Au-delà de l’Inde : l’océan Indien dans la vision stratégique du Japon

Note de la FRS n°20/2019
Valérie Niquet, 9 octobre 2019

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Jusqu’au début des années 2000, l’océan Indien, qui, depuis les années 1970, revêtait pourtant une importance majeure pour le Japon, du fait de la dépendance énergétique de l’archipel, ne faisait pas partie des zones d’intervention directe de Tokyo, fortement contraint par la situation héritée de la défaite de 1945 et la Constitution pacifiste de 1947. La situation de Guerre froide garantissait par ailleurs un fort engagement des États-Unis dans la région. La situation avait légèrement évolué en 1992, quand, pour la première fois, les forces d’autodéfense ont été autorisées par la Diète à participer à une opération de maintien de la paix au Cambodge, dans un rôle strictement non militaire.

Les attentats du 11 septembre 2001, les opérations contre le terrorisme en Afghanistan, et les attentes plus importantes des États-Unis à l’égard de leur allié japonais ont changé la donne. Progressivement, l’océan Indien a été intégré à la vision stratégique et opérationnelle du Japon, bénéficiant par ailleurs de la présence au pouvoir, de 2001 à 2006, d’un Premier ministre, Junichiro Koizumi, plus ouvert à la normalisation du rôle international du Japon, y compris en matière de sécurité.

En 2001, des « mesures spéciales anti-terroristes » ont autorisé les forces maritimes d’autodéfense à jouer un rôle limité de ravitaillement pour les forces américaines engagées dans l’océan Indien. Cet engagement vers l’océan Indien s’est poursuivi avec l’organisation autonome d’opérations de lutte contre la piraterie dans le Golfe d’Aden en 2009, sans insertion dans les dispositifs internationaux comme Atalante, puis l’ouverture en 2011 d’une base à Djibouti, la première hors du territoire japonais depuis 1945.

Si ces changements ont été très graduels et d’une portée limitée, ils se sont accélérés et ont été approfondis depuis le retour au pouvoir du Premier ministre Abe en 2012 et la prise en compte de l’émergence d’une puissance chinoise qui inquiète, et dont le rayon d’action très offensif s’étend désormais à l’océan Indien par l’intermédiaire des projets de route de la soie maritime. On assiste donc à un équilibrage des priorités stratégiques du Japon, de l’Asie-Pacifique vers l’Indo-Pacifique, où l’océan Indien occupe une place beaucoup plus importante que par le passé.

L’océan Indien au cœur des enjeux de sécurité du Japon

La place nouvelle accordée à l’océan Indien s’inscrit dans la nouvelle stratégie extérieure plus « proactive » du Japon depuis le retour au pouvoir de Shinzo Abe. Le concept de « Proactive Policy for Peace »平和のための積極的な政策Heiwa no tame no sekigyokutekina seisaku. et celui de « Free and Open Indo-Pacific » (FOIP) constituent les fondements d’une évolution qui offre au Japon des moyens accrus en matière de défense. Dans un article publié en 2012, le Premier ministre japonais défendait l’idée de préserver la sécurité des « biens communs maritimes » dans un espace s’étendant du Pacifique Ouest à l’océan Indien.Shinzo Abe, « Democratic Security Diamond », Project Syndicate, 2012.

La nouvelle stratégie du Japon vise ainsi à mieux intégrer un espace, l’océan Indien, qui joue un rôle majeur dans la sécurité de l’archipel. Cette stratégie s’inscrit aussi dans un contexte où l’engagement des États-Unis dans le cadre de l’alliance de sécurité suscite des interrogations, même si la position officielle de Tokyo est de rappeler constamment la solidité des liens opérationnels qui unissent Tokyo et Washington par-delà les changements de présidence.

