La guerre mondiale évitée de justesse ? La légende Able Archer ‘83
Observatoire de la dissuasion n°86
Bruno Tertrais,
mai 2021
De nouveaux documents déclassifiés en février 2021 ont relancé la thèse selon laquelle l’année 1983 aurait été « la plus dangereuse de la Guerre froide », notamment du fait d’un exercice (Able Archer ‘83) conduit par l’OTANNational Security Archive, « Able Archer War Scare ‘Potentially Disastrous’ », George Washington University, 17 février 2021.. Avec quelques autres épisodes du même type, cet exercice est fréquemment invoqué à l’appui de la thèse selon laquelle les postures de dissuasion nucléaire seraient porteuses de risques trop grands pour pouvoir raisonnablement constituer le socle des politiques de défense. Les éléments contenus dans les documents récemment déclassifiés confortent en fait une vision moins dramatisante des événements, assise sur une analyse dépassionnée de leur déroulé, de l’exploitation des archives du Pacte de Varsovie, et de certains témoignages.
Le déroulé des événements
En mai 1981, l’Union soviétique lance un programme de renseignement (RYaNRaketno-Yadernoe Napadenie, « attaque de missiles nucléaires ».), destiné à collecter toutes les informations possibles sur les capacités et les intentions nucléaires américaines, en particulier les préparations à une éventuelle guerre nucléaireVoir le dossier The Able Archer Sourcebook, publié par la National Security Archive (non daté), qui recense tous les documents américains déclassifiés de l’époque.. La crise polonaise et la question des Euromissiles ont alors rendu les relations Est-Ouest particulièrement tendues.
C’est encore plus vrai au cours de l’année 1983 : discours de Ronald Reagan sur « l’empire du mal » (8 mars), lancement du programme SDI (23 mars), exercice FleetEx ‘83 dans le Pacifique nord, le plus important jamais réalisé dans la région, avec des intrusions d’avions dans l’espace aérien soviétique (avril), exercice Global Shield du Strategic Air Command, d’ampleur plus grande qu’à l’accoutumée (fin juin), bombardements américains au Liban (fin août), tragédie du Boeing sud-coréen KAL 007, qualifiée de « massacre » et de « crime contre l’humanité » par M. Reagan (1er septembre), fausse alerte de lancement de missiles américains (26 septembre), invasion de la Grenade (22 octobre), attentats de Beyrouth (23 octobre)…
Or, quelques semaines plus tard, l’OTAN procède à un ensemble d’exercices intitulé Autumn Forge ‘83, comprenant notamment la projection de 19 000 soldats américains en Europe (ReForGer ‘83)Autumn Forge désignait, depuis 1975, la série des exercices de l’OTAN ayant lieu au cours de l’automne.. Des bombardiers stratégiques B‑52 et leurs ravitailleurs participent pour la première fois à cette série d’exercices (Crisex ‘83). Sa phase finale est Able Archer ‘83, un exercice de commandement (CPX) destiné à tester les procédures nucléaires. Celui-ci, qui commence le 3 novembre au matin, est d’ampleur particulièrement importante (nombre de postes de commandement impliqués), et inaugure un nouveau format de messages relatifs à l’activité nucléaire, deux fois plus longsLe nouveau formatage était plus long à la fois pour des raisons de sécurité et pour prendre en compte les nouvelles options de planification permises par les Pershing‑2 et les missiles de croisière (Dmitry Adamsky, « The 1983 Nuclear Crisis – Lessons For Deterrence Theory and Pratice », Journal of Strategic Studies, vol. 36, 2013, p. 27 ; Marc A. Ambinder, The Brink. President Reagan and the Nuclear War Scare of 1983, New York, Simon & Schuster, 2019, p. 192).. De plus, le niveau d’alerte des forces américaines dans le monde vient d’être élevé du fait des événements au Liban, et les communications entre M. Reagan et Mme Thatcher sont, à ce moment, particulièrement intenses en raison de l’invasion américaine de la Grenade. En outre, la date coïncide avec l’anniversaire de la révolution d’Octobre, période de permissions pour les soldats soviétiques et donc de vulnérabilité pour le dispositif du Pacte de VarsovieAdamsky, Ibid., p. 27. .
