Le « non-emploi en premier » chinois entre signalement stratégique, outil diplomatique et réalité dogmatique (1/3)
Observatoire de la dissuasion n°126
Benjamin Hautecouverture,
janvier 2025
Cet article est le premier volet d’une série sur le non-emploi en premier chinois à suivre dans les prochains numéros du bulletin.
L’insistance renouvelée de la diplomatie chinoise sur le non-usage en premier de l’arme nucléaire (« no first use », acronyme anglo-saxon NFU) a donné lieu à l’échange de nombreux arguments depuis le lancement du cycle d’examen actuel du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Notamment, un document de travail intitulé « No-first-use of Nuclear Weapons Initiative »No-first-use of Nuclear Weapons Initiative, Document de travail soumis par la Chine, NPT/Conf.2026/PC.II/WP.33, 12 juillet 2024.https://digitallibrary.un.org/record/4055177?ln=en a été soumis par la délégation chinoise lors de la deuxième session du comité préparatoire à la prochaine conférence d’examen du Traité, qui s’est tenue à Genève du 22 juillet au 2 août 2024. La Chine y encourage tous les États dotés de l’arme nucléaire (P5) à négocier et à conclure un traité sur un « non-usage en premier mutuel des armes nucléaires » ou à publier une déclaration politique en ce sens. Ce n’était pas inédit. Dès 1994, le pays – qui avait rejoint le TNP deux années auparavantLa Chine a rejoint le TNP comme EDAN en mars 1992 après avoir adhéré au début de la même année au Régime de contrôle de la technologie des missiles (acronyme anglo-saxon MTCR). – avait soumis un « projet de traité sur le non-usage en premier des armes nucléaires » aux quatre autres États dotés.
Or, le projet ne figure pas dans la « Proposition de la République populaire de Chine sur la réforme et le développement de la gouvernance mondiale » présentée au mois de septembre 2023, alors que deux paragraphes sont consacrés dans ce texte aux armes nucléaires et à la réduction des risques. Les commentateurs s’étaient interrogés sur l’abandon par la Chine du non-emploi en premier dans sa propositionSari Arho Havrén,lang="EN-US">China’s No First Use of Nuclear Weapons Policy: Change or False Alarmlang="EN-US">?, lang="EN-US">RUSI, 13 octobre 2023.https://www.rusi.org/explore-our-research/publications/commentary/china… alors même que le directeur général du département de maîtrise des armements du ministère des Affaires étrangères Sun Xiaobo avait rappelé à la conférence d’examen du TNP le mois précédent la formule officielle selon laquelle son pays ne serait pas « le premier à utiliser des armes nucléaires à tout moment et en toutes circonstances ». Était-ce une omission ou un signalement augurant d’un revirement déclaratoire puis, peut-être doctrinal ?
Au même moment, l’augmentation rapide de l’arsenal stratégique chinois était sur toutes les lèvres du fait de la diffusion des dernières prévisions annuelles officielles du département de la Défense américain dans le 2023 China Military Power Report2023 Report on the Military and Security Developments Involving the People's Republic of Chinalang="EN-US">, lang="EN-US">Department of Defense, 19 octobre 2023.https://media.defense.gov/2023/Oct/19/2003323409/-1/-1/1/2023-MILITARY-… présenté au Congrès le 19 octobre 2023. Selon ce document, Pékin disposait alors déjà de plus de 500 ogives nucléaires opérationnelles, ce chiffre étant en passe de « dépasser certaines de nos prévisions antérieures »Jim Garamone, DOD Report Details Chinese Efforts to Build Military Power, DOD News, Département de la défense des États-Unis, 19 octobre 2023.https://www.defense.gov/News/News-Stories/Article/Article/3562442/dod-r…. Depuis lors, le chiffre de 1000 ogives opérationnelles à l’horizon 2030 s’est répandu dans la communauté stratégique occidentale, ce qui demeure stricto sensu une hypothèse. Dans ce contexte, l’on peut raisonnablement penser que le renouvellement de la proposition chinoise de traité international sur le non-emploi en premier l’été dernier a au moins une dimension diplomatique utile, en particulier à l’attention du mouvement des pays non alignés et des pays africains.