Dans le prolongement de la mer de Chine, zone de crise plus immédiate où les intérêts souverains du Japon sont en jeu face à la Chine, l’océan Indien occupe une place croissante dans les enjeux de sécurité du Japon. Au niveau économique, il s’agit d’une route commerciale vitale, qui relie l’archipel à l’Europe, aux pays du Golfe et au continent africain, qui font partie des plus importants marchés et des principaux fournisseurs d’énergie et de matière première de l’archipel. Le commerce extérieur du Japon dépend en effet à plus de 99 % du transport maritime. En 2017, 18 % du trafic mondial des conteneurs vers le Japon transitaient par l’océan Indien dont plus de 1 300 bâtiments battant pavillon japonais ou affrétés par des compagnies japonaises.The Cabinet Secretariat, Government of Japan, « Japan’s Actions Against Piracy off the Cost of Somalia and in the Gulf of Aden », Annual Report 2017http://www.cas.go.jp À un niveau très direct, un blocus résultant d’une crise majeure entre la Chine et les États-Unis aurait des conséquences immédiates et gravissimes pour l’économie japonaise. Cette route transite par ailleurs par l’Asie du Sud-Est, où le Japon demeure, devant la Chine, le principal investisseur.Pour la période 2010-2017, 20 % des projets d’investissements sont japonais, 14 % chinois   https://www.ft.com/content/898fa38e-4882-11e8-8ee8-cae73aab7ccb À ce titre, l’océan Indien est pleinement intégré à la sécurité existentielle de l’archipel, dont l’économie dépend totalement des liens avec l’extérieur, telle qu’elle est définie par le Livre blanc de la Défense 2012. Selon les termes utilisés, « la sécurité maritime fondée sur le respect du droit et de la liberté de navigation constitue le fondement de la paix et de la sécurité pour le Japon, État maritime ».https://www.mod.go.jp/e/publ/w_paper/pdf/2018/DOJ2018_Digest_1204.pdf

L’importance stratégique et géopolitique de l’océan Indien pour le Japon se renforce donc et Tokyo multiplie les signaux destinés à démontrer sa volonté d’engagement dans la zone. Si la stratégie de sécurité nationale distingue l’environnement immédiat du Japon, où Tokyo contribue directement à sa sécurité par des moyens militaires, et la communauté internationale, où la contribution du Japon est centrée sur la mise en œuvre des conditions de la paix et de la prospérité sources de stabilité, le rayon d’intérêt est élargi dans les National Defense Guidelines de 2018.

Ces dernières mettent en place les conditions d’une coopération plus approfondie entre le Pacifique et l’océan Indien, en matière d’entraînement et d’exercices communs avec les pays riverains, ainsi qu’en matière de défense et de développement des capacités, y compris militaires, pour préserver la sécurité maritime dont dépend le Japon.Idem. Ces objectifs s’inscrivent dans le cadre de la lutte contre la piraterie mais pas uniquement. Ils intègrent aussi une contribution à la lutte contre le terrorisme dans les États fragiles et aux opérations de maintien de la paix. La dimension de vigilance devant l’extension des activités de la Chine dans la région est également présente, même si elle n’est pas ouvertement évoquée.En 2018, le ministre de la Défense, Itsunori Onodera, s’est rendu au Sri Lanka, où le Japon, en coopération avec l’Inde et les États-Unis, construit un port à Trincomalee. De même, pour la première fois, au mois d’avril 2018, un destroyer japonais (Akebono) a fait escale au port de Hambantota, contrôlé par la Chine (Marwaan Macan-Markar, « Japan Makes its Move in the Indian Ocean Power Game », Nikkei Asia Review, 12 août 2018).

Au-delà de l’Asie du Sud, le Japon affirme également, dans un document publié en 2016, sa volonté d’inclure l’Afrique dans sa stratégie pour l’océan Indien, avec notamment le concept de corridor de croissance Asie-Afrique, incluant le Japon, l’Inde et plusieurs pays africains.http://timesofindia.indiatimes.com/city/ahmedabad/asia-africa-growth-co… 58830900.cms On assiste aussi à une redynamisation des conférences TICAD sur les investissements en Afrique. Ces conférences ont été initiées par le Japon dès 1993, mais ont ensuite été éclipsées par les initiatives chinoises pour le continent africain, parmi lesquelles les conférences FOCAC (Forum sur la Coopération Sino-Africaine), dont la première édition a eu lieu à Pékin en 2000.« Japan Shifts Focus of its Development Assistance to Indo-Pacific », Nikkei Asia Review, 15 août 2018.