Le contexte incite donc à une certaine anxiété. De fait, dès le 2 novembre, les forces soviétiques en Allemagne ont reçu l’ordre de placer en alerte renforcée (une demi-heure) des bombardiers Mig‑23 stationnés en Europe de l’Est (au moins une douzaine)Ambinder, op. cit., p. 204.. Parallèlement, le nombre de SS‑20 en alerte, habituellement 10 %, passe à 50 %Ambinder, op. cit., p. 203. On apprendra plus tard (en décembre) que la Quatrième armée de l’air soviétique, stationnée en Pologne, avait reçu l’ordre de se mettre en alerte, « y compris pour l’emploi immédiat d’armes nucléaires » (Leonard H. Peroots, « End of Tour Report Addendum », janvier 1989, in Foreign Relations of the United States, 1981-1988, vol. IV, pp. 1426-1429, via National Security Archive).. Le directeur adjoint du renseignement pour l’armée de l’Air américaine en Europe, le lieutenant-colonel Leonard Peroots, rapporte alors cette information au commandant des forces américaines en Europe, tout en lui déconseillant de réagirIbid. . Le 4 novembre, les permissions du week-end accordées à certains soldats soviétiques en Allemagne sont annulées.
À partir du 7, les forces de l’OTAN « contre-attaquent » dans le cadre de l’exercice. Le 8 au matin, le SACEUR requiert l’emploi d’armes nucléaires. Le 9, les forces alliées simulent l’emploi de ces armes sur des objectifs fixes en Europe centrale. Le 11, la frappe simulée n’ayant pas eu « l’effet politique » espéré, l’Alliance procède à une nouvelle frappe nucléaire fictive, de plus grande ampleur, qui clôt l’exercice ce soir-làNate Jones, « Countdown to Declassification: Finding Answers to a 1983 Nuclear War Scare », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 69, n° 6, 2013..
Est-on vraiment passé « tout près de la guerre » ?
Un rapport du President’s Foreign Intelligence Advisory Board (PFIAB) conclura en 1990 que les États-Unis avaient eu tort de dédaigner la possibilité d’une réelle conviction, à Moscou, qu’une attaque nucléaire se préparaitPresident’s Foreign Intelligence Advisory Board (PFIAB), The Soviet “War Scare”, 15 février 1990.. De même, un documentaire britannique diffusé en 2008 suggère que le monde est passé tout près de la catastrophe1983: The Brink of Apocalypse, BBC Channel-4, 5 janvier 2008. . D’autres écrits ou documentaires ont largement relayé ce message, que l’on a vu une nouvelle fois faire l’actualité lors de la déclassification de nouveaux documents en février 2021Voir Nate Jones, David E. Hoffman, « Newly Released Documents Shed Light on 1983 Nuclear War Scare with the Soviets », The Washington Post, 17 février 2021, ou, en France, Vincent Jauvert, « Ils ont évité l’apocalypse nucléaire », L’Obs, n° 2941, 11 mars 2021..
Mais cette version dramatisante des événements ne correspond pas à la réalité.
Le récit classique d’Able Archer ‘83 fut longtemps basé de manière quasiment exclusive sur des sources occidentales, alors que rien dans les témoignages soviétiques ne vient attester d’une forte inquiétude de Moscou à l’époque.
