La question des missiles terrestres à moyenne portée au Japon : un sujet de débat en interne et avec les États-Unis
Observatoire de la dissuasion n°86
Valérie Niquet,
mai 2021
Japon – États-Unis : engagement renouvelé en faveur de la dissuasion élargie et des attentes à l’égard de Tokyo
Le communiqué commun publié à l’issue du sommet Suga-Biden qui s’est tenu à Washington le 16 avril 2021 souligne l’importance de l’alliance « renouvelée », « pierre angulaire de la paix et de la sécurité dans la région Indo-Pacifique et le monde ». Comme pour mieux conjurer les doutes, c’est l’hyperbole du vocabulaire qui frappe le lecteur : les liens sont « encore plus étroits », « l’alliance est le socle de nos deux nations », les engagements sont « inébranlables »« US-Japan Global Partnership for a New Era », US-Japan Joint Leader’s Statement, White House, 16 avril 2021..
La question de la réassurance est clairement posée, les États-Unis réaffirmant leur « inébranlable soutien à la défense du Japon, mobilisant l’étendue complète des capacités, y compris nucléaires ». Mais au-delà des mots et des promesses d’engagement, les attentes à l’égard de Tokyo sont également importantes.
Le communiqué commun mentionne la nécessité pour le Japon de développer ses capacités de défense nationale pour mieux renforcer l’alliance et contribuer à la sécurité régionale. Les États-Unis, mais aussi le Japon, s’engagent à améliorer les capacités en matière de moyens de riposte et à consolider (« boost ») la dissuasion élargie. Réuni un mois auparavant, le comité de sécurité consultatif 2+2 nippo-américain avait utilisé les mêmes termes concernant la question du renforcement de la dissuasion élargie« Japan-US Security Consultative Committee 2+2 », Ministère des Affaires étrangères du Japon, 16 mars 2021..
Les réticences du Japon
Face à ces attentes, la réponse du Japon demeure timide. Alors que les risques de conflit dans le détroit de Taïwan font partie des scénarios de crise pris en compte aux États-Unis, le Japon a obtenu que le communiqué commun du 16 avril 2021 n’aille pas au-delà du rappel de « l’importance de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan »« US-Japan Global Partnership for a New Era », op. cit.. Tokyo est satisfait d’avoir obtenu un fort engagement renouvelé des États-Unis sans que la question de sa propre implication opérationnelle soit (publiquement) posée.
Pourtant, la réalité est complexe. Ainsi, en cas de débarquement chinois sur les îles Senkaku, zone grise par excellence mais explicitement couvertes par l'article 5 du Traité de DéfenseLes Etats-Unis ont à plusieurs reprises réaffirmé, depuis la présidence Obama, la couverture des Senkaku « administrées par le Japon », par l’article 5 du traité de défense et de sécurité qui lie les deux Etats. Cet engagement réel ne lève toutefois pas toutes les interrogations, y compris auprès des experts japonais., on peut s’interroger sur la volonté des États-Unis d’agir, plus encore en mobilisant les moyens de la « dissuasion élargie », si les Japonais eux-mêmes n’assument pas leur défense en mobilisant tous les moyens. De même, en cas de crise grave dans le détroit de Taïwan, l’implication du Japon serait quasiment automatique, en raison de la présence d’importantes bases américaines sur le territoire, ce qui impose à Tokyo de prendre en compte ces scénarios.
Pour faire face au renforcement de la menace balistique chinoise, les États-Unis ont à plusieurs reprises évoqué le déploiement d’un réseau de missiles basés au sol le long de la première chaîne d’îles qui va de Hokkaido aux Philippines en passant par l’archipel nippon et TaïwanRyo Nakamura, « US to build anti-China missiles network along first island chain », Nikkei Asia, 5 mars 2021.. Selon l’amiral Phil Davidson, Commandant en chef pour l’Indo-Pacifique, ce déploiement de forces terrestres est le seul moyen de retrouver un équilibre des forces avec la Chine, qui dispose de plus de 1 250 missiles à moyenne portée, dont une partie cible le Japon et les bases américaines dans l’archipelJesse Johnson, « US Indo-Pacific Chief Suggests Anti-China Missile network for Western Pacific », Japan Times, 10 mars 2021.. Depuis 2019 et le retrait du traité FNI, Washington peut à nouveau se doter de ce type de missiles et la question des sites de lancement est posée.