Enfin, au-delà des enjeux stratégiques immédiats, l’intérêt du Japon pour l’océan Indien vise à renforcer la visibilité et la légitimité du Japon en tant qu’acteur global, notamment face à la puissance chinoise émergente.

Deux facteurs principaux expliquent l’évolution japonaise

Au-delà de la dimension de sécurité économique, essentielle pour le Japon, deux éléments structurent le rééquilibrage de l’intérêt stratégique du Japon en direction de l’océan Indien. Le premier est l’émergence de la Chine et la volonté de répondre aux stratégies des routes de la soie (OBOR ou BRI) formulées par Pékin en 2013. Le second facteur, lié au premier, est la volonté de nouer des partenariats complémentaires de l’alliance avec les États-Unis. Ces deux facteurs participent, à des degrés différents, de la perception accrue des menaces, conventionnelles et non conventionnelles, et du sentiment d’instabilité auxquels le Japon fait face depuis les années 2010. 

L’émergence de la Chine

La stratégie d’affirmation de puissance mise en œuvre par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir en 2012, plus que le seul facteur de l’émergence de la Chine, est au cœur de ce sentiment d’instabilité et de menace croissante. C’est la nature du système politique chinois qui, aux yeux de Tokyo, fait peser un risque systémique sur l’ordre libéral mis en place après la Seconde Guerre mondiale, de l’océan Pacifique à l’océan Indien et au-delà. Toutefois, c’est bien l’émergence de la Chine en tant que superpuissance économique qui offre au régime chinois une force de frappe financière qui n’est soumise à aucune contrainte démocratique.En 2016, en dépit de besoins internes considérables, et d’une logique de rentabilité pas toujours évidente, les investissements chinois à l’étranger ont connu un pic de 200 milliards de dollars. Ces investissements chinois s’inscrivent en partie dans le cadre de l’initiative des routes de la soie (BRI) de même que dans une stratégie « d’aide au développement » destinée à financer des infrastructures construites par des entreprises chinoises, avec des équipements et de la main-d’œuvre chinois, au risque d’un surendettement qui place le pays bénéficiaire, généralement particulièrement vulnérable, sous le contrôle de la Chine.

Ainsi, l’influence chinoise a-t-elle été considérablement renforcée aux Maldives et, au Sri Lanka. La RPC a pris le contrôle de 80 % du port de Hambantota, construit avec des capitaux chinois « prêtés » que les autorités locales ont été incapables de rembourser. Si Pékin s’inquiète de ces incertitudes financières, d’autant que les États qui se tournent vers les propositions chinoises sont ceux qui ne répondent pas aux critères des grandes institutions financières comme le FMI ou la Banque mondiale, les enjeux stratégiques, comme dans le cas du corridor indo-pakistanais et du port de Gwadar, l’emportent sur les enjeux économiques.Sharon Stering (ed.), « Cooperation in Times of Uncertain Leadership », GMF Asia Program Policy Paper, 2017, n° 13.

Dans le même temps, la Chine développe ses capacités militaires et poursuit l’objectif d’intégration civilo-militaire dans ses stratégies d’expansion extérieure, ainsi qu’en matière de production industrielle ou de recherche et développement. C’est le cas notamment pour la construction d’infrastructures maritimes liées aux routes de la soie dont la dimension commerciale offre potentiellement des capacités nouvelles à l’APL, y compris en termes de stratégie d’influence et d’information.

Le développement des capacités militaires de la Chine s’exprime en priorité dans son environnement immédiat, mais il s’étend désormais à l’océan Indien, où les stratégies d’influence de Pékin au Sri Lanka ou aux Maldives ont abouti à des changements de positions des autorités en place plus favorables à Pékin. En 2014, la visite « surprise » de deux sous-marins nucléaires chinois dans le port de Colombo a mis en évidence l’extension du rayon d’action des ambitions et des capacités chinoises, même s’il ne s’agit pas d’une présence continue. Surtout, après avoir rejeté le concept « impérialiste » de bases hors de son territoire, la Chine a ouvert une base à Djibouti en 2016 et aurait d’autres projets, notamment sur la façade ouest du continent africain.