- Celui d’Oleg Gordievsky, chef adjoint de la cellule du KGB à Londres et agent double, a été, sur ce point, discrédité. M. Gordievsky affirmait se fonder sur des télégrammes FLASH (« du 8 ou du 9 ») obtenus dans le cadre du projet RYaN et ordonnant de recueillir des éléments d’information sur une mise en alerte de bases américaines en Europe. Toutefois, aucune trace de tels télégrammes n’a jamais été retrouvée et au surplus, le programme RYaN n’était pas encore opérationnelLe modèle utilisé par les services soviétiques de renseignement n’en était qu’à ses balbutiements et RYaN n’est pas encore pleinement opérationnel. C’est donc probablement à tort que Gordievsky se réfère à lui. Comme le souligne l’un des meilleurs experts du sujet, « [p]arce que RYaN était encore en développement à l’automne 1983, les services de renseignement et les responsables politiques soviétiques ne lui auraient pas fait confiance pour décider du lancement d’une attaque nucléaire préemptive sur l’Occident » (Simon Miles, « The War Scare That Wasn’t: Able Archer 83 and the Myths of the Second Cold War », Journal of Cold War Studies, vol. 22, n° 3, p. 107). De plus, il n’était pas destiné à être autre chose qu’une aide à la décision parmi d’autres : les Soviétiques « n’entendaient pas laisser un modèle décider de leur destin » (témoignage de Gordon Barrass lors d’une réunion du CSIS, Washington, novembre 2015)..
- Toutes les autres sources vont en sens inverse. Le maréchal Akhromeyev, chef des opérations à l’État-Major soviétique, affirmera plus tard qu’il s’inquiétait toujours des exercices Autumn Forge mais n’avait jamais entendu parler de l’exercice Able Archer ‘83Fritz E. Ermarth, Observations on the “War Scare” of 1983 from an Intelligence Perch, Parallel History Project on NATO and the Warsaw Pact, 6 novembre 2003.. « Nous savions que l’OTAN procédait à un exercice », dit le général Ivan Yesin, à l’époque commandant des régiments de SS‑20Cité in Gordon S. Barrass, The Great Cold War. A Journey through the Hall of Mirrors, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 439.. « Personne ne pensait qu’il y avait une réelle menace de frappe nucléaire de l’OTAN », conclut le général Adrian Danilevich, à l’époque l’un des principaux architectes de la stratégie nucléaire soviétique. « L’idée selon laquelle Washington et Moscou furent proches de la guerre nucléaire est exagérée », affirme Viktor Tcherkachine, chef du KGB aux États-Unis à l’époque. « Nous n’avons jamais pensé que la situation nous emmenait au bord du gouffre », renchérit son patron de l’époque, Vladimir KriouchkovCité in Ambinder, op. cit., p. 194.. C’est aussi ce que pensaient la plupart des autres responsables soviétiques… et leurs agents occidentaux tels que TOPAZ (Rainer Rupp, alors dans un poste clé à l’OTANMarkus Wolf, le chef du renseignement est-allemand, savait que Rupp le contacterait si la guerre était imminente (Ambinder, op. cit., p. 144).). De manière cruciale, toutes les sources récemment exploitées et provenant directement des archives du Pacte de Varsovie corroborent cette visionCitations in Adamsky, op. cit., et in Miles, « The War Scare That Wasn’t », op. cit. D’après Miles, c’est le témoignage d’Oleg Gordievsky qui l’aurait conduit à écrire son mémorandum..
Il est vrai que les faits ne « collent » pas :
- Contrairement à ce qui a été écrit parfois (y compris dans la presse françaiseJauvert, op. cit., p. 56.), il n’est pas certain que les chasseurs-bombardiers soviétiques placés en alerte aient été dotés de leurs armes nucléaires. Le témoignage clé du colonel Peroots, fait en 1989 et qui avait déclenché l’enquête du PFIAB (1990), a été déclassifié en février 2021 : on y apprend que les appareils mis en alerte renforcée devaient être « armés » et avaient été dotés d’équipements de brouillage électronique… mais que certains ne l’avaient pas été, ce qui – supposèrent alors les services américains – pouvait indiquer qu’ils étaient dotés de leurs « munitions de guerre »Peroots, op. cit. ; Simon Miles, « The Mythical War Scare of 1983 », War on the Rocks, 16 mars 2021..
