La dissuasion nucléaire française et l’enjeu européen

Depuis quelques mois, la question d’une éventuelle « européanisation » de la dissuasion nucléaire française s’installe dans le débat public. Evoqué à plusieurs reprises par les médias, analysé par les experts, le sujet a également refait surface dans le contexte des élections européennes. En effet, certains candidats de partis français (Rassemblement nationalHugues Garnier, « "Partager la dissuasion, c’est l’abolir": Le Pen opposée à la dissuasion nucléaire européenne évoquée par Macron », BFMTV, 8 mai 2024. , France Insoumise« Dissuasion nucléaire : Macron embrouille tout », France Insoumise, 28 avril 2024. , Républicains« Une défense européenne avec l'arme nucléaire ? Une proposition d'«une gravité exceptionnelle», fustige Bellamy », Europe 1, 28 avril 2024. ) ont reproché sans fondement au président Macron de vouloir renoncer à l’autonomie de la dissuasion et de proposer sa mise à disposition de l’Union européenne. Au-delà des effets d’annonce, il convient d’observer trois réalités. Premièrement, la position française présente une grande continuité concernant sa doctrine nucléaire. Ainsi, depuis une cinquantaine d’années, il est indiqué que la dissuasion nucléaire française a une dimension européenne et qu’elle contribue à la sécurité de l’OTAN. Cette volonté d’ouverture n’est donc pas nouvelle. Pour autant, et c’est un élément qui change la situation, le contexte politique global au sein de l’Alliance atlantique, et en particulier la perspective d’une réélection de Donald Trump à la Maison Blanche, est à l’origine de nouvelles réflexions. En Europe, des partenaires français s’interrogent sur la solidité à court et moyen terme du parapluie nucléaire américain et posent la question de manière plus ou moins ouverte du rôle de la dissuasion française dans la sécurité du continent. En parallèle, les discours volontaristes du Président Macron sur l’« autonomie stratégique européenne » contribuent à nourrir la discussion. Le dernier point devant être noté est qu’il convient de faire preuve de réalisme et de précision. Dans le contexte actuel, les propositions françaises sont limitées, les éléments de doctrine inchangés, et Paris n’a aucune intention de remplacer ou supplanter la dissuasion élargie américaine au niveau de l’OTAN. 

Un sujet ancien... 

Comme de nombreux travaux l’ont rappelé récemmentVoir par exemple : Héloïse Fayet, « Pourquoi la France ne proposera pas de « parapluie nucléaire » à l’Europe », Le Rubicon, 6 mars 2024 ; Emmanuelle Maitre, « Un « parapluie nucléaire » français : A propos du rapport de la SWP », Le Rubicon, 26 avril 2023 ; Yannick Pincé, « Défense européenne : vers la fin d’une dissuasion française « chimiquement pure » ? », Le Rubicon, 1 mai 2024. , le caractère européen de la force de frappe française n’est pas nouveau. Malgré une image très nationale associée à cette force, dès les origines, ses promoteurs ont reconnu une dimension continentaleBruno Tertrais, « La dissuasion partagée ? », Revue Défense Nationale, 2019/4, n°819, 2019. , De Gaulle indiquant aux responsables des forces nucléaires en 1964 que « la France doit se sentir menacée dès que les territoires de l'Allemagne fédérale et du Benelux seraient violés »Jacques Isnard, « Le grand déballage nucléaire », Le Monde, 4 février 1997. . A partir de 1972, cette lecture a été officialisée dans le Livre Blanc, qui reconnaît que « la France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n’est pas isolée. L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe. […] Nos intérêts vitaux se situent sur notre territoire et dans ses approches »Politique de défense française, Livre blanc sur la défense, 1972. . En 1974, l’OTAN a constaté par la déclaration d’Ottawa que « les pays européens, […] dont deux disposent de forces nucléaires en mesure de jouer un rôle dissuasif propre contribuant au renforcement global de la dissuasion de l’Alliance, s’engagent à apporter la contribution nécessaire au maintien de la défense commune […] ». Dans les années 1990, plusieurs politiques français de premier plan, comme Alain Juppé et Jacques Chirac, poursuivent cette réflexion et traduisent dans le vocable de « dissuasion concertée » leur conviction que les intérêts vitaux ne sont pas nécessairement cantonnés au territoire nationalDominique Mongin, « Histoire de la dimension européenne de la doctrine de dissuasion nucléaire française », L’Europe en formation, 2022/2, n°395, février 2022. 