Ces évolutions, potentiellement déstabilisantes pour une zone dont l’archipel dépend stratégiquement, inquiètent Tokyo. Elles constituent aussi une motivation importante du rapprochement avec l’Inde, initié à la fin des années 2000, qui nourrit la même méfiance à l’égard de Pékin.Monika Chansoria, « Indo-Japanese Strategic Partnership, Scope for the Future », Note de la FRS, 2017 sur https://www.frstrategie.org/en/publications/notes/indo-japanese-strategic-partnership-scope-future-avenues-2017 Ce rapprochement anticipe les projets chinois de « route de la soie » mais la volonté de répondre aux initiatives chinoises a joué le rôle d’accélérateur. New Delhi, comme Tokyo, rejette le principe d’une Asie unipolaire qui serait centrée sur une puissance chinoise dominante, ainsi que l’ambitionne Pékin.L’affirmation de la prédominance de la Chine dans sa région a pour but de permettre à la RPC de légitimer son statut de principal acteur, incontournable partenaire des grandes puissances (États-Unis et Union européenne), et au régime de renforcer sa légitimité interne.

L’inquiétude devant le renforcement des ambitions chinoises dans l’océan Indien jusqu’en Afrique est accrue par les ambiguïtés de la stratégie américaine à l’égard de ses alliés depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Les objectifs opérationnels du Japon dans l’océan Indien recoupent ceux de son allié américain et des États qui partagent la même analyse et les mêmes inquiétudes. Ces objectifs visent à équilibrer, si ce n’est  contenir, la puissance chinoise dans ses nouvelles ambitions et à contribuer à la stabilisation de l’ensemble de la région en respectant les règles de gouvernance et les valeurs du système libéral, mais les orientations de la nouvelle Administration américaine ont – au moins dans un premier temps – semblé rompre avec la stratégie d’engagement vers l’Asie.

Les inquiétudes face aux ambiguïtés des États-Unis

Alors que Barak Obama avait mis en place un dialogue trilatéral Japon-États-Unis-Inde en 2011, dans le prolongement de sa stratégie de rééquilibrage vers l’Asie face à la Chine amorcée en 2009, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, les discours de campagne très protectionnistes et hostiles aux alliances traditionnelles, et plus encore la décision de quitter le TPP (Trans-Pacific Partnership) dès le mois de janvier 2018, ont semblé remettre en question cette volonté d’engagement des États-Unis aux côtés de leurs alliés. L’attachement aux alliances traditionnelles pourrait être remplacé par la recherche du meilleur « deal », quel que soit le partenaire.Hemal Shah, « The US-India-Japan Trilateral: A Geoeconomic Strategy to Secure Asia », GMS Asia Program Paper, n° 11, 2018. Surtout, ce retrait américain laisse la porte ouverte aux initiatives chinoises telles que le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), qui a l’ambition d’unir dans un format moins contraignant la Chine, les pays de l’ASEAN mais aussi le Japon, la Corée, l’Australie et la Nouvelle Zélande, et les projets liés aux routes de la soie, rendus plus attractifs en l’absence d’offre concurrente.La Chine tente de mettre en place un « système » concurrent de l’ordre multilatéral occidental, ce qui ne signifie pas que – dans les faits – cette ambition soit couronnée de succès autres que d’opportunité.

Toutefois, en dépit de ces inquiétudes initiales, la nouvelle Administration américaine a réaffirmé à plusieurs reprises sa volonté d’engagement régional et son adhésion au concept de Free and Open Indo-Pacific (FOIP). Au mois d’octobre 2017, Rex Tillerson avait prononcé un discours allant dans ce sens.https://www.cfr.org/blog/tillerson-india-partners-free-and-open-indo-pacific Et Donald Trump a, lui aussi, réaffirmé son engagement à l’occasion du sommet de l’APEC en 2017.https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-apec-ceo-summit-da-nang-vietnam/ Par ailleurs, la guerre commerciale qui oppose Pékin à Washington, si elle suscite une crainte de déstabilisation économique dans l’espace Indopacifique, démontre aussi la fermeté des positions améri­caines à l’égard de Pékin.

