La Chine et les réseaux électriques européens : stratégie et enjeux géoéconomiques

La politique énergétique constitue un pilier historique de la construction européenne. Depuis la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) en 1951 jusqu’à la politique visant à mettre en œuvre au sein de l’Union européenne (UE) – mais également avec les pays adjacents – une Union de l’énergie, ces domaines ont été centraux dans la définition et la mise en œuvre d’une politique communautaire. Avec la prise de conscience de la réalité du changement climatique dans les années 1990 et les axes d’effort définis au travers des différents paquets Énergie-climat, l’Union européenne s’est lancée dans la voie d’une rénovation en profondeur des systèmes énergétiques des États-membres. L’un des axes prioritaires d’efforts, eu égard à la structure de la demande énergétique européenne, concerne les réseaux électriques du continent. Développés sur une base strictement nationale, les réseaux de transport et de distribution d’électricité s’interconnectent à présent de plus en plus, afin de former un véritable système continental. Cette ouverture technico-économique a été soutenue depuis plus de deux décennies par la mise en place de législations au niveau communautaire visant à améliorer la concurrence entre les opérateurs par une libéralisation progressive des marchés de l’électricité et la fin – espérée – des monopoles étatiques et régionaux. Toutefois parmi les effets réels de cette libéralisation, une intromission de plus en plus grande d’acteurs extra-communautaires, parfois soutenus par des États, est constatée. Dans ce contexte, la Chine, au travers d’acteurs de rang mondial, autant sur le domaine énergétique que sur le domaine financier, met en œuvre depuis quelques années une politique de rachat systématique des opérateurs de réseau de transport et des distributeurs d’électricité sur l’ensemble du continent. Une telle situation pourrait amener les acteurs étatiques chinois à disposer, à court ou moyen terme, d’une forme de prépondérance économique et technologique sur un secteur qui représente à la fois l’avenir de la lutte contre le changement climatique, en tant que pôle d’excellence technique, mais également un maillon central de la chaîne de sécurité énergétique du continent. Au travers de cette politique chinoise qui peut être vue comme la continuation d’une politique globale de mise en réseau de l’Eurasie, des interrogations naissent quant à la prise en compte du caractère stratégique des réseaux électriques, par les États, l’Union européenne ou les différentes organisations de sécurité collective comme l’OTAN.

Les réseaux électriques, véritable clé des transitions énergétiques

L’intégration en masse des renouvelables

Les transitions énergétiques partout en Europe sont la conséquence de plusieurs éléments parmi lesquels la prise de conscience de l’accélération des effets des changements climatiques, ainsi que la volonté de limiter la dépendance à des fournisseurs extérieurs d’hydrocarbures sont les plus importants. Ces transitions qui portent différents noms selon les pays, la plus connue étant l’Energiewende allemande, ont pour point commun de s’appuyer sur l’augmentation, le plus souvent importante en volume, des énergies renouvelables dans les mix nationaux. Deux grandes étapes peuvent être déterminées, avec une accélération visible lors du passage à la seconde. La première a lieu dans la seconde moitié des années 2000, vers 2007-2008 lors de la sortie du 4e rapport du GIEC. Celui-ci embraye, avec la COP13 de Bali, sur la rédaction d’une feuille de route pour les négociations de la COP15 de Copenhague en 2009. Si celle-ci s’avèrera in fine un semi-échec, l’Union européenne s’est entre temps saisie profondément du dossier de la lutte contre les changements climatiques. Au plan diplomatique celle-ci affiche désormais une position de négociation commune lors des différentes COP, mais surtout la Commission décide de mettre en œuvre en interne, en 2008, le troisième paquet Énergie-climat. Celui-ci représente une série d’obligations nationales et communautaires portant sur le secteur de l’énergie. Les trois objectifs, à l’horizon 2020, sont : une réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre sur la base de 1990, 20 % d’énergies renouvelables (ENR) dans le mix énergétique européen, 20%  de taux d’efficacité énergétique.