Cette interprétation devient explicite en 2015, lors du discours du président Hollande sur le nucléaire, qui indique très clairement que « la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire (…). La France a en plus, avec ses partenaires européens, une solidarité de fait et de coeur. Qui pourrait donc croire qu’une agression, qui mettrait en cause la survie de l’Europe, n’aurait aucune conséquence ? »François Hollande, « Discours sur la dissuasion nucléaire, déplacement auprès des Forces aériennes stratégiques », Istres, FranceTNP.gouv.fr, 19 février 2015. 

C’est bien sur cette lecture partagée par les dirigeants successifs de la Ve République que se sont bâties les déclarations récentes du président Macron : en raison de l’intégration européenne, les intérêts vitaux français pourraient être mis en jeu par certains types d’agression visant ses partenaires européens. Dans la mesure où le chef de l’Etat considère que la France a des intérêts vitaux de nature européenne, une sorte de protection nucléaire de fait s’opère hors des frontières, sans que cela ne soit ni reconnu, ni garanti, ni même concerté avec les Etats concernés. 

Cependant, plusieurs éléments liés au contexte international ont accru la visibilité de ce positionnement et ont interrogé une possible extension du rôle de la dissuasion nucléaire française pour la sécurité du continent. 

… de retour à l’agenda 

Deux éléments combinés contribuent à intensifier le débat sur le rôle de la dissuasion nucléaire française en EuropeCéline Jurgensen, « L’Europe, la France et la dissuasion nucléaire », Revue Défense Nationale, 2019/6, n°821, 2019. . Le premier est la détérioration des relations avec la Russie et l’évolution des perceptions de la menace dans de nombreux pays européens. Avant 2014, beaucoup d’Etats européens avaient une position réservée sur l’utilité de la dissuasion nucléaire dans leur stratégie de défense. La politique révisionniste russe, révélée par l’annexion de la Crimée en 2014 et très clairement par l’invasion de l’Ukraine en 2022, a fait évoluer les stratégies de défense européennes. Ainsi, des Etats, tels que l’Allemagne, mentionnent beaucoup plus clairement le rôle de la dissuasion élargie de l’OTAN comme un pilier de leur sécurité. D’autres, comme la Suède, traditionnellement hostile à l’arme nucléaireEmmanuelle Maitre, « Suède et nucléaire : une évolution assumée », Bulletin n°119, Observatoire de la Dissuasion, FRS, avril 2024. , ont fait le choix d’abandonner leur neutralité historique et de rejoindre l’OTAN, une alliance qui repose en partie sur la dissuasion nucléaire pour assurer sa sécurité. Les Etats européens de l’OTAN endossent donc sans ambiguïté la doctrine de dissuasion nucléaire de l’Alliance et soutiennent la modernisation des capacités dédiées à cette mission, en particulier celles des avions opérés par les armées de l’Air de plusieurs Etats pouvant, le cas échéant, emporter des armes nucléaires américaines. C’est dans ce contexte que Berlin a fait le choix, en mars 2022, d’acquérir des F-35 américains adaptés à la mission nucléaireMinisterin Lambrecht: Neue Kampfflugzeuge für die Luftwaffe, Bundesministerium der Verteidigung, 14 mars 2022. 

Parallèlement à cette évolution, l’élection à la Maison Blanche en 2016 d’un dirigeant aux tendances isolationnistes, très critique de ses alliés, perçu comme imprévisible et peu fiable, a montré les limites de stratégies de sécurité basées sur la crédibilité américaine. La perspective de la réélection potentielle de Trump en 2024 est perçue avec grande inquiétude en Europe et apparaît comme un possible coup porté à la doctrine de dissuasion de l’Alliance. Au-delà de cette échéance politique, et dans le long terme, sans relation avec la personnalité ou le parti politique du président américain, la montée en puissance de la Chine pousse les Etats-Unis à regarder vers le Pacifique et donc potentiellement à moins s’impliquer dans la défense de l’EuropeMathéo Schwarz, « Le futur du partage nucléaire en débat », Bulletin n°118, Observatoire de la Dissuasion, FRS, mars 2024. 