La réponse japonaise à ces projets demeure très hésitante. Alors qu’il ne s’agissait que des moyens « défensifs », au mois de juin 2020, Taro Kono, alors ministre de la Défense, suspendait le déploiement de deux systèmes de missiles antibalistiques au sol, en raison notamment du coût, mais aussi des difficultés à remporter l’accord de la population, même si deux sites avaient été trouvés.
Un débat non tranché au Japon
Pourtant, la question du renforcement de la capacité dissuasive du Japon, reposant sur des missiles à plus longue portée basés au sol et non plus uniquement sur des capacités de défense antimissiles embarquées, est débattue au Japon. Au sein du PLD, la faction la plus en pointe sur les questions stratégiques, représentée par l’ex-premier ministre Abe, soutient cette évolution. Toutefois, même si cette faction est aujourd’hui majoritaire au sein du PLD (parti libéral démocrate) au pouvoir, elle ne peut s’affranchir de l’opinion publique. Le PLD est lui-même divisé sur la question, notamment en raison de son alliance électorale avec le parti Komeito (bouddhiste) traditionnellement opposé à tout renforcement des capacités militaires.
Au mois de septembre 2020, quelques jours avant de démissionner, Shinzo Abe avait prononcé une allocution dans laquelle il s’interrogeait sur la possibilité, avec les seules capacités d’interception de la défense antimissile (迎撃能力), de protéger la vie de la population. Il demandait de prendre en compte le rôle des missiles à longue portée pour renforcer la dissuasion (抑止力を強化) sans revenir sur le concept de « défense exclusive » qui fonde la politique de défense du JaponStatement by Prime Minister, Premier Ministre du Japon, 11 septembre 2021..
La réflexion de l’ex-Premier ministre reflète les débats qui ont cours dans le milieu des experts conseillers du PLD. Le professeur Nobukatsu Kanehara, ancien secrétaire adjoint du Secrétariat de sécurité nationale, a rappelé lors d’une conférence récente que le Japon se trouvait sous la menace directe des missiles nord-coréens et chinois, qui peuvent détruire Tokyo. Il s’interrogeait sur la réalité du parapluie nucléaire américain, y compris en relation avec le respect par le Japon du NPT« We will comply with the NPT at the condition of a complete American nuclear assurance. Is it complete? Is it? », FRS Japan Program Webinar « New World New concepts? The Future of the Indo-Pacific », Fondation pour la Recherche Stratégique, 16 février 2021..
Mais si cette question demeure rhétorique, et avant tout destinée à dissuader Pékin d’aller trop loin tout en garantissant l’engagement des États-Unis, celle des options concernant le déploiement de missiles à longue portée par les États-Unis l’est moins.
Un article publié par le JMSDF Command and Staff College sur le site du ministère de la Défense aborde la question avec clarté. Selon son auteur, titulaire de la chaire Japon au Hudson Institute, ce déploiement est nécessaire pour faire face à la menace chinoise et réduire le fossé de capacitéIl faut noter que les Chaires Japon créées dans des think tanks à l’étranger sont généralement financées par les autorités japonaises qui contribuent à la sélection de leur titulaire.. Une interprétation trop restrictive du concept de « défense exclusive » ne doit pas interdire, en cas de nécessité, le droit de « guerre préventive » (予防戦争) reposant sur une capacité de missiles balistiques offensifs. Toutefois, le déploiement de missiles américains sur le sol japonais, pour emporter l’adhésion de la population, implique un partage des responsabilités concernant la définition des objectifs, le ciblage, les plans opérationnels et les meilleures options en matière de défenseMusashi Murano, « 日本の長距離攻撃オプションの様相 » (Quelques aspects des options d’attaque à longue distance pour le Japon), Ministère de la Défense, février 2021..
Le débat se poursuit, certaines options sont désormais abordées plus ouvertement dans le milieu des experts, mais il est loin d’être tranché. La perspective d’élections législatives qui auront lieu au plus tard à l’automne 2021 plaide en faveur de la continuité et de la prudence.