 |
1 250 |
Liquide |
1,35 |
15,9 |
Hatf 6 / Shaheen-II |
|
|
Solide |
1,4 |
17,2 |
Abadeel |
En développement |
2 200 |
Solide |
1,8 |
21,5 |
Hatf 6 / Shaheen-III |
2024 |
2 750 |
Solide |
1,4 |
19,3 |
En octobre 2023, Decker Eveleth, expert du CNA, a montré la construction d’une nouvelle infrastructure d’essais horizontaux pour des moteurs à propulsion solide de grande dimension sur le site d’Attock (Penjab)Decker Eveleth, X, 18 octobre 2024. https://x.com/dex_eve/status/1714714186931204253.
Banc d’essai identifié par Decker Eveleth
Il est donc peu contestable qu’Islamabad cherche à développer des moteurs à propul-sion solide de plus large diamètre, avec l’assistance de la Chine. Pour Jeffrey Lewis, cependant, il est impossible de conclure dès maintenant sur les intentions pakistanaises et en particulièrement la volonté de menacer le territoire américain. Le chercheur du Middlebury Institute avance plusieurs autres hypothèses envisageables : la volonté politique de développer les mêmes systèmes d’armes que New Delhi, la volonté technique de disposer des technologies d’ICBM, le possible développement d’un programme de lancement spatial ou encore la construction de moteurs de type ICBM pouvant être utilisés pour des missiles à portée intermédiaire, comme le SS‑20 soviétique ou l’Orechnik récemment utilisé pour une frappe conventionnelle contre DniproJeffrey Lewis, X, 20 décembre 2024. https://x.com/ArmsControlWonk/status/1869909320529543553. Decker Eveleth penchait également pour cette option, en indiquant qu’il s’agissait sans doute pour le Pakistan de développer des missiles de portée moyenne ou intermédiaire pouvant emporter plusieurs têtes, sur le modèle du missile soviétique PioneerDecker Eveleth, op. cit. et dans la lignée de l’Ababeel, testé en octobre 2023Antoine Lesvêques, « Pakistan missile test confirms its MIRV ambitions », Missile Dialogue Initiative, IISS, 7 novembre 2023. https://www.iiss.org/online-analysis/missile-dialogue-initiative/2023/1….
Il est à noter que si les portées recherchées par Islamabad pourraient menacer des intérêts américains, il faudrait une augmentation massive de la portée pour atteindre le territoire américain, ce qui semble peu réaliste dans le court terme. Le terme utilisé par Jon Finer « strike targets well beyond South Asia, including in the United States » est de ce fait surprenant.
Du côté d’Islamabad, la décision américaine a suscité incompréhension et frustration. Au niveau du gouvernement, le ministère des affaires Étrangères a publié un communiqué dans lequel il estime que ces « allégations sont infondées et sans rationalité ni sens de l’histoire ». Il regrette un coup porté à « un allié non-membre de l’OTAN d’importance majeure » et souligne que « le Pakistan n’a jamais été malintentionné à l’égard des États-Unis, […] au contraire, le Pakistan a réalisé des sacrifices monumentaux pour cette relation. […] De plus, le Pakistan a clairement indiqué que son programme stratégique […] est uniquement destiné à dissuader et contrecarrer une menace existentielle claire et visible provenant de son voisinage et ne devrait pas être perçu comme une menace pour un quelconque autre pays. Par conséquent, toute supposition irrationnelle d’une intention hostile de la part du Pakistan par tout autre pays, y compris les États-Unis, laisse perplexe et est illogique. »Statement by the Spokersperson, Ministry of Foreign Affairs, 21 décembre 2024. https://mofa.gov.pk/press-releases/statement-by-spokesperson?mission=St….
Du côté de la Défense, le ministre Khawaja Asif a minimisé l’effet des sanctions, indiquant « qu’elles n’avaient jamais interrompu le programme et n’allaient pas le faire maintenant ». Il a souligné qu’Islamabad « n’a pas d’intentions agressives mais construira ce qui est nécessaire à sa défense »Sultan Mahmud Ghazni, « Lootera Kesy? – Pak missile program on US target? – Hamid Mir vs Khawaja Asif »Youtube.com, 2 janvier 2025. https://www.youtube.com/watch?v=uBrhiABv620.
Parmi les experts pakistanais, de nombreuses voix se sont exprimées pour essayer d’expliquer la prise de position américaine, qui a largement surpris. Globalement, les analystes notent que les sanctions ne sont pas inhabituelles, et que les programmes nucléaires et balistiques pakistanais ont su s’adapter depuis 1998 et s’isoler de ces sanctions. En revanche, le discours de Jon Finer est considéré comme plus problématique. Certains notent que si le gouvernement américain se sent réellement menacé par Islamabad, cela traduit une situation préoccupante de mauvaise interprétation des intentions, aucune autre analyse, américaine ou étrangère, n’ayant jamais estimé auparavant que les capacités pakistanaises puissent constituer une menace à la sécurité nationale des États-Unis.