C’est donc face à ces deux tendances que la question de la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française revient à l’agenda. A son niveau, le président Macron insiste davantage que ses prédécesseurs sur la dimension « authentiquement européenne » de la dissuasion français en rappelant que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». Emmanuel Macron a d’abord proposé aux pays européens l’établissement d’un « dialogue stratégique » sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans la sécurité collective européenne. Dans le cadre de la construction d’un dialogue stratégique avec des alliés européens, le président a abordé, pour la première fois, la possibilité d’intégrer les partenaires européens qui le souhaitent aux exercices des forces de dissuasion françaises : « Les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices des forces de dissuasion françaises. Ce dialogue stratégique et ces échanges participeront naturellement au développement d’une véritable culture stratégique entre Européens »Mathéo Schwarz, « Donald Trump relance le débat sur la « dissuasion européenne » », Bulletin n°118, Observatoire de la Dissuasion, FRS, mars 2024. . Cette proposition a été renouvelée à plusieurs occasions, en particulier à la conférence pour la sécurité de Munich (2023), à Stockholm le 30 janvier 2024« Une partie de nos intérêts vitaux - ce que nous concevons et définissons comme nos intérêts vitaux – a une dimension européenne, ce qui nous donne une responsabilité parti-culière, compte tenu précisément de ce dont nous disposons et de notre capacité de dissuasion ». Visite d'État en Suède : discours à la communauté de défense, Elysée.fr, 30 janvier 2024.  ou encore à la Sorbonne le 25 avril 2024« La dissuasion nucléaire est en effet au coeur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C'est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu'attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun ». Discours sur l'Europe, Elysée.fr, 24 avril 2024. 

Cette offre de coopération a été accueillie avec un intérêt variable. Pour les dirigeants soucieux de ne pas nuire à leur position au sein de l’OTAN et à leurs relations avec Washington, une certaine prudence s’observe. Néanmoins, plusieurs responsables gouvernementaux, élus ou anciens dirigeants, ont fait part publiquement de leurs réflexions sur la construction d’une dissuasion européenne, potentiellement basée sur la force de frappe française. En Allemagne, des élus de différentes sensibilités politiques, tels que Katarina Barley et Sigmar Gabriel (SPD), Manfred Weber (CDU-CSU), Joschka Fischer (Verts) ou encore Christian Lindner (FDP) manifestent leur souhait de participer à la réflexion émergente sur la dissuasion nucléaire en EuropeLaurent Lagneau, « Pour des élus européens, la dissuasion nucléaire française pourrait profiter à la sécurité de l’UE », Opex360.com, 15 février 2024. . Le président du conseil des ministres polonais, Donald Tusk, a selon la presse polonaise signalé « prendre très au sérieux les propos du président Macron selon lesquels la France serait prête à prêter ses capacités nucléaires à l'ensemble de l'Europe pour la sécurité paneuropéenne »« Francja wyraziła gotowość podzielenia się bronią nuklearną. Donald Tusk zabrał głos », ONET, 13 février 2024. . Dans les autres pays européens, aucune réaction publique, politique ou gouvernementale, n’a été observée. 

L’OTAN, une alliance nucléaire 

Le dernier concept stratégique de l’OTAN, adopté en 2022, rappelle que « la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN combine de façon appropriée capacités nucléaires, capacités conventionnelles et capacités de défense antimissiles, complétées par des capacités spatiales et des capacités cyber » et qu’ « aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire ». 