Le deuxième grand changement amenant à une redéfinition des politiques énergétiques européennes est consécutif à la catastrophe de Fukushima en 2011. L’énergie nucléaire qui était présente en masse à cette date en Europe, se retrouve soudainement remise en cause dans plusieurs pays, certains comme l’Allemagne optant pour une sortie accélérée du nucléaireAvant Fukushima, la sortie allemande du nucléaire était prévue pour 2022, elle a été anticipée à 2019., d’autres comme l’Italie confirmant leur choix de ne pas y recourirL’Italie qui a finalement choisi de prolonger son moratoire sur l’électronucléaire, étudiait néanmoins depuis 2009 la possibilité d’installer une centrale en partenariat avec EDF.. Les énergies renouvelables ont ainsi été mises en avant dans la première partie de la décennie 2010 – correspondant également aux travaux préparatoires du nouveau paquet Énergie-climat de l’UE – comme solution préférentielle pour une transition vers des secteurs électriques bas-carbone. En 2014, le nouveau paquet Énergie-climat entre en vigueur et fixe des objectifs plus élevés à l’horizon 2030 : réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre, 27% d’ENR dans le mix communautaire, 27 % de taux d’efficacité énergétique. Ce paquet Énergie-climat, dont les objectifs sont contraignants au niveau de l’UE, mais difficiles à répartir au niveau des pays-membres, est en réalité la première phase post-Fukushima de la feuille de route 2050 pour une Europe bas-carbonehttps://ec.europa.eu/energy/en/topics/energy-strategy-and-energy-union/2050-energy-strategy. Celle-ci prévoit des objectifs extrêmement ambitieux comme une réduction de la part des émissions de gaz à effet de serre de 80 % par rapport au taux de 1990 et, partant, une refonte complète des secteurs électriques de chaque pays. La communication faite par la Commission aux autres organismes de l’Union est claire sur ce point : « avec une production plus décentralisée, des réseaux intelligents, des nouveaux utilisateurs du réseau (par exemple, les véhicules électriques) et une réactivité à la demande, il est plus nécessaire que jamais d'avoir une vision plus intégrée du transport, de la distribution et du stockage »COM 2011/885 du 15/12/2011 sur la feuille de route pour l’énergie à l’horizon 2050.. Il est clair, dans ce contexte particulier, que les réseaux électriques de transport et de distribution, au-delà des choix faits en ce qui concerne les sources d’énergie elles-mêmes, seront la clé de cette transition énergétique.

L’intégration en masse de plus en plus d’énergies renouvelables ne peut ainsi se penser hors d’une action sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’électricité, en particulier sur les aspects de transport et de distribution qui s’avèrent, dans des pays à la demande mature, la principale clé d’action sur la régulation de la production. Les différents scénarios de l’Agence internationale de l’énergie pour le secteur électrique européen prévoient ainsi une évolution relativement modérée de la demande, entre 0,3 et –0,3 % par an selon les prévisions.

Pour l’Europe, contrairement à d’autres pays ou régions du monde, l’enjeu principal du secteur électrique repose bien sur l’amélioration du système de transport et de distribution, bien plus que sur la question des sources d’énergie. Les trajectoires en matière de sources des différents pays européens sont diverses, entre contraintes géographiques et choix politiques – sur le nucléaire en particulier – mais la problématique des réseaux demeure tout à la fois centrale pour tous et d’enjeu communautaire.

Réseaux intelligents et efficacité énergétique

De cet enjeu naturel d’une amélioration du transport et de la distribution électrique, à la fois pour des questions environnementales et économiquesDans son bilan 2017, Enedis estime les pertes sur son réseau à 6,3 % de l’électricité injectée, soit 23,3 TWh, une valeur légèrement inférieure à l’ensemble de la production électrique d’un pays comme la Slovaquie., découle la nécessité d’agir sur les réseaux. En Europe ceux-ci sont relativement anciens, l’électrification du continent ayant eu lieu en majorité dans les soixante premières années du XXe siècle, même si des efforts de modernisation ont été entrepris selon les endroits ; par exemple en France dans la décennie 1985-1995. Il s’agit donc dans ce cas d’opérer un rajeunissement des réseaux, à la fois de manière continue par le remplacement des câbles et des transformateurs, mais également en appliquant des technologies de rupture, aptes à résoudre une partie importante de cette problématique des pertes. Deux grandes familles technologiques se retrouvent ici, toutes deux faisant partie des politiques d’efficacité énergétique, le stockage et les réseaux dits intelligents.

Le stockage sur et hors-réseau représente une clé d’intégration des ENR dans les systèmes électriques de l’ensemble des pays de la planète. Des technologies de batteries à haute performance permettraient ainsi d’annuler – ou du moins de limiter fortement – les problématiques d’intermittence et de disponibilité de la production inhérentes aux énergies renouvelables. Avec une capacité de charge-décharge importante et disponible en permanenceY compris éventuellement par l’utilisation des véhicules électriques stationnés comme points de stockage dans l’optique d’une politique vehicle-to-grid ; voir : http://www.smartgrids-cre.fr/index.php?p=vehicules-electriques-v2g, les systèmes de stockage permettent ainsi de lisser les pics de consommation, en évitant d’obliger la courbe de production à suivre mécaniquement celle de la demande, ce qui induit pour le moment la nécessité de posséder des centrales d’appoint fonctionnant aux hydrocarbures (charbon et gaz). Toutefois la mise en place de systèmes de stockage à charge-décharge régulière induit une résistance renforcée des réseaux car c’est eux qui deviennent, par essence, les régulateurs du système électrique local ou nationalLe passage d’un système tiré par la production vers un système tiré par la demande représente un véritable changement de paradigme dans le domaine de l’énergie, d’où une crise des modèles économiques des utilités..

