Mesures de confiance sur le site d’essais nucléaire du Nevada
Observatoire de la dissuasion n°120
Emmanuelle Maitre,
juin 2024
Les 29 et 30 novembre 2023, la National Nuclear Security Administration (NNSA) a invité 13 experts américains et internationaux non gouvernementaux à participer à une visite des Nevada National Security Sites (NNSS)NNSA demonstrates transparency during arms control and nonproliferation experts’ visit to Nevada, NNSA, 1er décembre 2023.Les experts invités venaient des organisations suivantes : Arms Control Association, Carnegie Endowment for International Peace, Center for Arms Control and Non-Proliferation, Center for Strategic and International Studies, Federation of American Scientists, Harvard Kennedy School, Middlebury Institute of International Studies, National Academy of Sciences, Nuclear Threat Initiative, Open Nuclear Network, et Ploughshares Fund. Un professeur de physique de l’université de science et de technologie de Hong Kong et un physicien allemande affilié à l’Institute for Peace Research and Security Policy de l’université de Hambourg ont également participé.. Situé à une heure de Las Vegas, ces installations, réparties sur une emprise d’environ 3 500 km², ont été utilisées pour réaliser 928 essais nucléaires entre 1951 et 1992, pour le compte des États-Unis et du Royaume-Uni, dont 828 souterrains.
Contrairement au Centre d’expérimentation du Pacifique, les NNSS n’ont pas été démantelés après l’annonce d’un moratorium américain sur les essais en 1992 et la signature par les États-Unis du TICE. Au contraire, le Président Clinton a, en réaction aux essais chinois de 1993, demandé au Département de l’Énergie de s’assurer que les installations du Nevada étaient maintenues en état pour pouvoir conduire un essai nucléaire, en cas de décision politique en ce sens, dans les 6 mois jusqu’en 1996 et dans un délai de 2 à 3 ans après cette datePDD‑15 – U.S. Policy on Stockpile Stewardship Under an Extended Moratorium and a Comprehensive Test Ban, Clinton Digital Library, 3 novembre 1993.. Cette demande politique n’a pas été modifiée et reste en vigueur aujourd’huiRemarks by NNSA Deputy Administrator for Defense Nuclear Nonproliferation Corey Hinderstein at the CTBT: Science and Technology Conference 2023, NNSA, 20 juin 2023.. En 2011, un rapport de la NNSA pointait que selon ses objectifs, un essai pourrait intervenir dans un délai de quelques mois pour un essai « simple » de nature politique à 3 ans, si l’objectif était de recueillir des données scientifiques complexesMary Beth Nitikin et Amy Woolf, U.S. Nuclear Weapons Tests, In Focus, Congressional Research Service, mis à jour le 4 décembre 2020.. Comme un symbole, les infrastructures préparées pour la réalisation de l’essai Icecap, qui devait intervenir pour le compte du Royaume-Uni au printemps 1993 afin de montrer la réaction d’une tête nucléaire dans des conditions de froid extrême, et a été annulé suite à l’annonce du moratorium par George H. Bush le 3 octobre 1992, sont toujours visibles, visuellement intactes depuis plus de 30 ansIce Cap, NNSS‑ICEC‑U‑0046-Rev01, NNSS, mai 2022.. Plus concrètement, c’est l’entretien du Device Assembly Facility, bâtiment dans lequel les objets explosifs expérimentaux étaient assemblés, qui traduit la mise en œuvre de l’obligation politique de conserver une capacité d’essais souterrains sur le site.
Cependant, les sites sont désormais utilisés pour un ensemble d’expérimentations autorisées par les traités internationaux et en particulier le TICE. Certaines sont des essais sous-critiques utilisés pour le maintien opérationnel de l’arsenal nucléaire américain. D’autres ont pour objectif de mieux détecter les essais nucléaires, et sont utilisées en particulier pour analyser les essais récemment effectués par la Corée du Nord.
Parmi les principales installations utilisées, figurent le Big Eplosives Experimental Facility (BEEF), un site d’essais hydrodynamiques installé au NNSS en 1994 pour bénéficier des bunkers enfouis et blindés. Le BEEF est utilisé pour conduire des expérimentations de grande ampleur sur des explosifs conventionnels de haute intensité. Le laboratoire PULSE (Principal Underground Laboratory for Subcritical Experimentation), anciennement connu sous le nom de complexe U1a, est le seul laboratoire américain où des expérimentations sous-critiques utilisant des quantités significatives de plutonium peuvent être réalisées. Utilisant un puits initialement creusé en 1988 pour un essai nucléaire et atteignant près de 300 mètres de profondeur, le laboratoire comprend désormais trois puits verticaux, des tunnels et des galeries horizontales de plus de 2 km de long. Il est utilisé pour des expérimentations sous-critiques, c’est-à-dire des explosions qui utilisent une quantité de matière fissile insuffisante pour provoquer des réactions en chaîne. Il est en cours de modernisation et d’extension, avec la construction de nouvelles installations d’essai et le déploiement de nouvelles machines d’analyse des expérimentations intitulées Scorpius et Zeus. Les instruments du laboratoire JASPER (Joint Actinide Shock Physics Experimental Research) permettent de mesurer des données sur la réaction des matériaux et en particulier du plutonium soumis à des stress de pression ou de températures, grâce à l’exposition d’une cible à une onde de choc de très haute pression.