Enfin, l’extension du Commandement du Pacifique de la côté Ouest des États-Unis à l’Est du continent africain, et la nouvelle appellation de « US INDOPACOM » décidée en 2018, renforcent ce positionnement, qui permet aussi à Tokyo d’étendre son intérêt vers l’océan Indien, tout en restant dans le cadre prioritaire de l’alliance bilatérale. Plus concrètement, la South East Asia Maritime Security Initiative a été initiée à l’occasion du dialogue Shangri La dès 2015 par le Secrétaire d’État à la Défense Ash Carter.https://www.amchamvietnam.com/new-maritime-security-initiative-for-southeast-asia/ L’objectif est de renforcer les capacités des pays riverains en matière d’infrastructures maritimes, de logistique et de capacités militaires. Initialement très focalisé sur la mer de Chine, le champ d’application a été étendu à l’espace Indopacifique.https://warontherocks.com/2019/02/confronting-the-flaws-in-americas-indo-pacific-strategy/ Dès 2017, John McCain avait proposé un plan d’investissements de 7,5 milliards de dollars de 2017 à 2022, intégré au programme de défense pour notamment accroître les capacités de « surveillance du domaine maritime » des pays de la région. Ces initiatives contribuent à placer l’océan Indien au cœur d’un dispositif destiné à équilibrer la puissance chinoise en impliquant des acteurs situés plus en marge comme le Japon et l’Inde et – au-delà – d’autres partenaires comme la France.

Vers une relation nippo-indienne structurante

Au-delà de l’alliance avec Washington, la mise en œuvre de ces objectifs passe par le développement des relations avec les acteurs régionaux riverains de l’océan Indien, aux niveaux politique, économique et stratégique.

Dans ce contexte, l’Inde constitue un partenaire privilégié, même si, au niveau écono­mique, la superpuissance chinoise continue de s’imposer de très loin dans les relations avec le Japon. Tokyo partage avec New Delhi une même méfiance à l’égard de la puissance chinoise et de ses ambitions régionales. Contrairement au Japon, l’Inde avait accepté de participer à l’initiative chinoise de l’AIIB (Asia Infrastructure Investment Bank). En revanche, New Delhi a exprimé sa méfiance à l’égard de la stratégie des routes de la soie par son absence au forum organisé à Pékin en 2017.

Dès 2008, l’Inde et le Japon avaient mis en place un partenariat de coopération pour la sécurité et, à l’occasion d’un discours devant le Parlement indien, le premier ministre Abe parlait de « l’espace de confluence de deux océans, où la paix et la liberté de navigation devaient s’imposer ».https://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/pmv0708/speech-2.html Des dialogues sur la coopération en matière de défense et les garde-côtes ont été mis en place et des visites annuelles ont été instaurées au niveau des Premiers ministres, l’occasion de rappeler l’importance du partenariat stratégique entre les deux pays.

Mais cette vision commune a des limites,  dues pour une part au manque de cohérence de la stratégie extérieure du Japon, soumise aux pressions de groupes d’intérêts différents. Pour répondre en partie aux attentes des milieux d’affaires, pour qui la Chine reste un partenaire incontournable, et dans le souci de stabiliser ses relations avec Pékin, en découplant le stratégique de l’économique, le gouvernement japonais a ainsi envoyé une délégation de haut niveau du PLD au Forum de Pékin sur les routes de la soie en 2017.En 2017, la Chine représentait 19 % des exportations du Japon, pour qui les exportations (globales) représentent près de 30 % de son PNB. Le ralentissement de la croissance chinoise a un retentissement immédiat sur les chiffres de la croissance japonaise. Les exportations vers la Chine ont baissé de 10 % au premier trimestre de l’année 2019.