Les réseaux intelligents – ou smart grids – concentrent une grande partie des espoirs en ce qui concerne l’avenir des réseaux électriques. Formés d’une myriade de capteurs sur l’ensemble du trajet de l’électricité, depuis la centrale de production aux lieux de consommation, les smart grids peuvent s’apparenter à des réseaux doubles fonctionnant en sens opposés. D’une part le réseau électrique de la production vers la consommation et d’autre part, superposé à celui-ci, le réseau de communication, remontant en temps réel vers un centre de command and control de l’état de la circulation électrique. Grâce à cette communication renforcée, le smart grid est capable en temps réel de s’adapter aux fluctuations du réseau et à la structure de la demande. Par l’anticipation de consommation qu’il permet, il offre une souplesse de réaction qui, à terme, permettrait d’identifier, voire d’anticiper, les ruptures de charge électrique. En ce sens, le smart grid, dont la première brique en France est le compteur électrique Linky, offrirait, une fois entièrement déployé, une réduction drastique des pertes électriques sur réseau. Eu égard à l’importance de la consommation électrique en France, cela représenterait un volume non-négligeable qui, en retour, permettrait de limiter la production électrique pour une consommation équivalente. En ce sens les réseaux intelligents sont des dispositifs-clés à la fois en termes de sécurité énergétique – par la limitation des importations d’uranium ou d’hydrocarbures –, mais également de lutte contre les changements climatiques. La combinaison des deux technologies, réseaux intelligents et stockage d’énergie, entrant dans la famille de l’efficacité énergétique, représentent la plus grande partie des gains potentiels du secteur de l’électricité en Europe et, conséquemment, le plus important levier de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Il s’agit dans ces deux cas – plus spécifiquement d’ailleurs en ce qui concerne les smart grids par leur nature interconnectée – d’une progression vers une unification continentale. L’ensemble de la politique européenne de l’énergie, telle que pensée au travers de l’Union de l’énergie, vise ainsi à harmoniser autant que faire se peut les normes et les pratiques dans le domaine de l’électricité au travers du continent. Dans ce contexte, les smart grids apparaissent comme des objets qui doivent être normalisés. En 2011, la Commission a d’ailleurs donné un mandat à plusieurs associations de normalisation européennes (CEN, CENELEC, ETSI) afin d’aboutir à des propositions sur les normes à adopter. Pour l’instant ces normes sont toujours en cours de discussion, mais il apparaît évident qu’elles seront créées sur la base de l’existant technologique, d’autant plus si celui-ci est particulièrement répandu au niveau européen.

Un secteur d’excellence technologique

Dans le cadre de la course à la normalisation des smart grids, certains États européens se sont positionnés comme premiers entrants, dans le but d’imposer une norme fondée sur l’usage. L’Allemagne notamment, au travers du programme E-energy lancé en 2008, a été le premier des États européens à se positionner sur le créneau de la normalisation à grande échelle en réunissant entreprises de l’énergie, des télécommunications et centres de recherches. E-energy qui visait à développer un smart grid s’étendant au-delà des seules frontières allemandes par la coopération avec l’Autriche et la Suisse, a nettement vocation à devenir une première brique multinationale. D’autres projets, plus limités, suivent entre la France et l’Italie ou entre l’Espagne et le Portugal.

Dans une autre perspective, la compétition économique entre General Electric et Siemens pour le rachat de la branche « énergie » d’Alstom, en 2014, s’expliquait grandement elle aussi par la double volonté d’acquérir des technologies sur le segment des réseaux intelligents ainsi que par celle d’amoindrir la concurrence dans ce secteur. Il est d’ailleurs à noter, un peu plus de trois ans après la fusion entre Alstom et General Electric, que les promesses de l’entreprise américaine en termes d’emploi en France ne sont pas tenues et que les marchés traditionnels d’Alstom, à l’exception notable des solutions liées à la transmission électrique, sont en forte décroissanceD’autres facteurs peuvent également concourir à cette explication comme la baisse de la demande en turbines électriques pour les centrales conventionnelles et nucléaires, ainsi que la forte concurrence dans les énergies renouvelables..

Toutefois au niveau de l’Union européenne, au-delà de l’innovation technologique portée par les entreprises de services à l’énergie, l’essentiel des coûts de R&D et d’installation des technologies liées aux smart grids est le fait des distributeurs d’électricitéC. Cambini, A. Meletiou, E. Bompard et M. Masera, « Market and regulatory factors influencing smart-grid investment in Europe: Evidence from pilot projects and implications for reform », Utilities Policy n°40 (2016), pp. 36-47 ; F. Gangale, J. Vasiljevska, C. Covrig, A. Megolini et G. Fulli, Smart grids projects outlook 2017, Luxembourg, JRC-UE, 2017.. Même si les transporteurs d’électricité sont également concernés par ce phénomène, c’est principalement dans la distribution – que le secteur national soit groupé ou éclaté comme en Allemagne ou au Danemark – que les leviers de gain économique sont les plus importants. La régulation a minima du marché de la distribution électrique, libéralisé depuis 2003 au niveau communautaire, incite d’ailleurs les acteurs de la distribution à se lancer dans une course à l’innovation et aux investissements qui favorise, mécaniquement, les plus gros opérateurs.