Cette capacité comprend trois composantes : 

  •  Les forces nucléaires américaines. 
  • Les forces indépendantes de la France et du Royaume-Uni, qui « ont un rôle de dissuasion propre et contribuent de manière significative à la sécurité globale de l’Alliance ». 
  • Les armes nucléaires des États-Unis déployées à l’avant en Europe, ainsi que sur les moyens mis à disposition par les Alliés concernés. Cette dernière composante est formée d’environ 150 bombes B61/B61-12 américaines, qui tout en restant sous le contrôle américain, sont déployées sur le territoire européen. L’OTAN et les alliés ne communiquent pas sur la localisation de ces armes, mais il est établi qu’elles sont situées en Allemagne (base aérienne de Büchel), aux Pays-Bas (base de Volkel), en Belgique (base de Kleine-Brogel), en Italie (bases d’Aviano et de Ghedi) et en Turquie (base d’Incirlik). 

Freins et limites 

Une remise en cause brutale de la participation américaine au sein de l’OTAN pourrait modifier le cadre utilisé aujourd’hui pour considérer l’européanisation de la dissuasion française. Pour autant, selon les évolutions les plus probables du paysage stratégique européen dans les prochaines années, plusieurs obstacles continueront de limiter l’intégration plus forte de la dissuasion nucléaire française en Europe. Ces limites sont de plusieurs natures. 

Au niveau institutionnel, il convient en premier lieu de constater le manque de pertinence de l’Union européenne pour traiter de ces questions. 

Au début de la construction européenne, la perspective de créer une véritable fédération des Etats européens avait conduit à poser la question de la mutualisation de l’arme nucléaire française dans le cadre d’une structure fédérale. En particulier, ce sujet avait émergé lors de la négociation du Traité de non-prolifération (TNP) : l’Allemagne et l’Italie n’avaient accepté de le ratifier en tant qu’Etat non-doté de l’arme nucléaire qu’à condition que cela n’empêche pas la constitution d’une fédération européenne qui hériterait du statut nucléaire d’un de ses membres en tant qu’Etat successeurWilliam Alberque, The NPT and the origins of NATO’s nuclear sharing arrangements, Études de l’Ifri, Proliferation Papers, février 2017. Très concrètement, l’Italie a même ajouté à sa ratification du TNP en 1969 une déclaration notant que cela ne s’opposait nullement à « l’unification des pays d’Europe de l’Ouest », sous-entendu conservant le statut nucléaire d’un ou plusieurs de ses membres. 

Pour autant, depuis cette date, la question de l’arme nucléaire dans le contexte de l’Union européenne est devenue principalement théorique. D’une part, les projets de fédéralisation du continent ont largement marqué le pas. Deuxièmement, plusieurs Etats européens, historiquement opposés à l’arme nucléaire comme instrument de sécurité et préoccupés par ses potentielles conséquences humanitaires, ont ancré leur opposition légalement en ratifiant le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Trois Etats de l’UE ont à ce jour signé et ratifié le TIAN : l’Autriche, un des principaux Etats ayant été à l’origine du Traité au sein des Nations Unies, l’Irlande et Malte. Ces Etats ont donc pour interdiction formelle non seulement de développer des programmes nucléaires mais également d’« aider, encourager ou inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à se livrer à une activité interdite à un État Partie par le présent Traité » (article 1). Ces Etats dénoncent depuis plusieurs années la dissuasion nucléaire comme une stratégie de sécurité illégitime, et l’Autriche s’est même engagée lors de la seconde conférence des Etats parties au TIAN à mener un processus consultatif et publier un rapport visant à « promouvoir et articuler les préoccupations légitimes en matière de sécurité, les perceptions des menaces et des risques inscrites dans le Traité et qui résultent de l'existence des armes nucléaires et du concept de dissuasion nucléaire » et « remettre en question le paradigme de sécurité basé sur la dissuasion nucléaire en mettant en évidence et en promouvant de nouvelles preuves scientifiques sur les conséquences humanitaires et les risques des armes nucléaires et en les juxtaposant aux risques et aux hypothèses inhérentes à la dissuasion nucléaire ». Sans avoir signé ni ratifié le traité, Chypre soutient le TIAN de manière régulière à l’assemblée générale des Nations Unies. 

