Existe-t-il une doctrine de dissuasion iranienne

La riposte israélienne du 19 avril dernier à la riposte iranienne de la nuit du 13 avril précédent a donné lieu à plusieurs commentaires officiels iraniens que la presse mondiale a relayés : « Une révision de notre doctrine et de notre politique nucléaires, est tout à fait possible », déclara ainsi le Major-Général Ahmad Haghtalab, du Corps des gardiens de la révolution islamiqueJewish News Syndicate, 9 mai 2024.. « Si le régime sioniste [Israël] ose endommager les installations nucléaires iraniennes, notre niveau de dissuasion sera différent. Nous n'avons pas décidé de produire une bombe nucléaire, mais si l'existence de l'Iran est menacée, nous devrons changer notre doctrine nucléaire », déclarait à son tour au début du mois de mai le chef du Conseil stratégique pour les affaires étrangères et ancien ministre des Affaires étrangères Kamal KharaziIbid. . Or, en dépit de ce que ces annonces récentes semblent indiquer, l’Iran ne dispose pas de doctrine nucléaire au sens propre.

La recherche américaine et européenne sur la dissuasion iranienne reste rare. D’un côté, les moyens de dissuader l’Iran ont commencé à concentrer l’intérêt de la communauté stratégique occidentale il y a une dizaine d’années ; de l’autre, la dissuasion iranienne est le plus souvent postulée ou interprétée à la lumière de la pensée transatlantique des soixante-dix dernières années, notamment s’agissant de la volonté supposée du pays de se doter de l’arme nucléaire. Ce n’est pas forcément une erreur mais c’est risquer de passer à côté d’une singularité qui relève de plusieurs facteurs.

La littérature stratégique iranienne ne propose ni définition claire de ce qu’est la dissuasion, ni un corpus doctrinal dédié permettant d’affirmer qu’une doctrine de dissuasion constituée a été produite par le régime depuis 1979Alex Grinberg, The Concept of Deterrence in Arab and Muslim Thought – Iran, Working Paper, juin 2012, 21 p.. En réalité, des éléments de doctrine ont été formulés, une doctrine est peut-être en cours de constitution, mais il est pour le moment plus juste de tâcher d’interpréter ce qu’une approche iranienne de la dissuasion comporte comme éléments spécifiques.

D’abord, il convient d’avoir à l’esprit que la culture stratégique nationale (héritage perse et shiisme), le régime théocratique (Guide suprême et présidence), la spécificité du système politique institutionnel (Armée régulière et Corps des gardiens de la révolution islamique) favorisent une dualité qui empêche une génération doctrinale et conceptuelle univoque. Au contraire, cette dualité à chaque échelon permet l’équivoque et la compétition des significations, ce qui peut donner le sentiment perceptif d’un discours contradictoire, d’un double langage permanent, ou encore d’une ambiguïté discursive entretenue à dessein.

Le terme bazdarandagi – qui s’approche le plus de ce que la dissuasion désigne – dérive du verbe baz-dashtan, lequel signifie stopper ou prévenirGuy Freedman, « Iranian approach to deterrence: Theory and practice », Comparative Strategy, vol. 36, n° 5, p. 400, 2017.. Ceci signale que la notion revêt un caractère plus général. Dans ce sens préventif très ouvert, il peut être conçu que la dissuasion est la pierre d’angle de la stratégie de défense iranienne, ce que nombre de documents institutionnels confirment depuis le début de la décennie 2000, même faute de définition caractérisée. Les forces armées iraniennes possèdent ainsi certains principes directeurs qui incluent un volet dissuasif. Ces principes ont été établis et codifiés en 1992 dans le règlement des forces armées iraniennes, ils mettent l'accent sur l'augmentation des risques et des coûts pour l'adversaireSteven R. Ward, « The Continuing Evolution of Iran’s Military Doctrine », Middle East Journal, 59:4, automne 2005, pp. 559-576.. Un autre effet de cette acception large est que la dissuasion est toujours pensée de manière multidimensionnelle : ce qui concourt à prévenir une agression constitue une dimension de la dissuasion, ambition militaire mais aussi politique, financière, sociale ou culturelle.

L’importance accordée à la notion de profondeur stratégique et l’étendue du champ qu’elle couvre (géographique, défensive, financière, politique) évoquent une confiance traditionnelle accordée à ce que la théorie anglo-saxonne moderne désignerait ici de dissuasion par déni (deterrence by denial) : la combinaison des défenses qui protègent une cible potentielle est telle qu’un ennemi est découragé de l’attaquer. Par exemple, la multiplicité des sites hébergeant les installations qui participent au programme nucléaire, leur dispersion, leur fortification ou leur enfouissement constituent autant de moyens de défense passive destinés à dissuader le succès d’actions de contre-prolifération armée telles que celles menées par Israël en Irak en 1981 (Osirak), en Syrie en 2007 (Al-Kibar). L’argument fut du reste largement repris par l’analyse américaine ou israélienne au cours de l’escalade des tensions entre Téhéran et Tel-Aviv entre les mois d’octobre 2023 et d’avril 2024. Relève également de ce champ la volonté de rompre un risque d’isolement stratégique régional (politique de voisinage et pivotage à l’Est de la politique étrangère et de sécurité depuis l’administration Ahmadinejad), et de s’intégrer à un réseau commercial et financier qui permette au pays d’être moins dépendant des sanctions économiques américaines et européennes (intégration de l’Organisation de coopération de Shanghai, partenariat stratégique avec la Chine).