Il s’agit en outre d’un secteur particulièrement attractif économiquement pour nombre d’entreprises. Le rapport Digitalization of Energy Systems de Bloomberg New Energy Finance, édité en novembre 2017, met d’ailleurs l’accent sur la place grandissante des technologies liées aux smart grids, en particulier les compteurs, dans le marché de l’électricité au niveau mondial. Il y a donc un intérêt économique particulier pour des entreprises du secteur à se positionner comme les principaux acteurs au niveau du continent européen qui est, pour le moment, le principal marché pour ce type de technologies.

La course technologique mondiale est lancée depuis plusieurs années, en Europe et ailleurs. Des pays comme les États-Unis (dès 2003 avec la Grid Wise Alliance puis en 2009 au travers de l’American Recovery and Reinvestment Act) ou la Corée du Sud (au travers de la Korea Smart Grid Association) ont ainsi décidé d’investir massivement ce champ technologique. La Chine, même si elle n’a pas été l’un des premiers pays à se lancer dans cette course, a toutefois profité d’une part de l’unicité de la décision politique et, d’autre part, de la capacité de mobilisation technologique au travers des plans quinquennauxD. Xu, M. Wang, C. Wu et K. Chan, Evolution of the smart grid in China, Shanghai, McKinsey, 2010 ; Y. Li, Z. Lukszo et M. Weijnen, « The impact of inter-regional transmission grid expansion on China’s power sector decarbonization », Applied Energy, 183 (2016), pp. 853-873.. Le défi technologique représenté par les réseaux électriques intelligents et, plus généralement, les technologies d’efficacité énergétique, est également une opportunité géoéconomique majeure pour des entreprises de se positionner comme des leaders mondiaux sur un segment en croissance et, pour des États, de faire valoir leur savoir-faire technique et industriel tout en conservant une certaine indépendance technologique.

Les effets de la libéralisation des réseaux

En Europe, les réseaux électriques ont connu plusieurs époques différentes, dictées par les évolutions de la règlementation communautaire. Tout d’abord fondés sur une concentration verticale des activités depuis la production jusqu’à la distribution en passant par le transport, ils ont le plus souvent été des monopoles d’État comme en France (EDF) ou en Italie (Enel). À la fin des années 1990, les avancées dans la politique européenne sur la libre circulation des biens entraînent l’ouverture progressive des activités aval à la concurrence. L’Union européenne pousse ainsi à la déconcentration des activités de réseaux et à leur séparation des activités de production. Le premier pas important dans cette direction a été la directive 96/92/CE qui oblige les États-membres à séparer les activités de gestionnaire de réseau de transport de celles de production et de distribution d’électricité. En 1999, en Italie, les activités de transport et de distribution d’Enel sont séparées et donnent naissance à Terna, au Portugal REN qui gère les réseaux, se sépare de l’entité de production EDP, en France ERDF (aujourd’hui Enedis) est créée en 2008 au moment de l’application des directives sur la libéralisation des réseaux de transport par scission d’EDF ; RTE (gérant le réseau de transport) avait été séparée dès 2000 d’EDF.

En 2003, les deux directives 2003/54/CE et 2003/55/CE libéralisent les marchés de la fourniture de l’électricité et du gaz dans l’ensemble de l’Union, permettant une libre concurrence des fournisseurs sur ces marchés. La directive 2003/54/CE sur les marchés de l’électricité impose d’une part une séparation juridique des activités de distribution (art. 15) ainsi que l’accès du réseau de distribution à des tiers (art. 20) entraînant de facto une libéralisation de ces marchés, applicable en 2007. Le but avoué de la Commission européenne était ainsi de favoriser une concurrence libre permettant au consommateur final de disposer des meilleurs prix possibles, la Commission considérant qu’un système monopolistique, étatique ou non, ne permettait pas d’atteindre cet objectif. Toutefois cette situation a eu des effets non-anticipés comme des concentrations inédites pour faire face à la concurrence renforcée, à l’exemple de la fusion GDF-SuezEncouragée dès 1999 par le rapport Bricq, voir : J. Condijts et F. Gadhoum, GDF-Suez, le dossier secret de la fusion, Paris, Michalon, 2008.. Certaines grandes entreprises de l’énergie ont également profité de cette opportunité pour s’étendre hors de leurs frontières et ainsi achever des positions importantes au niveau continental à l’exemple du suédois Vattenfall présent en Suède, en Allemagne et au Royaume-Uni ou de l’espagnol Iberdrola actif en Espagne et en Ecosse. Le mouvement supposé de libéralisation n’a ainsi pas été complet puisqu’il a surtout consisté en un maintien de la compétence sur une base nationale (France, Italie, Portugal, Espagne, Belgique, etc.), mais avec une fragilisation économique des transporteurs d’abord et des distributeurs ensuite. Ceux qui se sont trouvés privés du soutien de leur entreprise d’origine ou de leur État ont ainsi été rachetés dès le milieu-fin des années 2000 par les plus gros opérateurs européens qui avaient su anticiper les changements de règlementation.