Habituellement présenté comme la pierre angulaire de la politique nucléaire chinoise depuis l’accession du pays au statut d’État doté en octobre 1964Tir nom de code 596, site d’essai nucléaire de Lop Nor, 16 octobre 1964. Le même jour, le gouvernement chinois annonçait que le pays ne serait « pas le premier à utiliser des armes nucléaires, à tout moment et en toutes circonstances » (« Déclaration de la République populaire de Chine du 16 octobre 1964 », Quotidien du peuple, 17 octobre 1964). , le non-emploi en premier donne rarement lieu à des débats ouverts au sein de la communauté stratégique chinoise. Quand les experts et les responsables officiels ont le loisir d’aborder le sujet avec leurs homologues occidentaux, ce n’est pas pour ouvrir un échange sur l’évolution du non-emploi en premier depuis son origine. Au contraire, le non-emploi en premier est le plus souvent postulé comme un dogme vis-à-vis duquel il s’agit de se positionner en étant pour ou en étant contre, quelle que soit l’évolution du contexte stratégique régional et international depuis soixante ans ou celle de la force de dissuasion chinoise depuis les années 1980. Les mêmes experts et responsables continuent donc d’affirmer que cet élément de politique déclaratoire demeure central dans la stratégie nucléaire, notamment parce qu’elle est profondément ancrée dans la culture stratégique du pays.
Il y a là une dimension politico-culturelle qui tend à être minimisée dans le public occidental, laquelle avait été prudemment rappelée par l’analyste américain Brad Roberts dans un ouvrage paru en 2021. Selon son estimation d’alors, « nous ne pouvons pas savoir à l’heure actuelle si les traditions de la Chine en matière de politique nucléaire s’estomperont avec le temps et l’amélioration des capacités. Les origines de l’engagement de la Chine en faveur du non-usage en premier (…) sont profondément enracinées dans la culture des dirigeants des années 1940 et 1950 et donc dans l’environnement de sécurité tel qu’il était perçu à l’époque par Pékin. De tels raisonnements sembleront-ils appropriés aux dirigeants chinois un siècle plus tard ? »Brad Roberts, « China’s Strategic Future », China’s Strategic Arsenal, Georgetown University Press, p. 245, 2021..
Cela étant, le manque d’ouverture du débat stratégique national n’indique pas que ce débat est inexistant. Dans un article écrit en 2017 et publié l’année suivante par le Journal for Peace and Nuclear Disarmament, le général à la retraire de l’APL Pan Zhenqiang reconnaissait l’existence d’un débat national. Estimant que c’était là un juste retour du développement économique accéléré du pays sur les politiques stratégiques, il en révélait deux orientations principales à ses yeux, y compris s’agissant du questionnement sur la validité du non-emploi en premier à l’avenirVoir Pan Zhenqiang, « A Study of China’s No-First-Use Policy on Nuclear Weapons », Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol. 1, n° 1, 2018, pp. 115–136.https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/25751654.2018.1458415. Selon la première, émanant d’un nombre minoritaire d’experts, la Chine devrait abandonner son non-emploi en premier en même temps que ses armes nucléaires pour rejoindre les États non dotés au sens du TNP. Un tel courant fleurit dans les années 1990 et au début des années 2000 avant de s’estomper. Selon la seconde diamétralement opposée, la politique de non-emploi en premier a échoué : elle n’a pas empêché les États-Unis de contenir la montée en puissance stratégique du pays ; elle n’a pas amélioré son environnement sécuritaire régional ; elle met Pékin dans une situation de passivité en cas de conflit avec les États-Unis à propos de Taïwan ; au contraire, la politique de non-emploi en premier devrait être remplacée par une politique d’emploi en premier plus en phase avec les réalités stratégiques du monde contemporain. Ce courant aurait tendance à faire des émules depuis le début de la décennie 2010 dans le cadre d’une réflexion sur la normalisation du statut stratégique de la Chine dans le monde, qui gagne du terrain mais demeure minoritaire, y compris au sein de l’APL. Et l’auteur de conclure : « bien que des voix divergentes aient parfois appelé à une modification de la politique de non-emploi en premier de la Chine, rien n’indique que ces opinions aient beaucoup influencé la prise de décision du gouvernement jusqu’à présent. »Ibid. p. 132..