Dans ce contexte, l’Union européenne ne parvient plus depuis plusieurs années à adopter des positions communes sur les questions de dissuasion et de désarmement. Il est très peu probable que l’Autriche et l’Irlande abandonnent leur implication au sein du TIAN dans le futur prévisible, condition qui serait nécessaire pour que l’Union puisse jouer un rôle dans ce domaine ou intègre une composante stratégique à sa politique de défense communeCéline Jurgensen, op. cit

Le cadre existant de l’OTAN est historiquement taillé pour permettre l’européanisation de la dissuasion mais comprend en lui-même des contraintes. D’une part, ne faisant pas partie du groupe des plans nucléaires (Nuclear Planning Group ou NPG), la France s’exclut mécaniquement des discussions liées à la stratégie nucléaire de l’Alliance. Pour beaucoup d’alliés, le NPG est le cadre de choix pour évoquer la dissuasion nucléaire et permet de réfléchir collectivement aux questions stratégiques. Les experts nationaux du sujet sont souvent basés dans les délégations à Bruxelles et ces alliés considèrent avant tout la question dans le cadre des mécanismes otaniens existants. 

Pour autant, l’OTAN reste avant tout une alliance placée sous la protection de la dissuasion élargie américaine. En conséquence, il est difficile d’imaginer travailler au sein de l’Alliance à la mise en oeuvre d’un système dissuasif collectif complémentaire au partage nucléaire américain actuel. En tant que structure bureaucratique lourde fonctionnant sur la règle du consensus, l’OTAN n’a pas forcément la souplesse et la flexibilité permettant d’envisager des procédures souples de coopération dans des formats alternatifs. 

Enfin, bien que l’objectif d’européanisation de la dissuasion ne soit pas mené en vue de se substituer à ce qui existe dans le cadre de l’Alliance transatlantique, il est évident que les réflexions en cours sont stimulées par des craintes d’un effritement du rôle de l’OTAN dans sa mission de défense du continent européen. Dans ce contexte, cette structure ne se positionne pas comme la plus pertinente pour imaginer les mécanismes adéquats pour faire face à des défis nouveaux caractérisés par un investissement américain bien moindre. 

Le cadre le plus pertinent pour réfléchir à l’européanisation de la dissuasion nucléaire semble donc être un format ad hoc, qui se distingue des structures établies telles que l’UE et l’OTAN. Dans ce cadre néanmoins, d’autres considérations limitent ce qui peut être envisagé. 

La plus évidente est de nature doctrinale. Il existe une tension historique entre une dissuasion française construite depuis les années 1950 pour garantir l’autonomie et la souveraineté du pays en matière de défense et le souhait d’ « européaniser » cette capacité qui pourrait conduire dans l’absolu à la formulation à l’égard de ses partenaires d’éventuelles garanties de sécurité ou à tout le moins de les intégrer dans la réflexion stratégique. 

L’histoire stratégique française est fondée sur une logique d’indépendance nationale, d’abord motivée par un manque de confiance dans la robustesse des garanties de sécurité américaines (« les Etats-Unis ne risqueront pas New York pour Paris »Yannick Pincé, op. cit. ) et une volonté de pouvoir conduire une politique extérieure complètement indépendante. Cette préoccupation a été à l’origine de choix structurants : retrait du commandement intégré de l’OTAN, exigence d’indépendance nationale sur l’ensemble des capacités nucléaires au niveau technique et industriel, refus de considérer des doctrines autres qu’une frappe massive de riposte en cas de mise en cause des intérêts vitaux nationauxYannick Pincé, op. cit. 

Si, comme vu précédemment, la dimension européenne des intérêts vitaux a été mentionnée à plusieurs reprises au plus haut niveau de l’Etat, des restrictions de nature doctrinale restent pour l’instant partagées par les différentes autorités concernées. Dans son discours à l’Ecole de guerre, le président Macron a bien souligné que la souveraineté européenne, qu’il appelle de ses voeux, ne peut se concevoir que dans le cadre d’une souveraineté française réaffirmée, qui passe notamment par la dissuasionDiscours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l'Ecole de guerre, Elysée.fr, 7 février 2020. « Pour que la France soit à la hauteur de son ambition européenne, à la hauteur aussi de son histoire, elle doit rester souveraine ou décider elle-même, sans les subir, les transferts de souveraineté qu’elle consentirait, tout comme les coopérations contraignantes dans lesquelles elle s’engagerait .» . Ne transparaît pas dans ses propos de volonté de remettre en cause le caractère indépendant et national de la force de frappe, contrairement aux interprétations données par certains partis d’oppositionLudovic Pauchant, « Nucléaire : "Personne ne parle de partager la dissuasion !" », Francetvinfor.fr, 3 mai 2024. 