Il n’en demeure pas moins que les gestionnaires de réseau de transport ainsi que ceux de réseaux de distribution – parfois confondus dans la même entité ou séparés – sont des acteurs-clés dans la chaîne de valeur de l’électricité. Avec l’évolution des systèmes électriques nationaux – qui entraîne elle-même une crise du modèle traditionnel des utilités – vers une décentralisation de plus en plus poussée de la production, les gestionnaires des deux types de réseaux (transport et distribution) acquièrent progressivement un poids de plus en plus important. L’Union européenne ne s’y est d’ailleurs pas trompée en intégrant la problématique de l’harmonisation des réseaux électriques européens – incluant le développement à grande échelle des smart grids – au sein de la « Stratégie-cadre pour une Union de l’énergie résiliente avec une politique prospective sur les changements climatiques » en 2015https://ec.europa.eu/commission/energy-union-and-climate/state-energy-union_fr. En 2017, le troisième rapport sur l’Union de l’énergie met en avant la volonté, renouvelée, d’achever un marché unique de l’énergie en Europe – en particulier de l’électricité – en renforçant les interconnexions transnationales (France – Italie par exemple) afin d’aboutir d’une part à une redondance sécuritaire et, d’autre part, à une garantie de meilleurs prix pour le consommateur final. Toutefois c’était sans compter sur l’immixtion importante d’acteurs étatiques extracontinentaux venus de Chine.

La stratégie derrière les rachats opérés par la Chine

Les acteurs chinois impliqués

Depuis le milieu des années 2000, la Chine, utilisant ses organisations étatiques (entreprises et fonds publics), s’est lancée dans une politique massive d’achats d’actifs économiques stratégiques sur toute la planète. Le Chinese Investment Tracker de la Heritage Foundationhttp://www.aei.org/china-global-investment-tracker/ laisse apparaître la focalisation des acteurs chinois vers le secteur de l’énergie. Sur un total de 1 778,41 milliards USD investis dans le monde entre 2005 et 2017, 663,13 milliards l’ont été dans le secteur de l’énergie, soit 37 % du totalEnviron 10% du montant des investissements énergétiques est tourné vers le continent européen, soit près de 65 milliards USD sur une période de 12 ans.. Ce secteur, privilégié depuis longtemps, eu égard aux besoins critiques de la Chine en matière d’approvisionnements en hydrocarburesA. Nötzold, « Chinese Energy Policy and its Implication for Global Supply Security », The Journal of East Asian Affairs, Vol. 26, No. 1 (Spring/Summer 2012), pp. 129-154., voit depuis le début des années 2010 une diversification des investissements vers les systèmes de production et de transport & distribution de l’électricité, suivant les priorités fixées par PékinVoir la partie « C : China Energy Outlook » du World Energy Outlook 2017 de l’Agence internationale de l’énergie, pp. 470-638..

La principale structure active dans les rachats d’actifs du domaine de la transmission et distribution électrique en Europe est l’entreprise d’État State Grid Corp. of China (SGCC). Celle-ci est considérée comme l’une des entreprises au monde les plus riches et les plus puissantes, se positionnant deuxième au classement Fortune Top 500, tous pays et secteurs confondus. Principal opérateur de réseau électrique chinois, couvrant 80 % du paysLe reste est détenu par China Southern Power Grid., SGCC, détenue à 100 % par l’État chinois selon le modèle des State-owned enterprises, disposait en 2016 d’un chiffre d’affaires de 363 milliards USD, lui offrant des capacités économiques sans pareilles dans le monde des opérateurs électriques. En outre l’entreprise possède la majorité des parts du fonds d’investissement Yingda International Trust, lui offrant une capacité d’action sur les marchés bien plus importante que les autres grands acteurs de la transmission et distribution.

Au-delà de SGCC, d’autres acteurs énergéticiens sont actifs dans les rachats en Europe et dans le monde. Les principaux énergéticiens chinois sont ainsi concernés par des achats d’actifs en Europe dans les domaines du transport et de la distribution d’énergie, suivant leurs domaines d’activités. Le groupe espagnol ACS de services à l’énergie et aux déchets a ainsi été plusieurs fois la cible de rachats ciblés chinois, d’abord pour sa filiale de recyclage Urbaser, ensuite pour les actifs de services à l’énergie au Brésil, rachetés par SGCC. Un autre grand acteur chinois impliqué est la société, étatique ici aussi, Three Gorges Corp., instituée pour la gestion du barrage éponyme, qui s’est rapidement diversifiée dans la gestion d’actifs à l’étranger – en partie au travers de sa filiale China International Water and Electric Corp. –, qui a été à l’origine de l’achat d’une part substantielle de l’énergéticien portugais EDP. Elle est également engagée dans des prospects de développement vers l’Europe balkanique, interconnectée au système de l’Union européenne, notamment en Serbie.

