Le non-emploi en premier chinois : entre signalement stratégique, outil diplomatique et réalité dogmatique (2/3)
Observatoire de la dissuasion n°127
Benjamin Hautecouverture,
février 2025
Cet article est le deuxième volet d’une série sur le non-emploi en premier chinois à suivre dans les prochains numéros de l’Observatoire.
La question que pose aujourd’hui le non-usage en premier de l’arme nucléaire par la Chine (« no first use », acronyme anglo-saxon NFU)Voir Benjamin Hautecouverture, Le non-emploi en premier chinois entre signalement stratégique, outil diplomatique et réalité dogmatique (1/3), Observatoire de la dissuasion, N°126, FRS, décembre 2024. https://www.frstrategie.org/programmes/observatoire-de-la-dissuasion/no… ne peut pas être correctement traitée sans préciser les origines du programme nucléaire militaire chinois, parce que c’est le jour même du premier essai explosif d’une arme par la Chine que Pékin publia une déclaration selon laquelle le pays « ne sera jamais, à aucun moment et en aucune circonstance, la première à employer des armes nucléaires. »« Déclaration du gouvernement de la République populaire de Chine », People’s Daily, 17 octobre 1964..
En tant que telle, l’originalité de cet acte fondateur est signifiante : alors, le statut de l’arme nucléaire dans la stratégie de défense et de sécurité nationale était déjà pensé, conçu, fixé. Or, la concomitance des deux événements indique aussi une volonté d’inscrire d’emblée les armes nucléaires dans un discours de retenue, voire de rupture. Ce qui est présenté depuis lors comme la pierre angulaire de la stratégie nucléaire chinoise n’a jamais pris une forme officielle différente en soixante années de pratique. À ce titre, le non-emploi en premier chinois relève d’une détermination dans tous les sens du terme : ce qui le définit, le délimite ; les facteurs qui expliquent son imposition ; la force de son intention.
Le non-emploi en premier comme idée, conception, fixation doctrinale sont au premier chef le fait personnel de Mao Zedong. Il fut au centre du développement de l’arme et de son utilité. Il figea les fondements théoriques de la politique de non-emploi en premier, même si l’évolution de sa pensée stratégique et en particulier la réévaluation progressive qu’il fit de l’utilité de l’arme nucléaire furent très réelles, influencées par une partie de son entourage, dont Zhou Enlai, Chen Yi, ou Nie Rongzhen. En outre, des physiciens chinois formés en Europe et en Russie, tels que Qian Sanqiang et Qian Xuesen lui permirent d’acquérir peu à peu une compréhension scientifique de l’arme.
L’on sait que de prime abord, Mao ne distingua pas l’arme nucléaire par sa valeur stratégique, ce qui est très documenté de 1946 au milieu des années 1950. Selon lui, l’apparition de l’arme nucléaire ne modifiait pas le fondement des réalités militaires et politiques. De façon plus générale, Mao insista longtemps sur le fait que la technologie n'était pas un facteur décisif de la guerreShu Guang Zhang, « Between ‘Paper’ and ‘Real Tigers’ : Mao’s View of Nuclear Weapons », in Cold War Statesmen Confront the Bomb, Oxford University Press, 1999, pp. 194 – 215.. En 1955 par exemple, Mao déclarait encore que l’arme nucléaire n’est « pas une arme magique invincible »« Speeches at the National Conference of the Communist Party of China », in Mao Zedong, Selected Works, International Publishers, 1954, Vol. 5, n° 4, p. 168.. L’on sait aussi que ce manque public d’intérêt du leader communiste fut alors taxé d’irrationnel, d’idéaliste ou d’optimiste par les dirigeants soviétiques, notamment. Pour autant, après la guerre de Corée et après la première crise du détroit de Taïwan en 1954 – 1955, Mao comprenait l'importance des armes nucléaires et le pouvoir qu'elles conféraient aux États-Unis en particulier. Mais sa compréhension, et la façon dont elle était partagée dans les états-majors indiquent une ambivalence.