Le National Criticality Experiments Research Center a également été transféré dans le Nevada après la fermeture du site d’essai, en 2011. Depuis cette date, le centre permet de réaliser des expériences à base de matières fissiles, à l’état critique ou proche de l’état critique, afin d’explorer les phénomènes de réactivité. Les expériences de criticité sont généralement des opérations de faible puissance avec des matières fissiles, telles que le plutonium ou l’uranium enrichi. Ces opérations permettent en particulier de mener des recherches sur la sûreté et la sécurité nucléaire, la maîtrise des armements et la non-prolifération et de former les experts de la NNSA à ces questions. La capacité à utiliser des matières nucléaires pour réaliser des objets de simulation radioactifs crédibles favorise le développement et la validation des instruments et des méthodes utilisés dans le cadre de la lutte contre la prolifération nucléaire et de la mise en œuvre du système international des garanties. D’autres installations sont utilisées dans des objectifs d’expérimentation et de préparation à des scénarios d’accidents nucléaires ou bactériologiques, entre autres.
Le site du Nevada est donc un site actif, voire même en développement pour certaines de ces opérations. Il a été noté que pour un observateur chinois ou russe, ces activités pourraient faire croire que Washington se prépare à la reprise d’un essai nucléaire, en particulier si une rhétorique politique est entretenue à ce niveau par certains élus républicains. Même s’il n’existe aucun élément probant indiquant que les États-Unis considèrent des opérations interdites par le TICE dans le Nevada, la signature visuelle, notamment observable depuis satellite, des activités menées pourraient être relativement comparable avec ce qui serait mis en œuvre si un essai nucléaire était considéré (excavation de tunnels, construction d’installations souterraines, déploiement d’appareils de forage)Jeffrey Lewis, « Nuclear Test Sites Are Too Damn Busy », Arms Control Wonk, 23 septembre 2023.. De fait, plusieurs analystes ont observé de tels mouvements sur les anciens sites d’essai chinois et russes et en ont déduit que des préparatifs à la reprise d’essais nucléaires pouvaient être en cours, analyse soutenue par la communauté du renseignement américainEmmanuelle Maitre, « Activités sur les sites d’essais nucléaires », Bulletin n°112, Observatoire de la Dissuasion, FRS, octobre 2023.. Sans comparer ou amalgamer les programmes des trois États, certains ont noté qu’une observation extérieure, de bonne ou de mauvaise foi, des activités visibles conduites sur le site pourrait conduire à des questionnements similairesArms Control Wonk Podcast, « Jeffrey Visits the Test Site », 19 février 2024..
Dans ce contexte, il est particulièrement intéressant que la NNSA fasse preuve de transparence et organise des visites du site, ouverte à des experts, mais également à des officiels tels que Rob Floyd, secrétaire exécutif de l’OTICE invité sur le site en mai 2023Head of Preparatory Commission for the Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty Organization visits NNSA sites, NNSA, 4 mai 2024.. De nombreux experts ont, suite à leur venue sur le site, salué l’ouverture de la NNSA, qui par exemple a pris l’habitude de communiquer en amont et de manière relativement poussée sur les expérimentations menéesDaryl Kimball, « Special Report: A Former Nuclear Test Site’s New Role », Arms Control Today, janvier-février 2024.. L’administration Biden a indiqué être favorable à la venue d’observateurs internationaux au NNSS, y compris russes ou chinoisJill Hruby, Remarks at the CTBT Science and Technology Conference 2023, NNSA, 19 juin 2023. « Nous étudions également des idées visant à accroître la transparence de notre programme. Ces idées sont destinées à une coopération bilatérale ou multilatérale, et nous sommes impatients de travailler avec ceux qui partagent notre objectif d’une plus grande transparence. Nous sommes disposés à accueillir des observateurs internationaux pour la surveillance et la vérification de la recherche et du développement dans le cadre de nos expériences sous-critiques. Nous avons accueilli des observateurs internationaux lors d’essais souterrains d’explosifs chimiques de grande puissance et nous avons l’intention de les inviter à participer à de futures expériences. [...] Nous sommes également disposés à collaborer avec d’autres pour mettre au point un régime qui permettrait l’observation réciproque, à l’aide d'équipements de détection des rayonnements, des expériences sous-critiques de l’autre partie, afin de confirmer que l’expérience est compatible avec le TICE. Nous avons plusieurs idées techniques bien réfléchies sur la manière dont cela pourrait être efficace. […] La NNSA étudie la possibilité de diffuser en direct ou par d’autres moyens des vidéos de nos expériences sous-critiques. Notre intention à long terme est de créer un environnement sur le site de sécurité nationale du Nevada qui permette à des observateurs d’assister à ces expériences depuis une salle de contrôle ou un autre point d’observation […] Je me réjouis sincèrement de l’engagement futur avec la Russie et la Chine sur la participation à des mesures de confiance de vérification bi- ou tri-latérales et d’autres interactions technologiques pour soutenir les futurs accords de contrôle des armements et de non-prolifération. ». Ce type de mesure de confiance pourrait avoir un rôle bénéfique pour rassurer mutuellement les trois acteurs sur la nature potentiellement illicite de leurs activités. Certaines réactions, à cette proposition et à la venue d’experts en novembre, montrent néanmoins que le sujet continue d’être éminemment sensible à Washington, et perçu de manière très différente selon l’administration à la Maison BlancheAnthony Ruggiero et Richard Goldberg, « Biden’s plan to expose nuclear secrets to Moscow and Beijing », The Hill, 19 octobre 2023 et Rep. Doug Lamborn (R‑CO), Twitter, 1er décembre 2023..
Enfin, si la transparence de la NNSA peut être saluée dans un objectif de réduction des risques et de sécurité internationale, c’est également un gage démocratique important, et associé à des efforts d’ouverture envers les communautés voisines potentiellement affectées par les décennies d’essais nucléaires. Ainsi, des visites publiques du site sont proposées tous les mois à 50 citoyens américains qui en ont fait la demande. Un comité consultatif a également été mis en œuvre permettant à ses membres de proposer des recommandations sur la gestion environnementale du site et les questions de dépollution et de gestion des déchets.