Le système chinois, centralisé au niveau du comité central du Parti communiste chinois, s’appuie également depuis de nombreuses années sur une kyrielle de fonds souverains et de structures d’investissementsB. Kong et K. Gallagher, The Globalization of Chinese Energy Companies: The Role of State Finance, Boston, Boston University Global Economic Governance Initiative, 2016.. Parmi les plus actifs, State Administration of Foreign Exchange Investment fund (SAFE) est la branche d’investissement de l’agence de contrôle des changes internationaux. SAFE a été le premier des fonds souverains chinois à prendre part aux opérations d’achat d’actifs électriques en Europe avec l’achat de 3% de l’électricien national italien Enel en 2014. Toutefois c’est avec China Investment Corp., premier fonds souverain chinois en termes de capitalisation, que les investissements financiers les plus importants se sont produits, notamment l’achat de 11 % du réseau de transport électrique du Royaume-UniLe Royaume-Uni est également un pays privilégié pour les investissements énergétiques chinois comme en témoigne la participation des acteurs du nucléaire dans le projet Hinkley Point..

Le fonctionnement du système chinois repose majoritairement sur la Commission nationale du développement et des réformes qui tient lieu tout à la fois d’organisme d’orientation économique, de centre de planification dans le domaine énergétique (au travers de l’Administration nationale de l’énergie) et de centre de contrôle des investissements publics vers l’étranger. En contrôlant indirectement la stratégie des entreprises d’EtatLeur gestion financière est assurée par un autre organisme, la Commission nationale de supervision et d’administration des actifs de l’Etat., la Commission agit comme une plateforme centralisatrice de la politique économique intérieure et internationale du pays.

Une nouvelle carte européenne ?

La cartographie des investissements réalisés par les acteurs chinois laisse apparaître une concentration, pour le moment, dans les pays d’Europe du Sud. Profitant de la crise économique profonde en Grèce, au Portugal et en Italie du début des années 2010, les acteurs chinois ont bénéficié des besoins de liquidité des États mentionnés pour acheter des participations importantes dans les secteurs nationaux du transport et de la distribution. Le premier pays ciblé a été le Portugal qui, depuis de longues années, se débat avec l’organisation de son secteur énergétique. Le rachat de REN, transporteur électrique national par State Grid, a précédé celui d’EDP, producteur national d’électricitéPrésent également en Belgique, en France, en Roumanie, en Espagne, au Mexique et au Brésil., racheté par pans successifs par China Three Gorges Corp. Grâce à REN, State Grid entrait de facto dans le club des réseaux de transport européens (ENTSO-E).

En 2014, le mouvement suivant de SGCC porte l’entreprise vers l’Italie où elle s’associe avec l’État italien en achetant 35 % du fonds CDP Reti de la Caisse des dépôts italienne. Grâce à cette participation importante, SGCC obtient une minorité de blocage sur les activités de SNAM (opérateur du réseau gazier) et Terna (gestionnaire du réseau de transport d’électricité). Terna est d’ailleurs également présent dans d’autres pays comme le Monténégro où elle possède 100 % de Terna Crna GoraAinsi que des positions minoritaires ou majoritaires dans des entreprises de transport et distribution au Brésil, au Chili, au Pérou, en Tunisie et en Belgique.. SGCC a par ailleurs continué son développement dans les réseaux en GrèceP. Tonchev et P. Davarinou, Chinese Investment in Greece and the Big Picture of Sino-Greek Relations, Institute of International Economic Relations, Athènes, 2017. par le rachat de 24 % de Public Power Corp. (ADMIE) à l’État grec en 2016 et l’achat de 75 % du groupe privé Copelouzos, devenant de fait l’acteur incontournable du transport et de la distribution en Grèce.

En ciblant le Portugal, l’Italie et la Grèce – des rachats ont été opérés en Espagne mais sur d’autres segments –, les entreprises et fonds chinois se sont positionnés dans les économies en difficulté de l’Union européenne. En offrant des sommes importantes pour des actifs le plus souvent sous tutelle de l’État (REN, CDP Reti, Public Power Corp.), les acteurs chinois acquièrent une capacité d’influence non-négligeable au niveau de chaque État. De plus cela permet de multiplier les canaux de diffusion d’informations et de politique publique de l’électricité au niveau européenSans parler de la capacité de promouvoir les équipements électriques chinois., en particulier de l’ENTSO-E dont REN, Terna, National Grid, et Public Power sont membres. Dans une optique plus sécuritaire, il est également évident qu’en ciblant les transporteurs d’électricité, les acteurs étatiques chinois, SGCC en tête, obtiennent une connaissance profonde du mode de fonctionnement – et donc des potentielles vulnérabilités – de l’ensemble du système électrique européen.