À cette époque, précisément après l’adoption le 29 janvier 1955 de la résolution de Formose par le Sénat des États-UnisLa résolution Formose est une résolution conjointe adoptée par le Sénat et signée par le président Eisenhower le 29 janvier 1955, qui donnait à ce dernier le pouvoir d'employer les forces armées des États-Unis comme il le juge nécessaire dans le but spécifique de sécuriser et de protéger Formose et les Pescadores contre une attaque armée (…).»., il semble que ce fût d’abord le pouvoir de coercition et la latitude d’exercer un chantage que le leader chinois percevait de la politique nucléaire américaineDans les mêmes termes, l’argument chinois d’un usage de l’arme nucléaire à des fins « coercitives » ou de « chantage » par les États-Unis précède de plus de soixante années l’argument occidental d’une piraterie stratégique qui distinguerait un âge nucléaire inédit depuis le début de la décennie 2010 sous l’effet de nouvelles politiques russe, chinoise, et / ou nord-coréenne., ce qu’illustrait encore un éditorial du People’s Daily fin décembre 1962Jen-min Jih-pao, « The Differences between Comrade Togliatti and Us », People’s Daily, 31 décembre 1962. : « les communistes ne doivent en aucun cas se faire les propagandistes volontaires de la politique impérialiste américaine de chantage nucléaire. » La perception d’une menace de chantage et la volonté de s’en défendre furent parmi les facteurs décisifs de la politique nucléaire chinoise, davantage semble-t-il que la menace d’emploi de l’arme par Washington. Le pouvoir politique chinois estimait en effet que la politique d’emploi en premier des armes nucléaires était irréaliste dans la plupart des cas. Ces cas n’étaient pas conçus comme des scénarios plus ou moins indépendants des conditions réelles de la conflictualité pouvant impliquer la Chine à court et moyen termes. Cela étant, une compréhension correcte par Pékin de ce qu’impliquerait une guerre nucléaire dans les années 1950 est aussi très documentée, notamment après la crise dite de Quemoy et Matsu à l’été 1958, qui fut une crise de dimension nucléaire : l’option de frappes tactiques contre la Chine continentale fut envisagéeCharlie Savage, « Risk of Nuclear War Over Taiwan in 1958 Said to Be Greater Than Publicly Known », The New York Times, 22 mai 2021. https://www.nytimes.com/2021/05/22/us/politics/nuclear-war-risk-1958-us…. La possibilité d’emploi d’une artillerie nucléaire par les États-Unis fut comprise par la direction du Parti communiste comme par le pouvoir militaire. Le programme nucléaire était lancé à cette époque depuis plus de trois ans avec le soutien de l’URSSJusqu’au mitan de l’année 1960..
Il reste qu’en dépit d’une volonté d’adaptation, les armes nucléaires ne cadraient pas bien avec la stratégie de guérilla de Mao ni avec les stratégies et doctrines de guerre alors adoptées par l'Armée populaire de libération (APL) : « les stratèges chinois ont été incapables de concilier les armes nucléaires et [sa] doctrine de la guerre populaire (...). Jusqu'au début des années 1980, il n'y a pas eu de recherche stratégique en Chine, ni de lien direct entre les armes nucléaires et la politique étrangère. »T.V. Paul, The Tradition of Non-Use of Nuclear Weapons, Stanford University Press, 2009, p. 118.. Par la suite, l'influence persistante des maoïstes sur la réflexion stratégique peut expliquer en partie l'aversion traditionnelle du pouvoir pour l’abandon d'une politique de non-emploi en premier.
« Nous avons également besoin de la bombe atomique », déclarait bien Mao en 1956, ajoutant dans une formule qui indiquait toujours un dédain viscéral pour le système d’arme : « Si notre nation ne veut pas être intimidée, nous devons avoir cette chose. »Yang Huan, « China’s Strategic Nuclear Weapons », in Michael Pillsbury, dir., Chinese Views of Future Warfare, National Defense University Press, 1998, p. 132. https://nuke.fas.org/guide/china/doctrine/huan.htm. Mao réitéra l’argument avec un ajout en 1958, affirmant à ses proches qu'en l'absence d’armes nucléaires, « les autres ne pensent pas que ce que nous disons a du poids »Li Jue, Lei Rongtian, Li Yi, et Li Yingxiang, dir., Contemporary China’s Nuclear Industry, Beijing Press, 1987, pp. 4-9.. Se retrouvait là un argument complémentaire traditionnel, très présent depuis plusieurs années dans le débat national français, par exemple. Une analyse détaillée de la politique étrangère et militaire de la Chine communiste le corrobore, indiquant bien que l’obtention d’un statut de grande puissance et la reconnaissance du régime sur la scène internationale face à Taïwan furent des objectifs majeurs du programme nucléaire militaire de janvier 1955 à octobre 1964Monika Chansoria, « The Political History of China’s Nuclear Bomb », CLAWS Journal, hiver 2013, pp. 79 – 96..