Il est donc supposé que c’est avant tout pour des raisons politiques que l’administration Biden, quelques jours avant la fin de son mandat, a mis ce sujet sur la table de manière publique, et en particulier la volonté de donner des gages à l’Inde en cherchant à convaincre New Delhi que Washington s’oppose à tout ce qui peut menacer sa sécurité. Certains ont également fait un lien avec la situation au Proche-OrientC. Raja Mohan, « Pakistan’s Missile Programme: The United States Imposes Sanctions », ISAS Brief, 24 décembre 2024. https://www.isas.nus.edu.sg/papers/pakistans-missile-programme-the-unit… : ainsi, ce serait plutôt des inquiétudes quant à la sécurité d’Israël qui aurait alerté l’administration Biden et sa réaction aurait pour objectif de rassurer Tel-Aviv mais aussi de sanctionner le refus du Pakistan de prendre position dans le conflit impliquant l’IranDr. Qamar Cheema & Dr. Zafar Nawaz Jaspal, Prof says Pak's Shaheen 3 missile can reach Israel: US doesn't want Pak to undermine Indian Security, Youtube.com, 4 janvier 2025. https://www.youtube.com/watch?v=7c8CEKM--zE.
De manière systématique, les analystes pakistanais dénoncent le « deux-poids-deux-mesures » américain en notant l’ensemble des progrès technologiques indiens dans le domaine des missiles balistiques, qui ne sont non seulement pas sanctionnés (exemption de la loi CAATSA suite à l’acquisition du système antimissile russe S‑400Ghazala Yasmin Jalil, « Discriminatory U.S. Sanctions and Fallacious Assertions on Pakistan’s Missile Programme – Dynamics and Implications », Issue Brief, ISSI, 30 décembre 2024. https://issi.org.pk/wp-content/uploads/2024/12/IB_Ghazala_Dec_30_2024.p…) mais bénéficient au contraire de coopérations accrues avec les États-Unis, reflétées par le lancement de l’Initiative on Critical and Emerging Technlogies en mai 2022Shamil Abdullah et Muhammad Abubaker, « The Duality of U.S. Policy in South Asia », Strategic Vision Institute, 7 janvier 2024..
Ainsi, les voix convergent pour estimer qu’Islamabad est la victime de développements géopolitiques plus larges : la réaction américaine pourrait avant tout viser la Chine, ou, s’il s’agit de servir les intérêts indiens, chercher à convaincre New Delhi de mieux contrer l’influence chinoise en IndopacifiquePress Release, ISSI holds Roundtable on « Latest Discriminatory U.S. Sanctions and Assertions about Pakistan’s Missile Program – Implications and Challenges », ISSI, 3 janvier 2025.. Dans l’un ou l’autre des cas, cette politique américaine méconnaîtrait les équilibres stratégiques de la région : en favorisant systématiquement l’Inde et en stigmatisant le Pakistan, Washington accroit selon l’analyse pakistanaise les déséquilibres existant entre les deux pays et pousse Islamabad à développer ses capacités et à se rapprocher de BeijingIbid.. Certains déplorent le fait que cette condamnation empêchera les États-Unis de jouer le rôle d’intermédiaire impartial entre les deux pays en cas de nouvelle crise. Cela affecterait donc la stabilité régionale dans le long termeAbdul Moiz Khan et Syeda Saba Batool, « US sanctions on Pakistan will only push it closer to China », South China Morning Post, 1er janvier 2025. https://www.scmp.com/opinion/asia-opinion/article/3292891/us-sanctions-…. Enfin, il est noté que cette décision pourrait être contreproductive en montrant l’inefficacité des sanctions et en encourageant Islamabad et Beijing à les contournerSyed Ali Zia Jeffrey, « Why US sanctions against Pakistan’s ballistic missile program might backfire », Bulletin of the Atomic Scientists, 8 janvier 2025. https://thebulletin.org/2025/01/why-us-sanctions-against-pakistans-ball….
Trois autres explications sont avancées par les spécialistes pakistanais : une opposition américaine aux velléités pakistanaises dans le domaine spatialPress Release, ISSI holds Roundtable on « Latest Discriminatory U.S. Sanctions and Assertions about Pakistan’s Missile Program – Implications and Challenges », op. cit., une crainte que le Pakistan ne vende son expertise dans le domaine balistique, et donc un motif de non-proliférationPraveen Swami, « US Cold War fixation let nuclear genie out of the bottle in Pakistan. Sanctions won’t help », The Print, 22 décembre 2024. https://theprint.in/opinion/security-code/us-sanctions-on-pakistan-nucl…, ou encore une pression commerciale de l’Inde qui utiliserait les sanctions américaines pour nuire au commerce sino-pakistanaisImran Ayub, « How India’s exploitation of US sanctions hurts Pakistani businesses », Dawn, 7 janvier 2025. https://www.dawn.com/news/1879874/how-indias-exploitation-of-us-sanctio….
Développements balistiques au Pakistan
Bulletin n°127, janvier 2025