Élections présidentielles américaines et questions nucléaires
Observatoire de la dissuasion n°123
Emmanuelle Maitre,
octobre 2024
Les électeurs qui se rendront aux urnes aux États-Unis le 5 novembre 2024 seront pour l’essentiel préoccupés par des questions de politiques nationales. Néanmoins, le contexte international particulièrement tendu pousse les candidats à s’exprimer sur les problèmes de politique étrangère. Tout en restant marginaux dans la campagne, les sujets nucléaires sont particulièrement intéressants. En effet, les dix dernières années ont permis de constater une convergence relative des administrations démocrates et républicaines sur le rôle des armes nucléaires, la stratégie à mener en matière de dissuasion et les investissements à conduire en la matière. Cette convergence s’est observée au niveau du diagnostic posé sur l’évolution de la situation internationale et en particulièrement l’émergence de la Chine comme menace croissante, requérant une posture de dissuasion plus robuste et plus intégrée. Elle s’est aussi traduite par un accord plus systématique entre les deux camps sur l’opportunité d’aller au-delà du plan de modernisation de la Triade américaine validé sous l’ère Obama et d’introduire certaines nouvelles capacités. Néanmoins, les différences de personnalité et de vision internationale qui caractérisent les deux candidats signifient qu’en dépit de ces rapprochements, le choix des électeurs américains sera déterminant sur un ensemble de dossiers nucléaires.
Kamala Harris s’est peu exprimée sur le sujet de manière spécifique depuis le début de sa candidature. Le programme électoral du parti démocrate n’introduit pas de nouveauté par rapport à la politique menée depuis quatre ans par l’administration Biden, qui est qualifiée de « comportement responsable » pour une puissance nucléaire. Il affirme que la candidate démocrate « continuera à renforcer nos alliances traditionnelles et à élargir nos partenariats régionaux afin de consolider la dissuasion et de résister à la coercition. » Le programme soutient l’idée qu’une « guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». Même s’il rappelle que « les États-Unis ne développent et ne déploient que ce qui est nécessaire à la dissuasion, tout en se montrant ouverts à de futures négociations sur le contrôle des armements si les compétiteurs sont intéressés », il note que « l’administration [Biden] modernise chaque élément de notre triade nucléaire, met à jour nos systèmes de commandement, de contrôle et de communication et investit dans notre entreprise nucléaire, afin de s’assurer que nous pouvons maintenir et renforcer, si nécessaire, nos capacités et notre posture »’24 Democratic Party, Democratic National Convention.. En tant que sénatrice, Kamala Harris avait eu des réserves quant à la Nuclear Posture Review de l’administration Trump, s’inquiétant du développement de nouvelles armes nucléaires et de l’hostilité républicaine vis-à-vis des accords de maîtrise des armementsSens. Sanders, Warren, Booker, Klobuchar, Gillibrand et Harris, Lettre au Président Trump.. Néanmoins, dans le contexte actuel, il est peu probable qu’une administration Harris revienne sur les programmes d’armes agréés par Joe Biden, ou cherche à défendre un programme ambitieux de maîtrise des armements.
Si des observateurs en Asie ont regretté que le programme démocrate ne fasse plus référence à l’objectif de dénucléarisation de la Corée du Nord, contrairement à celui de 2020, Kamala Harris a personnellement rappelé cet objectif en septembre 2023Miranda Nazzaro, « Harris says Putin’s potential meeting with Kim Jong Un ‘an act of desperation’ », The Hill, 10 septembre 2023. et la politique nord-coréenne d’une administration Harris serait donc sans doute très proche de celle menée par les précédentes équipes démocrates.
Enfin, même si en tant que sénatrice, Kamala Harris a soutenu le JCPOA avec l’Iran et a dénoncé le choix de l’administration Trump d’en sortir en 2018Kamala Harris, Harris Statement on Trump Violating the Iran Nuclear Deal, Senate, 8 mai 2018., il n’est pas certain qu’à la présidence, Mme Harris parvienne à faire renaître la voie diplomatique avec Téhéran, en dépit de certains espoirs suscités par sa candidature et l’élection d’un nouveau président en IranShabnam von Hein, « US election: How would Kamala Harris deal with Iran? », Deutsche Welle, 26 juillet 2024..