D’un point de vue militaire, des obstacles existent également, même s’ils font l’objet de peu d’analyses détaillées à ce stade en raison de la nature théorique du sujet. Depuis la fin de la guerre froide, Paris a fait le choix d’une stratégie de force minimale crédible, composée des quatre sous-marins lanceurs d’engins de la Force océanique stratégique (FOST) et d’une force aéroportée (Forces aériennes stratégiques - FAS) qui opère 40 Rafale en complément des 10 appareils de la Force aéronavale nucléaire (FANU). Cet arsenal est évidemment très différent de celui des Etats-Unis et ne pourrait pas se prêter à des missions similaires de dissuasion élargie, en particulier des déploiements avancés dans d’autres pays européensLiviu Horowitz et Lydia Wachs, « France’s Nuclear Weapons and Europe », SWP Comment 2023/C 15, 9 mars 2023 ; Derrick Wyatt, « Macron’s wrong to think France’s nuclear umbrella can protect Europe », Politico, 16 mai 2024. . Enfin, si la crédibilité politique de la dissuasion élargie américaine pose question, celle de la France n’est pas nécessairement plus robuste. L’insistance historique pour mener une politique totalement autonome, et certaines déclarations politiques, par exemple sur la protection de Taiwan ou les relations à avoir avec la Russie, soulèvent des doutes sur la volonté réelle de la France de potentiellement mettre en péril son territoire et sa population pour la protection de ses alliésCarine Guerout et Jason Moyer, « France wants to extend its nuclear umbrella to Europe. But is Macron ready to trade Paris for Helsinki? », Bulletin of the Atomic Scientists, 10 mai 2024. Voir également Georgina Wright, « Sorbonne 2.0: more continuity than change for Macron’s European policy », UK in a Changing Europe, 3 mai 2024, et Kjølv Egeland et Benoît Pelopidas, « European nuclear weapons? Zombie debates and nuclear realities », European Security, vol. 30, n°2, 10 décembre 2020. 

Conclusion 

Les déclarations présidentielles au plus haut niveau, reprises et mal interprétées, combinées à des éditoriaux d’anciens responsables européens sans fonction officielle, ont créé une confusion sur une éventuelle « européanisation » de la dissuasion nucléaire. Cette notion continue de soulever de nombreuses questions qui reflètent les difficultés concrètes et les limites de la manoeuvre, le manque de clarté des autorités françaises et les hésitations des partenaires européens à aller plus loin dans leur dialogue avec ParisCarine Guerout et Jason Moyer, op. cit. Dans le contexte présent, il convient de noter les limites nombreuses qui interdisent de considérer que Paris pourrait prétendre à recréer une forme de dissuasion élargie sur le continent européen, inspirée du modèle otanien. Pour autant, cela ne signifie pas que la réflexion s’arrête là. Depuis le discours de l’Ecole de guerre, des discussions techniques ont eu lieu avec différents partenaires européens sur la stratégie nucléaire française. En cohérence avec les propositions présidentielles, au moins un avion ravitailleur d’un partenaire européen (Italie) a participé à un exercice des forces aériennes stratégiques en simulant une participation au sein du dispositif de défense adverseCompte rendu Commission de la défense nationale et des forces armées — Audition, à huis clos, du général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, et du général de corps aérien Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques, sur la dissuasion nucléaire, Compte-rendu n°36, 25 janvier 2023. . A l’avenir, ce dialogue pourrait s’intensifier, et une réflexion pourrait émerger sur la manière dont les forces conventionnelles européennes pourraient épauler et renforcer la force de frappe française, dans une logique naissante de répartition des rôlesHéloïse Fayet, op. cit. La notion d’ « européanisation » doit donc être analysée dans toute sa complexité, avec nuance et réalisme, mais également en prenant en compte les évolutions probables du paysage sécuritaire européen dans les années à venir. 

 

Crédit image : Marine nationale

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