- Aucun décollage d’appareil soviétique ne fut repéré au cours du week-end des 5-6 novembre… pas plus que le lendemain, le lundi 7, jour de fête nationale soviétiquePeroots, op. cit.. L’alerte soviétique en Europe fut même levée le 9 novembre… soit le jour même où l’OTAN lança fictivement sa première frappe nucléaireMiles, « The War Scare That Wasn’t », op. cit., p. 115..
- Les missiles balistiques Pershing‑II, qui auraient été de loin les moyens les plus adaptés à une frappe surprise de l’OTAN (les Pershing‑I n’ayant qu’une portée de 740 km), n’étaient pas encore déployés en Allemagne (les premiers n’arriveront que le 23 novembre), ce que les Soviétiques savaient parfaitement.
- Les Soviétiques savaient aussi que le président Reagan était en visite les 8 et 9 novembre au Japon – un déplacement qui, sans doute, cadrait mal avec l’hypothèse d’une attaque de l’OTAN.
Les conclusions des experts ayant étudié le sujet en profondeur sont sans appel.
Gordon Barrass écrit que le 11 novembre, les Soviétiques « ne bougèrent pas, car ils savaient qu’ils observaient un exercice »Barrass, The Great Cold War, op. cit., p. 301.. Selon lui, le rapport du PFIAB fut une « mascarade »Témoignage de Gordon Barrass lors d’une réunion du CSIS, Washington, novembre 2015.. Fritz E. Ermarth, l’officier de renseignement en charge de l’Union soviétique, auteur principal d’un rapport initial de la communauté américaine du renseignement en 1984 plutôt rassurant sur les événements, maintient lui aussi que l’Union soviétique ne craignait pas réellement une attaque alliée. Le comportement de Moscou au cours de la crise ne fut en effet, selon lui, pas cohérent avec ce que les Américains connaissaient des mesures de précaution que les Soviétiques prévoyaient de prendre en temps de crise grave. Les Soviétiques, dira-t-il plus tard, n’avaient fait que « taper sur des casseroles »Ermarth, Observations on the “War Scare” of 1983 from an Intelligence Perch, op. cit. .
Comme le note Simon Miles, auteur d’une récente étude de référence sur le sujet, « les experts qui se sont servis des archives du Pacte de Varsovie ont atteint des conclusions beaucoup plus sereines que ceux qui se sont seulement basés sur du matériel occidental quant à la réponse et aux inquiétudes du Pacte à propos de l’exercice. Ceux qui ont le plus eu recours aux sources du bloc de l’Est sont aussi ceux qui sont les plus prompts à rejeter le récit selon lequel Able Archer ‘83 a presque déclenché une guerre nucléaire »Miles, « The War Scare That Wasn’t », op. cit., p. 99..
On sous-estime parfois le degré de paranoïa qui régnait en Union soviétique au temps de la Guerre froide : alors qu’aucun projet ou plan d’invasion « à froid » de l’Europe n’a jamais été retrouvé, le scénario d’une attaque occidentale, lui, était pris très au sérieux dans un pays profondément atteint de ce que l’on peut appeler le « syndrome de Barberousse » en référence à l’attaque de 1941.
Certes, les principaux responsables occidentaux ne connaissaient pas toujours l’interprétation qui prévalait à Moscou de tel ou tel discours ou initiative. Néanmoins, ils savaient prendre en compte le risque de guerre par inadvertance ou de mauvaise interprétation de leurs intentions. C’est à dessein, par exemple, qu’il avait été décidé qu’aucun responsable occidental de premier plan ne jouerait son propre rôle lors d’Able Archer ‘83Ibid., pp. 108-109.. Les craintes soviétiques semblent en revanche avoir joué un rôle dans la décision de M. Reagan de relancer, à partir de la fin novembre, les discussions avec Moscou.
Et c’est sans doute à dessein également que les Soviétiques, de leur côté, ne mirent en alerte qu’une faible part de leurs forces aériennes en Europe. Comme lors d’autres crises nucléaires, la prudence semble au fond avoir largement prévalu des deux côtés.