Les essais nucléaires français à nouveau en débat ?

En février 2021, des particules de césium‑137 provenant de différents essais nucléaires atmosphériques effectués dans les années 1960 ont été transportées jusqu’en FranceNote d’information, « Episode de sables sahariens sur la France de février 2021 », IRSN, 4 mars 2021.. Cet événement, couplé avec la sortie mi-mars de l’ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » coécrit par un journaliste et un enseignant-chercheur, a eu pour conséquence de remettre sur le devant de la scène les essais nucléaires français, plus particulièrement ceux effectués en Polynésie française. Ce retour dans l’actualité des essais nucléaires français peut également s’appuyer sur la décision récente du Président de la République de déclassifier certains des documents couverts par le secret de la Défense nationale jusqu’à l’année 1970 incluseEmmanuel Macron, « Le Président a entendu les demandes de la communauté universitaire pour que soit facilité l’accès aux archives classifiées de plus de cinquante ans. », Élysée, 9 mars 2021.. Cela signifie que certains documents liés aux essais nucléaires français compris entre 1960 et 1970 pourront désormais être consultés.

En 2001, soit trois ans après le démantèlement du Centre d'expérimentation du Pacifique, la conclusion de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques était la suivante : « ces essais ne se sont pas réalisés sans altérer l'environnement des sites utilisés et sans prendre des risques humains. On peut toutefois considérer que ces effets ont été limités, même si, quarante ans plus tard, des hommes se plaignent d'hypothétiques effets sur leur santé. Enfin, par-delà les constats rassurants des instances internationales, il convient de continuer à assurer la surveillance des atolls de Mururoa et de Fangataufa »« Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1995 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires », Rapport, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, par Christian Baille, député, et Henri Revol, sénateur, Assemblée Nationale, n°3571, Sénat, n°207, février 2001..

C’est dans un souci de transparence que le Ministère de la Défense a publié en 2006 un rapport de plus de 450 pages portant sur la dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. S’appuyant sur de nombreuses sources et données de l’AIEA, du Service mixte de sécurité radiologique et biologique de l’homme et de l’environnement, du CEA et du Service de Santé des Armées, il conclut qu’en « l’état actuel des connaissances et les données acquises, notamment lors de l’utilisation médicale d’iode radioactif pour des diagnostics de la thyroïde, montrent que ces niveaux de dose ne devraient pas conduire à l’apparition d’un nombre décelable de cancers de la thyroïde en excès dans les populations vivant en Polynésie »« La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie – À l’épreuve des faits », Commissariat à l’Énergie Atomique, Ministère de la Défense, 2006.. En 2009, l’État français a demandé à l’AIEA de procéder à un examen indépendant de l’étude radiologique menée en 2006. L’organisation internationale a rendu un rapport concluant que « l’exposition réelle est probablement inférieure à celle calculée »« Rapport sur l’examen par des experts internationaux de l’exposition du public aux radiations en Polynésie française suite aux essais atmosphériques nucléaires français », Agence internationale pour l’énergie atomique, 2010. , du fait que le Ministère de la Défense ait surévalué les doses de rayonnement ionisants dans ses calculs.

Près de 15 ans après, le Ministère des Armées mandate l'INSERM, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, afin de réaliser un rapport sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires réalisés par la France sur la population de Polynésie française. Ce rapport de plus de 600 pages, publié en février 2021, valide les conclusions de 2006 en estimant que : « les rares études épidémiologiques sur la Polynésie française ne mettent pas en évidence d'impact majeur des retombées des essais nucléaires sur la santé des populations »« Essais nucléaires et santé – Conséquences en Polynésie française », Institut national de la santé et de la recherche médicale, février 2021. . Néanmoins, le rapport indique une augmentation de la mortalité et de certaines maladies, non pas pour les populations civiles mais uniquement pour une certaine catégorie très précise de militaires français présents en Polynésie. Cependant, la portée de cette conclusion reste limitée en raison de l’absence d’étude de certaines caractéristiques, par manque de donnéesIbid., p. 127. .

Ces différents rapports officiels ont été accueillis de manière contrastée. Ainsi, le rapport récent de l'INSERM a été accusé par le père Auguste Uebe-Carlson, Président de 193, association anti-nucléaire en Polynésie, comme étant du « négationnisme »« Polynésie : une association taxe l’Inserm de « négationnisme » pour son étude sur les conséquences des essais nucléaires », Le Parisien, 24 février 2021. , conduisant l'INSERM à publier une mise au point sur son site Internet fin février 2021 dénonçant ces propos, tout en rappelant son indépendance envers les autorités françaises« Mise au point sur l’expertise collective "Essais nucléaires en Polynésie française” », Institut national de la santé et de la recherche médicale, 26 février 2021. .