Selon l’ancien général de l’APL, pour abandonner sa politique de non-recours en premier, « la Chine devrait considérablement développer son arsenal nucléaire, ce qui donnerait lieu à une nouvelle course aux armements avec les États-Unis. »Ibid. p. 132.. C’est du reste la raison principale pour laquelle ce serait une erreur selon la majorité de la communauté stratégique chinoise. Celle-ci se réfère au précédent soviétique ainsi qu’à un risque d’instabilité stratégique accru. Serait-ce une question de maturation de la pensée dominante en même temps que les capacités stratégiques du pays s’accroissent en se modernisant, et donc une question de temps ?
Pour une partie importante de l’expertise, notamment au sein de la China Arms Control and Disarmament Association (CACDA), l’enjeu est désormais de renforcer le non-emploi en premier chinois en cherchant à convaincre des conditions qui le rendent crédible et apte à être partagé. Si la question a pu se poser aux États-Unis au début de la décennie 2010 dans certains milieuxComme l’examen de posture nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR) de 2010, par exemple, a pu le laisser penser. , rien n’indique que le débat partisan puisse désormais évoluer dans le sens du non-emploi en premier à Washington: « la dynamique à Washington va dans le sens d’une dépendance accrue à l’égard des armes nucléaires pour la gestion de crises limitées. Il est peu probable que les États-Unis adoptent un engagement de non-emploi en premier dans un avenir prévisible ». Dans la pensée stratégique française, ce serait d’être stratégiquement crédible qui augmenterait le risque associé à une politique de non-emploi en premier. En effet, selon la conception française de la dissuasion nucléaire, un non-emploi en premier crédible et perçu comme tel par les adversaires de l’État qui le proclame ouvrirait logiquement une brèche de vulnérabilité dans la dissuasion de cet État, lequel verrait son système de dissuasion nucléaire devenir soudainement inopérant face à toute menace d’attaque conventionnelle d’une ampleur inhabituelle. Quant à la posture russe depuis le lancement de la deuxième campagne d’Ukraine au mois de février 2022, son ambiguïté instrumentale dit assez que le Kremlin n’est pas prêt à endosser une politique de non-emploi en premier dans un avenir prévisible.
Le non-emploi en premier chinois est un sujet de réflexion dynamique. Il convient aussi de rappeler que c’est d’abord un élément de politique déclaratoire. À ce titre, il s’agit d’une position rhétorique ou d’une déclaration d’intention. La première question à se poser est donc légitimement celle de l’impact d’une politique déclaratoire sur la scène stratégique internationale et inversement, de la part de ce qui n’est pas déclaré dans la réalité d’une posture stratégique. Autrement dit, ce n’est pas tant le non-emploi en premier qui doit être visé comme objectif ou comme interdit que la cohérence du non-emploi en premier dans une politique nucléaire complète. Si un non-emploi en premier est cohérent avec la réflexion stratégique dans laquelle il a sa place et peut être compris, alors c’est un facteur de stabilité stratégique. De ce point de vue, l’environnement dans lequel le non-emploi en premier chinois est né et s’est développé est ce qui l’a rendu spécifique, compréhensible, peu préoccupant. À l’inverse, le risque de distorsion entre une posture déclaratoire conservatrice, une réalité capacitaire très évolutive et une emprise stratégique beaucoup plus forte du pays sur son environnement indique sinon une incohérence au moins une tension au sein même de la posture, ce qui la rend moins prévisible. Quelle que soit sa forme ou le lieu d’où elle émane, la préoccupation stratégique autour du non-emploi en premier reflète la transition dans laquelle progresse la pensée stratégique chinoise.
Le « non-emploi en premier » chinois entre signalement stratégique, outil diplomatique et réalité dogmatique (1/3)
Bulletin n°126, décembre 2024