« Fact-checking » : un curieux document de Sciences Po

Sciences Po publie un curieux document intitulé : « Fact-Checking : 5 erreurs sur les armes nucléaires avec le chercheur Benoît Pelopidas »« Fact-Checking : 5 erreurs sur les armes nucléaires avec le chercheur Benoît Pelopidas »,  Sciences Po, 28 novembre 2024. https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/fact-checking-5-erreurs-sur-les…. Alors qu’il prétend rétablir des « faits » sur la question, il se livre à une analyse contestable, voire biaisée, dont on peine à croire qu’elle répond aux canons de la recherche académique que l’auteur se targue de respecter. 

Deux des cinq affirmations discutées sont peu contestables. Ainsi en est-il de la troisième, « Il est faux d’affirmer que si les Ukrainiens avaient conservé leurs armes nucléaires, ils n’auraient pas été envahis », et de la quatrième, « Les agressions conventionnelles couvertes par les menaces nucléaires ne sont ni nouvelles ni uniquement russes ». 

Les trois autres, en revanche, suscitent la perplexité. 

La première affirmation s’intitule « Il n’y a pas de ‘parapluie nucléaire’ : la dissuasion nucléaire n’est pas une source de protection ». 

L’auteur prend à la lettre les notions de « protection » et de « parapluie nucléaire ». « Même si l’on souhaite qu’il ne pleuve pas, la raison d’être du parapluie consiste à nous maintenir à l’abri de la pluie si elle se mettait à tomber ». Dans les faits, la « dissuasion » est justement opposée à la « protection ». L’auteur confond description et métaphore, réalité et concept. 

De plus, il affirme tout de go : « Ce que la dissuasion nucléaire promet, ce sont des représailles ayant pour effets prévisibles des centaines de milliers de morts parmi les civils »Il suggère ainsi, contre toute évidence, que le seul mode de rétorsion nucléaire possible est une frappe massive et/ou ayant des effets indirects considérables sur les populations. 

De manière encore plus problématique, il prend à témoin l’incursion de Koursk, ainsi que la tentative de récupération des Malouines par l’Argentine, pour évoquer les limites de la dissuasion nucléaire : « L’incursion de l’armée ukrainienne sur le territoire russe nous rappelle ainsi que les armes nucléaires ne suffisent pas à protéger le territoire de l’État doté contre toute forme d’agression. La guerre des Malouines est un précédent clair d’un État non nucléaire – l’Argentine – attaquant le territoire d’un État doté d’armes nucléaires – le Royaume-Uni ». Il feint (?) ainsi de ne pas savoir que la Russie n’a jamais promis une riposte nucléaire dès le premier kilomètre envahi, et que le Royaume-Uni n’avait jamais inclus ses territoires d’outremer dans le champ de sa dissuasion nucléaire. 

Plus loin, il rappelle que l’on trouve « des cas d’attaque d’États dotés d’armes nucléaires par des États non dotés. Ainsi, en 1950, les troupes de la République populaire de Chine n’ont pas été dissuadées par l’arsenal américain d’attaquer la Corée ; en 1973, l’Égypte et la Syrie ont attaqué Israël alors que sa capacité nucléaire était connue ; en 1979, le Vietnam a mené une guerre contre la Chine nucléaire ; en 1990, l’Irak a ignoré les menaces nucléaires américaines, comme la Serbie en 1999 ». Ici encore, l’auteur suggère implicitement que la dissuasion nucléaire couvre tous les cas d’attaque ou d’agression militaire – ce qui est faux. De plus, les cas cités sont très différents les uns des autres : l’Amérique n’avait pas accordé de protection nucléaire à la Corée ; l’Égypte et la Syrie n’avaient pas envahi le territoire israélien reconnu ; l’incursion vietnamienne était limitée ; Washington n’avait (délibérément) pas proféré de « menaces nucléaires » explicites à l’encontre de l’Irak, et ses avertissements concernaient exclusivement l’hypothèse de l’emploi d’armes « de destruction massive »S’agissant de « la Serbie en 1999 », on voit mal à quoi l’auteur se réfère. .

La deuxième affirmation est libellée « L’arme nucléaire n’est pas une arme de non-emploi ». L’auteur se réfère à une expression qui est en fait associée de manière quasi-exclusive au discours français, et qui surtout n’apparaît plus guère dans ce discours, précisément pour la raison avancée par l’auteur, à savoir que « l’emploi doit rester possible ». 

De plus, il associe les essais à « l’emploi ». Ce sophisme lui permet de rappeler… une évidence que personne ne conteste : de nombreuses explosions nucléaires eurent lieu au cours de la Guerre froide. (« Contrairement à l’idée de non-emploi qui suggère que ces armes n’ont plus explosé depuis Nagasaki en 1945, l’historien Robert Jacobs nous rappelle que « la Guerre froide était une période au cours de laquelle des armes nucléaires explosaient continuellement ».)

La cinquième affirmation s’intitule « Certaines explosions nucléaires ont été évitées par chance et non par dissuasion nucléaire ». L’auteur y affirme que « C’est grâce à la défaillance de procédures de contrôle – désobéissance de membres de la chaîne de commandement et/ou défaillance technique des armes – ou grâce à l’intervention de paramètres extérieurs aux procédures de contrôle que certaines explosions n’ont pas eu lieu ». Il prétend ainsi trancher de manière définitive un débat historique complexe dans lequel la notion même de « chance » reste discutéeEn outre, il suggère qu’aucun cas d’incident grave n’est connu chez d’autres États nucléaires que les États-Unis et la Grande-Bretagne, alors que l’incident d’Orange (1966, décollage par erreur d’un Mirage-IV armé) est de notoriété publique. .

Cette suite de sophismes fait peu honneur à la qualité scientifique dont se prévaut l’institution à laquelle l’auteur appartient.

Télécharger le bulletin au format PDF

« Fact-checking » : un curieux document de Sciences Po

Bruno Tertrais

Bulletin n°126, décembre 2024



Partager


Sommaire du bulletin n°126 :

Télécharger le bulletin