Les conclusions des deux auteurs de Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie diffèrent également des rapports de l’État français. D’après leurs analyses qui se basent sur 182 documents d’archives déclassifiés par l’État français en 2013, ils concluent que les calculs du CEA et du Ministère de la Défense révèlent d’importantes omissions et que leurs résultats sont en moyenne deux fois et demi supérieursSébastien Philippe, Tomas Statius, Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, PUF, mars 2021, p. 40. pour le seul essai nucléaire Aldébaran en 1966. Tomas Statius et Sébastien Philippe déclarent également dans cet ouvrage que 110 000 personnes auraient été impactées par le seul essai nucléaire Centaure de juillet 1974 et que les calculs du CEA des retombées de cet essai auraient été minorés de 40%Op. Cit., p. 137.. Pour autant, les deux spécialistes estiment que « certaines mesures ne permettent pas de se prononcer clairement et catégoriquement sur l’ampleur des contaminations »Op. Cit., p. 16. et que des incertitudes dans les calculs demeurent élevées, ce qui complexifie l’analyse des données et les conclusions à en tirer.

La sortie de cet ouvrage a conduit le CEA à publier sur son site Internet un communiqué de presse estimant que les auteurs manquent de précision sur des données retenues« Parution du livre Toxique : Réaction du CEA », Commissariat à l’Énergie Atomique, 12 mars 2021. . Le CEA a également réagi à d’autres articles publiés par un des auteurs de l’ouvrage, déclarant que les différences entre les mesures utilisées par le Commissariat et celles de l’auteur n'induisent pas de changement significatif des doses auxquelles la population de Polynésie française a été exposée.

Focus sur le CIVEN et les difficultés de l'indemnisation des victimes d’essais nucléaires

La loi du 5 janvier 2010 dite loi Morin reconnaît et indemnise depuis cette date les victimes des essais nucléaires français effectués entre 1960 et 1996. Elle est le fruit d’un long travail parlementaire qui permet d’harmoniser les régimes d’indemnisation, différents selon la qualité du demandeur (civil ou militaire). Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, l’État français reconnaît donc expressément qu’un lien de causalité peut exister entre une maladie et les retombées radioactives lors d’un essai nucléaire. 23 pathologies y sont inscrites qui peuvent faire l’objet d’une indemnisation. La loi crée le CIVEN, Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, autorité chargée d’attribuer ou non les indemnisations au titre de la loi Morin.

Lors de la procédure d’indemnisation, le demandeur n’a pas à prouver qu’il existe un lien entre la pathologie et les essais nucléaires. La présomption de causalité et par conséquent l’ouverture à l’indemnisation se mettent en place à partir du moment où le demandeur est malade et que sa maladie est inscrite dans la loi. Le demandeur doit également avoir séjourné en Polynésie durant une période précise. Pour autant, cette présomption peut être renversée par l’État français au cas par cas s’il apparaît que le risque lié aux essais est négligeable.

Alors que l’État français s’attendait à 20 000 demandes en 2010, en réalité très peu de dossiers ont été déposés devant le CIVEN (moins de 2 000 dossiers en 10 ans) et seulement 506 personnes ont été indemnisées depuis l’entrée en vigueur de la loi. En 2020, 144 personnes ont été reconnues comme victimes d’essais nucléaires et indemnisées par le CIVEN« Rapport d’activité 2020, retour sur les 10 ans de la loi du 5 janvier 2010 », Comité d’indemnisation des victimes d’essais nucléaires, 9 mars 2021..

Ces chiffres bas peuvent s’expliquer en premier lieu par le fait qu’il peut s’agir de faits anciens ou que les victimes peuvent être décédées. La possibilité pour l’État de renverser la charge de la preuve en prouvant que le demandeur a reçu moins de 1 millisievert de rayonnement par anSeuil établit par un arrêt du Conseil d’État le 6 novembre 2020, 7ème et 2ème chambres réunies, pourvoi n° 439003. peut également expliquer le nombre bas de personnes indemnisées par le CIVEN. Le CIVEN justifie ces chiffres bas également par le manque de médecins en Polynésie française capables de réaliser une expertise ou encore le manque de preuve dont disposent les demandeurs, notamment pour prouver qu’ils ont bien séjourné en Polynésie durant une période précise.

 

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