Du côté républicain, une plus grande confusion règne, D. Trump se caractérisant depuis son entrée dans la vie politique américaine par des déclarations souvent confuses sur les armes nucléaires. Très récemment, une interview réalisée par Elon Musk lui a ainsi permis de s’exprimer sur le sujetFull Recording of President Trump’s Interview with Elon Musk on X, donaldjtrump.com, 13 août 2024.. Il ressort de ses propos son extrême confiance dans sa capacité à gérer une crise nucléaire, de par ses capacités personnelles (en opposition à ses adversaires démocrates), son aptitude à renvoyer une image de force mais également de par ses bonnes relations avec V. Poutine ou encore Kim Jung-un. La séquence menaces fortes/ouverture diplomatique de 2017 avec Pyongyang est présentée comme un modèle de gestion de crise. À ce titre, certains conseillers républicains croient savoir qu’une seconde administration Trump aurait pour priorité de trouver un accord avec Kim, par exemple d’allègement des sanctions en échange d’un gel du programme nucléaireAlexander Ward, « Trump considers overhauling his approach to North Korea if he wins in 2024 », Politico, 13 December 2024.. D. Trump répète également régulièrement que s’il était resté à la Maison Blanche, il aurait dissuadé V. Poutine d’attaquer l’Ukraine et empêché l’Iran d’avoir les moyens de s’en prendre aux intérêts israéliens, en particulier en faisant pression sur la Chine pour prévenir les exportations iraniennes de pétrole.
La partie la plus commentée de l’interview est néanmoins l’emploi par l’ancien président du terme « réchauffement nucléaire » comme d’une menace beaucoup plus inquiétante que les dérèglements climatiques. Cette menace, qui semble dans son esprit combiner le risque d’une détonation nucléaire et le risque de prolifération« But the one thing that I don’t understand is that people talk about global warming or they talk about climate change, but they never talk about nuclear warming. And to me, that’s an immediate problem because you have, as I said, five countries where you have major nuclear, and probably some others are getting there, and that’s very dangerous. That’s where you need a strong American president because you don’t want to have this proliferation, but you have five countries and getting more. China is much less than us right now, but they’re going to catch us sooner than people think. They’re way lower. Russia and us are number one, and we’re sort of tied. And China is far behind, but they’re developing at a level that you’re not surprised to hear very fast. They’ll end up catching up, maybe even surpassing. But to me, the biggest problem is not climate change. It’s not… And everything’s a problem, but it’s degrees. To me, the big problem is the nuclear power. The power of nuclear is so great. But think of it, we need a man or person who’s unbelievably sharp in order to stop all the nuclear danger and all the dangers that I’m talking about” »., justifie la construction aux États-Unis « du meilleur ‘Iron Dome’ du monde », une promesse qui fait également partie du programme électoral officiel républicainOFFICIAL 2024 Republican Party Platform, donaldjtrump.com. Le risque nucléaire est évoqué dans des contextes insolites, comme lors d’un meeting électoral dans le Michigan au cours duquel D. Trump a jugé que la plus grosse menace au secteur automobile américain était « les armes nucléaires »Lawrence Hodge, « Trump Tells Auto Workers Nuclear Weapons Are A Threat To Michigan's Manufacturing Industry », Jalopnik, 18 septembre 2024..
Ce-dernier est cependant remarquablement peu-disant sur la dissuasion en elle-même, ne se référant qu’à des promesses globales de reconstruire l’armée et une Amérique forteIb. « Our Commitment: Keeping the American People safe requires a strong America. The Biden administration's weak Foreign Policy has made us less safe and a laughingstock all over the World. The Republican Plan is to return Peace through Strength, rebuilding our Military and Alliances, countering China, defeating terrorism, building an Iron Dome Missile Defense Shield, promoting American Values, securing our Homeland and Borders, and reviving our Defense Industrial Base. We will build a Military bigger, better, and stronger than ever before. Our full commitment is to protecting America and ensuring a safe and prosperous future for all. ».