Au niveau des distributeurs d’électricité, les acteurs chinois, SGCC en tête, en prenant des parts dans plusieurs acteurs importants du domaine, pourraient être amenés à proposer une convergence des normes et des pratiques – au niveau pluri-étatique – sur celles de la ChineAu-delà des acteurs économiques liés à l’État chinois, des investisseurs privés comme CK Infrastructure Holding sont également très présents dans le secteur de l’énergie en Europe, par la possession notamment d’une grande partie des réseaux de distribution au Royaume-Uni (UK Power Networks Holding Ltd, Seabank Power Ltd) ou les technologies de compteurs intelligents en Allemagne (Ista).. China Southern Grid qui n’était jusqu’ici pas impliquée dans le marché européen a acquis en juillet 2018 24,9 % de la société luxembourgeoise Encevo qui détient les entreprises de gestion du réseau électrique (Creos) et gazier (Enovos), manifestant d’avantage l’emprise chinoise sur les réseaux européens.

Il faut rajouter à cette chronologie les investissements tentés par Pékin qui ne se sont finalement pas concrétisés, à l’exemple de la tentative d’achat de 14% du distributeur d’électricité belge Eandis en 2016, dont la ville d’Anvers a finalement bloqué la transactionJ. Seaman, M. Huotari et M. Otero-Iglesias (dir.), Chinese Investment in Europe, A Country-Level Approach, Paris, European Think-tank Network on China, 2017. ou celle de REE en Espagne en 2012. De même, la tentative d’achat de State Grid Corp. pour une participation de 20 % dans l’entreprise allemande 50 Hz qui est l’un des quatre principaux transporteurs d’électricité en Allemagne a été bloquée in extremis, par le gouvernement allemand en juillet 2018. En ce sens il s’agit ni plus ni moins que d’une stratégie globale de prise de participations importantes dans les structures de gestion des réseaux électriques européensSGCC et les autres acteurs chinois sont également présents hors d’Europe, en Australie, au Brésil ou au Philippines, mais avec une stratégie qui apparaît moins coordonnée ; à l’exception, peut-être, du Brésil..

Le rêve d’une interconnexion eurasiatique

Au-delà de la problématique liée à la présence d’une ou plusieurs structures directement liées à l’État chinois au sein du secteur du transport et de la distribution de l’électricité dans différents pays d’Europe, une vision géopolitique plus globale sous-tend la stratégie de Pékin. Différentes publications et présentations, notamment de State Grid, manifestent la volonté de créer une interconnexion globale des réseaux de transport électriques depuis la Chine jusqu’en Europe.

Le déploiement de lignes à ultra-haute tension (UHV) en Chine qui est une nécessité pour couvrir un territoire aussi grand, pourrait également s’appliquer pour la constitution d’un « pont électrique » terrestre entre l’Europe et l’Asie. Tel est en tout cas le rêve de State Grid, mis en avant notamment à la conférence d’août 2012 du Conseil international des grands réseaux électriques (CIGRE) : relier les zones de production électrique de Chine occidentale et d’Asie centrale au marché de consommation européen par un système à ultra-haute tension (1 100 kV) de plusieurs milliers de kilomètresPrésentation de Liu Z., président de State Grid Corp of China, le 26 août 2012 au CIGRE, Intercontinental Transmission Highway for Optimization of Global Energy Resources. La même vision se retrouve dans les documents officiels de SGCC comme le Corporate Sustainabilty Report 2016..

Il s’agit en ce sens de continuer la partie terrestre du projet BRI (Belt and Road Initiative), anciennement dénommé OBOR (One Belt, One Road), dit de « nouvelles routes de la soie »P. Le Corre, « Chinese Investments in European Countries: Experiences and Lessons for the “Belt and Road” Initiative » in M. Mayer (dir.), Rethinking the Silk Road, New York, Palgrave MacMillan, 2018, pp. 161-175., par une connexion électrique de grande ampleur, arrimant un peu plus l’Europe à la Chine. Par la volonté de délocaliser, partiellement du moins, la production électrique hors du continent européen vers l’Ouest de la Chine, Pékin entend de fait créer une dépendance électrique ne tenant plus aux approvisionnements en matières premières, mais bien à l’électricité elle-même, conçue dans cette optique comme une commodité non-substituable. Cette stratégie ne se limite toutefois pas à l’Europe et la Chine souhaite mettre en œuvre un programme d’interconnexion mondiale. Elle a pour cela instauré le Global Energy Interconnection Development and Cooperation Organization  (GEIDCO)http://www.geidco.org/html/qqnyhlwen/col20170 80814/column_2017080814_1.html, association internationale portée par les acteurs chinois de l’électricité qui dispose de nombreux partenariats (Union Africaine, ONU, Ligue arabe, etc.).