En effet, au niveau économique, la relation entre le Japon et l’Inde reste très inférieure aux relations avec la Chine. En 2017, les échanges entre le Japon et l’Inde n’ont pas dépassé 15 milliards de dollars, alors qu’ils ont été de 144 milliards de dollars avec la Chine. Les investissements, en dépit d’une volonté de diversification et de dévelop­pement affirmée à l’occasion de la visite du Premier ministre Modi à Tokyo en 2014, demeure limités, avec un montant inférieur à 3 milliards de dollars en 2017. Tokyo attribue cette situation au climat des affaires moins favorable en Inde, en dépit des réformes initiées par le Premier ministre Modi. Selon les chiffres de la Banque mondiale, l’Inde se situe au centième rang sur 190 du classement des États où la pratique des affaires est la plus accessible, limitant l’attrait pour des investisseurs japonais tradition­nellement très prudents. Contrairement au système chinois, les autorités japonaises n’ont pas les moyens d’orienter, au nom d’intérêts stratégiques supérieurs, les investissements extérieurs des entreprises du secteur privé.

Le facteur Chine est également au cœur de l’intérêt renouvelé du Japon pour le continent africain qualifié de « très important » par Tokyo.Shino Watanabe, « FOIP Major Challenges and Opportunities », présenté à l’occasion du séminaire de la FRS sur l’Indo-Pacifique, 12 février 2019. Cette intégration du continent africain à l’ensemble plus étendu de l’Indopacifique, qui est aussi au cœur du partenariat stratégique avec New Delhi, a été formalisée dans le concept de « Corridor de croissance Asie-Afrique » (AAGC) énoncé par le Premier ministre indien en 2017 lors du sommet de la Banque africaine de développement (BAfD). Cette proposition, qui vise à développer – avec le soutien du Japon – les infrastructures portuaires reliant l’Inde à Djibouti, Mombassa, Zanzibar et le Myanmar, fait suite à une déclaration commune des Premiers ministres indiens et japonais en 2016, pour le renforcement de la coopération et la mise en place des moyens d’un développement équilibré et durable dans un espace Indopacifique libre et ouvert.

Ces projets soutiennent le renouveau de la stratégie d’aide et d’investissements publics et privés du Japon en Afrique. La conférence TICAD 7, qui s’est tenue à Yokohama au mois d’août 2019, s’est ouverte, plus encore que précédemment, aux partenariats inter­nationaux, y compris avec des pays comme la France et les institutions internationales, dans la mise en œuvre des stratégies de développement. Après la TICAD 6 de 2016, le Japon poursuit sa politique de soutien aux investissements privés, pour un montant prévu de 20 milliards de dollars sur trois ans. La thématique de la qualité des infrastructures, de la gouvernance et de la sécurité humaine sont systématiquement mises en avant.

Tokyo a perçu que son retrait relatif du continent africain, justifié par une marge de manœuvre financière plus limitée et des incertitudes fortes en matière de sécurité, avait eu pour premier résultat de laisser le champ libre à Pékin sur un continent où les besoins sont considérables et les règles de gouvernance fragiles. Selon la même logique, qui vise à minorer le facteur financier au profit de l’intérêt stratégique, le Japon a également augmenté son programme d’aide pour la construction d’infrastructures portuaires importantes aux Maldives, au Sri Lanka ou au Bangladesh, avec la construction d’un port en eaux profondes à Matarbari, concurrençant ainsi la Chine, en partenariat avec New Delhi et Washington, sur son propre terrain.

Des moyens opérationnels diversifiés

Le Japon a progressivement mis en place une politique pour l’océan Indien (Indian Ocean Policy) destinée à renforcer, dans la limite de ses moyens constitutionnels, des partenariats fondés sur le développement économique et humain et sur la sécurité. Ces partenariats s’appuient sur plusieurs éléments qui vont du concept aux politiques de renforcement des capacités, y compris militaires, et à la réorientation des stratégies d’aide au développement au service des intérêts du Japon.