A l’inverse, des conseillers républicains soutenant pour beaucoup la candidature de D. Trump ont fait une série de propositions (Project 2025) qui peuvent donner une idée des priorités stratégiques républicaines en cas de retour à la Maison Blanche. En matière nucléaire, Project 2025 défend entre autres l’accélération des programmes de modernisation de la Triade, l’augmentation unilatérale du nombre d’armes nucléaires déployées, avec l’augmentation du volume d’ICBM, la redirection les travaux de la NNSA vers les seuls programmes militaires, la préparation des installations nécessaires à la reprise des essais nucléaires, le rejet des propositions de maîtrise des armements « contraires au renforcement de la dissuasion », et l’extension « spectaculaire » du programme de défense antimissile nationalProject 2025, Mandate for Leadership, The Conservative Promise, The Heritage Foundation, 2023..
En complément , des chercheurs aux affaires lors de la première administration Trump ont proposé des transformations bureaucratiques permettant de donner plus de marges de manœuvre aux agences en charge des programmes nucléaires, mais aussi de réattribuer plusieurs têtes nucléaires aux ICBM américains (aujourd’hui limités à une seule tête en raison d’accords de maîtrise des armements), d’ajouter une capacité nucléaire à certains planeurs hypersoniques en cours de développement, d’examiner la pertinence de développer une version mobile de l’ICBM Sentinel ou encore d’accroître le déploiement d’armes nucléaires hors du territoire (y compris en Asie)Robert Peters and Ryan Tully, « The World Is Becoming Ever More Dangerous: The President Must Revitalize the U.S. Strategic Arsenal », Issue Brief, The Heritage Foundation, no. 5343, 1er mars 2024..
Enfin, Robert O’Brien, conseillé à la sécurité nationale de D. Trump lors de sa présidence, s’est fait remarquer en promouvant le retour aux essais nucléaires. De 2017 à 2021, l’administration républicaine s’était bruyamment opposée au Traité d’interdiction des essais nucléaires et avait commencé à explorer la possibilité de réduire les temps de préparation du site du Nevada pour une reprise des essaisLawrence Wittmer, « Donald Trump’s Reckless Infatuation with Nuclear Weapons », Foreign Policy in Focus, 22 juillet 2024.. Contrairement aux avis des scientifiques travaillant sur le programme nucléaire américain, R. O’Brien juge que la reprise des essais est nécessaire pour garantir la fiabilité et sûreté de nouvelles armes et permettrait aux États-Unis de « préserver leur supériorité technique et numérique sur les arsenaux nucléaires combinés de la Russie et de la Chine ». L’équipe de campagne de D. Trump n’a pas soutenu directement ces propositionsWilliam Broad, « Trump Advisers Call for U.S. Nuclear Weapons Testing if He Is Elected », The New York Times, 5 juillet 2024..
Au-delà des propositions effectives et des prises de position actuelles, c’est bien la personnalité de D. Trump, son unilatéralisme revendiqué et l’expérience de la première présidence qui le singularisent. Tout d’abord, sa candidature suscite de réelles inquiétudes chez un certain nombre d’alliés américains en raison de ses nombreux propos dédaigneux à leur égard. Pour des pays comme la Corée du Sud, toujours inquiète quant à la solidité des garanties de sécurité fournie par la dissuasion élargie américaine, le retour de D. Trump à la Maison Blanche pourrait alimenter le débat sur l’opportunité de développer un programme nucléaire autonomeCaitlin Talmadge, « How would Trump and Biden handle US nuclear policy upon reelection? », Commentary, Brookings, 8 July 2024..
Par ailleurs, les révélations de certains journalistes sur son attitude désinvolte quant au risque nucléaire et ses propositions de faire usage de l’arme en particulier en Corée du NordBess Levin, Report: Donald Trump Wanted to Nuke North Korea and Then Blame It on Another Country, Vanity Fair, 12 janvier 2023. avaient été à l’origine d’un débat fourni au Congrès sur le bienfondé de laisser le Président seul en charge de la décision de l’utilisation d’une arme nucléaire. Ce type de crainte, notamment basée sur la rationalité du dirigeant, resurgirait très vraisemblablement en cas de nouvelle victoire du candidat républicain.