Au plan strictement militaire, c’est la notion de guerre asymétrique qui continue de prévaloir. On la retrouve dans la littérature stratégique en FarsiAbu-Mohammad Asgar-Khani et Mohammad-Reza Hagh-Shenas, « Tahdidhay-e Mantaghehi va Rahbord-e Taslihati-Amniati-ye Jomhouri-ye Islami-ye Iran [Regional Threats and Iran’s Ammunitions and Security Strategy] », Faslnemeh Rahbord Defaii [Quarterly Defense Strategy] 33, 2011, pp. 69–99, cité par Guy Freedman, op. cit. ; c’est ce que la perception occidentale retient le plus communément : « Les forces armées iraniennes semblent se concentrer sur le développement de capacités de niche qui jouent sur les points forts de l'Iran, les effectifs, la profondeur stratégique et la disposition à accepter des pertes – tout en exploitant les faiblesses des adversaires de l'Iran, qui sont considérés comme peu enclins au risque, sensibles aux pertes et fortement dépendants de la technologie et des installations de base régionales pour l'accès »Michael Connell, « Iran’s Military Doctrine », in Robin Wright (ed.), The Iran Primer, Institute of Peace, Washington, D.C., 2010..

Pour autant, il peut être considéré que l’asymétrie des moyens est au moins autant l’effet d’un choix doctrinal que d’une infériorité capacitaire. À ce titre, la guerre asymétrique est une notion dont l’évolution n’est pas exempte de contradictions ou de paradoxes. À mesure que le pays se dote de capacités balistiques destinées à réduire cette infériorité capacitaire avec ses principaux adversaires désignés – États-Unis et Israël –, et a fortiori si le Guide Suprême prend la décision de faire aboutir un programme nucléaire militaire, la dissuasion iranienne se rapproche de conceptions occidentales modernes fondées sur des capacités de représailles. Il s’agirait alors tendanciellement de circonscrire l’approche dissuasive à une fonction de défense identifiée, fondée sur des moyens spécifiques qui peuvent accueillir un habillage doctrinal et dont la vocation est d’être complétés pour gagner en robustesse, en crédibilité, et s’adapter à une variété de situations. Une telle évolution reste évidemment à ce jour une hypothèse.

Pour l’heure, c’est la vertu dissuasive d’une capacité nucléaire de seuil qui fait débat. L’idée selon laquelle disposer d’une telle capacité permet de se prévaloir de certains avantages que confère la possession d’une dissuasion nucléaire n’a pas donné lieu en sources ouvertes à un argumentaire consolidé en Iran. De la même manière, l’idée selon laquelle l’acquisition d’une telle capacité par le pays aujourd’hui serait l’aboutissement d’un processus statutaire revendiqué demeure très problématique. Le nombre croissant de déclarations iraniennes sur ce thème depuis le début de l’année 2024, ainsi que leurs formulations assez nuancées, évoquent davantage des partis pris, ou l’expression de convictions, ou une simple rhétorique déclaratoire, selon un discours que l’on peut tracer jusqu’au début de la décennie 2000 par la voix de nombreux leaders iraniens. En tout état de cause, ce discours est polysémique. Le chef actuel de l’agence nucléaire iranienne Mohammad Eslami déclarait ainsi en janvier 2024 : « Il ne s'agit pas d'avoir la capacité [de produire des armes nucléaires]. Il s'agit plutôt de ne pas vouloir le faire. En termes de sécurité nationale, nous ne voulons pas le faire. Il ne s'agit pas d'un manque de capacité. C'est un point très important. Notre sécurité nationale dans ce domaine exige que nous continuions à chercher à atteindre nos objectifs et à gagner en influence. Je pense que nous avons atteint ce niveau de dissuasion »Cité par Toby Dalton et Ariel Levite, « Iran’s Nuclear threshold Challenge », Commentary, War on the Rocks, 23 mai 2024.. Au mois d’avril, le président de l’université Shahid Beheshti, Mahmoud Reza Aghamiri précisait : « La question n'est pas de produire une bombe atomique. Quand on a des capacités élevées, cela signifie qu'on a du pouvoir. (...) Aller dans cette direction est problématique et interdit par le Leader pour le moment, mais comme c'est un juriste religieux, cela peut changer demain ou plus tard »Ibid. .

En définitive, l’intégration d’une composante nucléaire au dispositif dissuasif iranien – qu’il s’agisse d’une capacité de seuil ou à l’avenir d’une capacité nucléaire minimale avérée après un premier essai – semble bien relever d’une évolution empirique. Cette évolution est liée au développement des options et à une maturation capacitaire – ce qui relève d’un phénomène régalien traditionnel – mais aussi d’une conception de la dissuasion elle-même qui relève plus d’une approche que d’une fonction.

 

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