Penser l’escalade nucléaire : l’héritage de Proud Prophet

En juillet 1983 eut lieu aux États-Unis un important wargame longtemps resté inconnu jusqu’à sa révélation dans l’ouvrage de Paul Bracken The Second Nuclear Age (2012). 

Bracken en fait un moment clé de la Guerre froide, de par son ampleur, sa durée – deux semaines – et la liberté « d’action » donnée aux « joueurs », dont, de manière masquée (sans que les autres joueurs le sachent), le Secrétaire à la défense et le Président du Comité des Chefs d’état-major. De fait, Proud Prophet, conçu par Tom Schelling et Phil Karber, alla jusqu’à des frappes stratégiques massives des deux côtés. 

Dans un long article publié par le New York Times, William Langewiesche – qui s’était fait connaître il y a une quinzaine d’années par une excellente enquête sur le réseau proliférant Khan – revient sur cet épisode en y ajoutant des détails inédits à notre connaissanceWilliam Langewiesche, « The Secret Pentagon War Gam That Offers a Stark Warning for Our Times », The New York Times, 2 décembre 2024.https://www.nytimes.com/2024/12/02/magazine/nuclear-strategy-proud-prop…. Le scénario commença par une attaque biologique non signée contre l’Allemagne de l’ouest, qui dégénère en conflit Est-Ouest avec l’emploi massif d’armes chimiques par le Pacte de Varsovie. Hambourg étant menacée, l’Amérique autorise le tir de 11 obus d’artillerie nucléaire. Moscou riposta de la même manière. L’escalade est lente mais inexorable en dépit de l’usage quotidien d’un « téléphone rouge » entre les deux « capitales », qui voient chaque partie insister sur la nature militaire des cibles qu’elles frappent avec des moyens nucléaires. Au bout de quelques jours, Washington a employé des armes stratégiques contre les installations militaires de Kaliningrad. Selon l’un des concepteurs (Phil Karber), après une semaine, plus aucune distinction n’existait, dans les faits, entre objectifs « militaires » et objectifs « civils ». À la fin du jeu, les territoires russe (hors Kaliningrad) et américain sont épargnés, mais un grand nombre de villes occidentales ont disparu. Les pertes excèdent celles de la Seconde Guerre mondiale. Les participants sont « choqués » (sic) par les résultats.

Il n’est pas totalement certain que cet épisode ait véritablement été fondateur, car ce n’était ni la première fois ni la dernière que des responsables américains tentaient de concevoir, autour d’un scénario, l’issue d’une escalade nucléaire. À la même époque, d’ailleurs, des exercices « réalistes » se tenaient régulièrement à l’OTAN, notamment le grand exercice d’hiver WINTEX, qui se terminait fréquemment par un (ou deux) emplois de l’arme nucléaire par l’Alliance atlantique et le « rétablissement de la dissuasion ». (L’ancien responsable du Pentagone Richard Perle ironisait d’ailleurs sur le « miracle de Noël », laissant entendre que l’Alliance prenait ses désirs pour des réalités.) On note par ailleurs que le discours de Ronald Reagan sur la « guerre des étoiles » avait déjà eu lieu plusieurs mois auparavant. 

Toutefois, l’exercice pourrait avoir conforté l’administration Reagan dans sa volonté de reculer autant que possible le seuil nucléaire, et freiné les ardeurs de ceux qui envisageaient l’hypothèse d’une « guerre nucléaire prolongée », hypothèse justement traitée l’année précédente (1982) dans la doctrine signée par le même Secrétaire à la défense…

De tels exercices sont devenus rares aux États-Unis, et ceux qui sont joués au niveau des responsables le sont encore plus. On peut rappeler, notamment, celui qui avait eu lieu à la fin de l’administration Obama – révélé par Fred Kaplan dans son ouvrage The Bomb (2020) – et qui avait vu les responsables gouvernementaux moins inhibés à l’usage de l’arme nucléaire, dès lors qu’il s’agissait de maintenir la « réputation » des États-Unis, que ne l’étaient leurs propres collaborateurs. 

À un moment où l’intérêt grandit pour les questions de stratégie nucléaire, et où l’hypothèse d’un emploi limité de l’arme nucléaire revient régulièrement dans les débats, de tels exercices semblent moins irréalistes que le scénario proposé par Annie Jacobsen dans son récent ouvrage Nuclear WarBruno Tertrais, « La guerre nucléaire est-elle possible ? À propos du livre d’Annie Jacobsen "Guerre nucléaire. Un scénario" », Note de la FRS n°21/2024, 2 octobre 2024. https://www.frstrategie.org/publications/notes/guerre-nucleaire-est-elle-possible-propos-livre-annie-jacobsen-guerre-nucleaire-un-scenario-2024. 

Dans un court commentaire volontairement provocateur, l’analyste britannique Phillips O’Brien suggère, pour rendre les wargames plus réalistes, que « tous ceux qui jouent devraient partir du principe que s’ils procèdent à l’escalade nucléaire au cours du jeu, il y a une probabilité d’au moins 50% que lorsque le jeu se termine et qu’ils rentrent chez eux, leur famille et leurs proches seront tous réellement morts »Phillips O’Brien, « War Games and Nuclear Weapons: A Modest Proposal », Substack, 3 décembre 2024. https://phillipspobrien.substack.com/p/war-games-and-nuclear-weapons-a-….

Sans aller jusqu’à embrasser cette proposition, on peut dire que quelle que soit la méthode employée et les conditions de jeu, les responsables politiques actuels, qui pour nombre d’entre eux n’ont pas connu la Guerre froide, ont sans doute tout intérêt à tenter de « se mettre en situation », d’une manière ou d’une autre, pour se préparer mentalement aux circonstances extrêmes qui verraient le franchissement par un acteur du seuil nucléaire. Il peut sembler inquiétant, à cet égard, que dans les think-tanks américains, la majorité des exercices visant à imaginer le déroulement d’une guerre sino-américaine du fait d’une invasion de Taïwan aient tendance à « mettre de côté » la dimension nucléaire.

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Penser l’escalade nucléaire : l’héritage de Proud Prophet

Bruno Tertrais

Bulletin n°126, décembre 2024



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