Le concept est celui de « Free and Open Indo Pacific » (FOIP), qui met en avant les points communs existants, notamment avec l’Inde – mais pas uniquement –, en ce qui concerne le respect des règles démocratiques, des normes de gouvernance fondées sur des valeurs universelles, la résolution pacifique des conflits, la liberté de navigation et l’accès libre aux biens communs. De son côté, New Delhi peut adhérer à ce concept général, qui renforce son statut légitimant de « plus grande démocratie dans le monde » face à la puissance chinoise. En revanche, le concept est beaucoup moins opérationnel avec d’autres États, notamment sur le continent africain, en dehors de sa dimension de soutien aux politiques d’aide.

En matière de coopération militaire et de développement des capacités, les règles adoptées par le Japon depuis 2014 ouvrent des perspectives nouvelles. Ainsi, sur le versant asiatique, le Japon a fourni des garde-côtes aux Philippines et au Vietnam et participe à des programmes de coopération à la frontière du militaire et du civil en matière de cartographie (Indonésie) ou de médecine sous-marine (Vietnam).

Avec l’Inde, les moyens d’une coopération renforcés ont été mis en place à la fin des années 2000. Ils ont vu notamment la participation du Japon à des exercices communs avec New Delhi. C’est en 2007 que le Japon a participé pour la première fois, avec l’Australie, aux exercices Malabar, qui réunissent l’Inde et les États-Unis. Tokyo est devenu un participant permanent de ces exercices, toujours avec l’Australie, en 2015, donnant ainsi une certaine réalité au format quad.Garima Mohan, GMF India Trilateral Dialogue, décembre 2018. Le format quad suscite des interrogations en apparaissant comme trop exclusif et américano-centré. Il n’intègre pas les puissances comme la France, présente dans la région, ou les pays d’Asie-du Sud-Est. L’Inde est par ailleurs plus réticente à ce type d’engagement. Des exercices communs entre les forces terrestres et aériennes indiennes et japonaises ont également eu lieu pour la première fois en 2018.https://economictimes.indiatimes.com/news/defence/armies-of-india-and-japan-to-hold-first-ever-joint-exercise-from-november-1/articleshow/66278391.cms

Sur le continent africain, le Japon a établi en 2011 une base à Djibouti, qui doit être agrandie pour répondre à de nouvelles missions, comme le soutien aux opérations de maintien de la paix au sud-Soudan, qui vont au-delà des opérations de lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden. Les Forces d’autodéfense ont participé à plusieurs reprises au programme d’entraînement des forces djiboutiennes, destiné à améliorer les capacités de réponse aux catastrophes naturelles. Des exercices multilatéraux – non combattants – d’évacuation de civils ont également été organisés.http://islandssociety.org/2017/11/23/the-future-expansion-of-the-japan-self-defense-force-base-in-djibouti-michael-edward-walsh/ En revanche, les opérations de lutte contre la piraterie menées par le Japon – dont le périmètre a également été élargi – ne s’inscrivent pas dans un cadre bilatéral ou multilatéral, elles se sont longtemps résumées à l’accompagnement des bâtiments japonais dans les zones à risque par les forces maritimes d’autodéfense.

Le dernier levier, qui joue un rôle majeur pour le Japon, est l’aide au développement que Tokyo, depuis 2015, réoriente vers des objectifs plus stratégiques, au service de ses intérêts directs, dans l’espace Indopacifique. En 2016, le budget consacré par le Japon à l’aide au développement s’élevait à 16,8 milliards de dollars avec, comme zones destinataires, l’Asie du Sud, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique. L’Inde, en 2018 comme depuis dix ans, a été le premier récipiendaire, avec un montant de 1,8 milliard de dollars, suivi par le Vietnam, l’Iraq, le Bangladesh, le Myanmar, la Thaïlande et l’Indonésie.« Japan Shifts Focus of Its Development Assistance to Indo-Pacific », op. cit. Sur le continent africain, les projets sont également nombreux, le montant de l’aide japonaise au continent africain étant légèrement supérieur, globalement, au montant de l’aide vers l’Asie. Toutefois, si l’action du Japon est significative, elle demeure souvent moins « visible » sur le continent africain, que les initiatives chinoises plus spectaculaires.