Une diplomatie nucléaire publique intense fut menée par le pouvoir chinois tout au long du développement du programme, soutenant les propositions soviétiques de désarmement jusqu’à 1960, la création de zones exemptes d’armes nucléaires, ainsi que les premiers mouvements civils mondiaux en faveur de l’abolitionDès l’appel de Stockholm du 19 mars 1950.. Lors de la conférence Indo-Chinoise de Genève de 1954, Zhou Enlai déclara par exemple : « la course aux armements doit être stoppée, le désarmement universel doit être réalisé et les armes atomiques et à hydrogène ainsi que les armes de destruction massive doivent être interdites »Cité par Wu Yun, « China’s Policies towards Arms Control and Disarmament: From Passive Responding to Active Learning », Pacific Review, Vol. 9, n° 4, 1996, p. 578.. Un même double discours se retrouva les mêmes années dans la politique suédoise, mais la Suède mit un terme à son programme au milieu des années 1960, en partie du fait de cette contradiction politico-stratégique interne. Le non-emploi en premier chinois, à cet égard, permettait à Pékin de poursuivre son plaidoyer pour le désarmement en allégeant le poids de la contradiction quand le pouvoir se mit à revendiquer un statut d’État doté après octobre 1964.
Enfin, les tentatives américano-soviétiques de consolider un ordre nucléaire international essentiellement bipolaire alors même que la Chine n’était pas encore un État doté poussa Pékin à offrir une alternative. Le 2 août 1963, un communiqué chinois publié dans le Renmin Ribao exposait correctement cette position : « Il est absolument inadmissible que deux ou trois pays brandissent leurs armes nucléaires à volonté, donnent des ordres et des directives, et dominent le monde en tant que seigneurs nucléaires, alors que l'écrasante majorité des pays sont censés s'agenouiller et obéir docilement aux ordres, comme s'ils étaient des esclaves nucléaires »Réimprimé dans la Peking Review, n° 32, 2 août 1963, p. 8. Cité par Nicola Horsburgh, China and Global Nuclear Order, Oxford University Press, 2015, p. 50.. D’une manière ou d’une autre, l’alternative chinoise devrait aussi s’inscrire dans une posture nucléaire originale.
En 1970, l'ancien Premier ministre Zhou Enlai résumait la fonction des armes nucléaires dans la politique de sécurité et de défense du pays en ces termes : « nous faisons cela [fabriquer des armes nucléaires] pour briser le monopole nucléaire et le chantage nucléaire, ainsi que pour restreindre les deux superpuissances. (…). Nous n'utilisons pas ces armes pour effrayer les gens, nous n'avons donc pas l'intention d'en produire de grandes quantités, mais nous devons tout de même en avoir une certaine quantité, une certaine qualité et une certaine variété. »Discours de Zhou Enlai lors de sa rencontre avec les délégués de la conférence du programme de la Commission nationale de la science et de la technologie de la défense, Pékin, 22 octobre 1970, in Selected Works of Zhou Enlai on Culture, CCCPC Party Literature Publishing House, 1998, p. 661, cité par Pan Zhenqiang, « China’s No First Use of Nuclear Weapons », in Li Bin, Tong Zhao, dir., Understanding Chinese Nuclear Thinking, Carnegie Endowment for International Peace, 2016, p. 58. https://carnegieendowment.org/research/2016/10/understanding-chinese-nu….
La posture originale chinoise devait mêler l’auto-défense à l’abolitionnisme et au pacifisme tout en offrant au pays de sortir de son cloisonnement stratégique pour faire face à la primauté américaine dans le nord-est asiatique et à une volonté d’ordre nucléaire mondial essentiellement bipolaire. À tous égards, le non-emploi en premier de l’arme nucléaire offrait au pouvoir la formule de son alternative.
En définitive, la réalité complexe, multifactorielle de cette genèse rend utilement compte de la place du non-emploi en premier dans la politique nucléaire chinoise au-delà de son statut déclaratoire.
Le non-emploi en premier chinois : entre signalement stratégique, outil diplomatique et réalité dogmatique (2/3)
Bulletin n°127, janvier 2025