Pour se distinguer de la Chine et de la force d’attraction des projets financés dans le cadre des routes de la soie, le Japon a choisi de mettre en avant le principe de qualité dans toutes ses dimensions. Tokyo en avait fait un thème majeur du sommet du G7 de Ise-shima en 2016. L’accent étant mis sur une croissance équilibrée et durable, une gouvernance transparente et une économie « efficace » en termes de développement. Il s’agit là encore de se distinguer du contre-modèle chinois à la fois auprès des pays destinataires de ces projets, mais aussi auprès des grands partenaires occidentaux, institutions multilatérales ou États, et de renforcer ainsi la légitimité de la puissance japonaise.

Ce sont les objectifs qui ont été définis par la TICAD VI en 2016 à Nairobi et qui ont été approfondis au mois d’août 2019 à l’occasion de la TICAD VII.https://ticad6.net/ethttps://ticad7.net/ Le « partenariat pour des infrastructures de qualité » a en effet été étendu depuis 2016 au continent africain, même si les projets japonais sont encore très concentrés sur la façade maritime orientale. En 2016, le Premier ministre Abe avait annoncé un programme d’investis­sements public-privé de 30 milliards de dollars de 2016 à 2019 pour la construction d’infrastructures qualitatives en Afrique.https://www.howwemadeitinafrica.com/japans-engagement-with-africa-shows-a-long-term-commitment-to-the-continent/ La dimension « qualitative » des projets est placée au cœur des objectifs de paix et de stabilisation stratégique dans les zones les plus fragilisées, dans une logique complémentaire avec les actions de sécurité menées par la France. Trois zones prioritaires ont été définies par Tokyo en Afrique de l’Est : le Corridor nord de Mombassa, le corridor de Nacala, et la zone de croissance de l’Afrique de l’Ouest qui pourrait permettre de désenclaver vers l’océan Indien les pays d’Afrique centrale.Garima Mohan, op. cit.

Conclusion

La progression de l’intérêt du Japon pour l’océan Indien a été rapide et très significative depuis le début des années 2010, marquant une rupture aux niveaux stratégique et géopolitique. Cette évolution permet également d’envisager des actions complémen­taires avec d’autres acteurs qui d’une part partagent les mêmes analyses sur les risques et les menaces, et d’autre part possèdent des intérêts directs et des moyens d’actions complémentaires.

C’est le cas notamment de la France, qui a mis en place des partenariats stratégiques avec l’Inde et le Japon, qui s’inscrivent dans le cadre d’une coopération renforcée avec l’Union européenne, avec la signature d’un partenariat stratégique et d’un traité de libre-échange entre l’UE et le Japon en 2018.

En ce qui concerne l’adhésion aux principes, Paris, New Delhi et Tokyo adhèrent, tout comme les États-Unis et l’Australie, au concept d’Indopacifique libre et ouvert, l’accent étant mis sur la liberté de navigation, le respect des règles et le développement durable et équilibré. Toutefois, plusieurs éléments pèsent sur la pérennité de l’engage­ment actif du Japon dans l’espace indo-pacifique. Pour Tokyo, les relations avec les « grands acteurs », États-Unis et Chine, demeurent de très loin prioritaires. La Chine est le premier partenaire commercial du Japon, et l’engagement des États-Unis au côté du Japon demeure au cœur de la stratégie de sécurité de l’archipel. Certains à Tokyo – fidèles à une vision géopolitique héritée des années 1990 – considèrent également que, au-delà de l’environnement proche, les moyens d’action du Japon demeurent limités, tout comme les enjeux économiques. C’est d’autant plus vrai que la stratégie de pression commerciale mise en place par Washington, y compris sur ses alliés les plus proches comme le Japon, justifie la position de ceux qui sont les plus favorables à un rééquilibrage des relations avec la Chine découplé des questions stratégiques.

En ce qui concerne l’action des FAD, elle est soumise à de fortes contraintes consti­tutionnelles et à celles de l’opinion publique. La limitation des ressources freine l’engage­ment au-delà de l’environnement immédiat de l’archipel, dont la mer de Chine orientale, qui impose une vigilance et une mobilisation constante des moyens des forces d’autodéfense et des garde-côtes.

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