La Chine a depuis longtemps regardé vers l’Union européenne pour la coopération technologique dans le domaine de l’énergie, notamment des technologies dites « vertes » auxquelles l’efficacité énergétique se rattache. Les différents organismes UE-Chine qui se sont succédé depuis la fin des années 2000, notamment l’Europe-China Clean Energy Centre, actif de 2010 à 2015, qui œuvrait pour une convergence technologique. L’EU-China 2020 Strategic Agenda for Cooperation, porté par le Service européen d’action extérieure de l’UEhttp://eeas.europa.eu/archives/docs/china/docs/eu-china_2020_strategic_agenda_en.pdf, met lui aussi l’accent sur les technologies liées à l’efficacité énergétique, mais également sur les technologies de l’information et de la communication, autre brique fondamentale des smart grids. En 2016, la signature d’une EU-China Energy Roadmap vient conforter cette orientation, avec une coopération sur les dispositifs d’efficacité énergétique et de réseaux électriques au cœur du dispositifhttps://ec.europa.eu/energy/sites/ener/files/documents/FINAL_EU_CHINA_ENERGY_ ROAD MAP_EN.pdf.

Au niveau des centres de recherche, les acteurs chinois ont également su pénétrer le système européen avec la création en 2014 du Global Energy Interconnection Research Institute Europe (GEIRI)http://www.geiri-eu.com/ appartenant à SGCC. Cet institut, sis à Berlin, agit ainsi comme un organisme de développement de coopérations universitaires et technologiques sur le continent pour le compte de l’acteur étatique chinois. Trois des quatre groupes de recherche du GEIRI Europe manifestent ainsi les intérêts technologiques prioritaires de SGCC vers l’Europe (sécurité des systèmes physique-cyber, stockage de l’énergie, lignes électriques à très haute tension). En agissant au niveau scientifique, par implication dans les réseaux de recherche européens (ex : European Technology and Innovation Platform on Renewable Heating and Cooling), le GEIRI Europe agit en amont sur les problématiques de futurs standards européens.

Les technologies critiques mises en balance

Le 13e plan pour la Science et la Technologie présenté par l’administration chinoise en 2015 ne fait pas mystère de la place critique accordée aux technologies énergétiques. Le secteur est d’ailleurs considéré, au titre du Plan, comme l’un des 7 secteurs-clés de développement technologique pour le pays. Depuis ce plan, il est important de noter les efforts qui ont été accomplis par les entreprises et structures d’État chinoises afin de mettre en œuvre le déploiement de nouvelles solutions technologiques, notamment dans la perspective d’une volonté de transition énergétique nationale. La Chine fait ainsi partie des premiers pays à se doter d’un système généralisé de compteurs intelligents en 2017, là aussi première étape de la mise en place d’un smart grid national.

Il est également important de noter que la Chine tente d’achever une position dominante sur le marché du stockage de l’électricité, au niveau des véhicules d’abord, pour ensuite s’attaquer au stockage de grande capacité sur et hors-réseau. Les alliances économiques au sein du secteur énergétique en Chine sur ce sujet particulier manifestent d’ailleurs d’une part la volonté des acteurs de l’électricité, à commencer par State Grid, de se positionner sur ce secteur et, d’autre part, le glissement progressif des producteurs de batteries vers un niveau plus important de production et de technologiesLe producteur national de batteries CALB, lui-même filiale de l’avionneur d’État AVIC, dispose ainsi de partenariats avec des entreprises du secteur de l’électricité comme State Grid et China Southern Power Grid ; voir à ce sujet N. Mazzucchi, Transition énergétique et numérique : la course mondiale au lithium, Paris, FRS recherches et documents 05/2018, 2018.. La multiplication des dépôts de brevets en ce sens est également le signe d’une orientation globale de la Chine vers la domination du marché des technologies de stockage électrique – en particulier les batteries au lithium – pour résoudre, partiellement du moins, l’équation énergétique du pays.

Outre les technologies liées au stockage, les entreprises chinoises du secteur de l’énergie se sont également montrées extrêmement actives sur la question des réseaux intelligents par le savoir-faire des entreprises des télécommunications et celles liées à la gestion des réseaux électriques. La présence des organismes d’État chinois dans le secteur des télécommunications en Europe, ainsi que la volonté de la Chine de devenir un acteur normatif sur ce domaine, ne sont pas des nouveautés et il est fort probable que la convergence entre les réseaux électriques et les technologies de l’information et de la communication, nécessaires aux smart grids, soit facilitée. Le capitalisme d’État chinois, même s’il laisse une certaine latitude aux firmes, n’en est pas moins fortement prescriptif sur les technologies considérées comme clés, au titre desquelles les réseaux électriques intelligents apparaissent clairement dans les documents stratégiques chinois.

Enfin, les réseaux de transport et de distribution électrique sont des éléments-clés de la sécurité et de la défense d’un État. Ils constituent une infrastructure vitale pour la vie économique ainsi que pour les communications d’un pays. Plusieurs cas documentés montrent ainsi que les réseaux électriques tendent à devenir des cibles privilégiées pour des cyber-attaques, phénomènes qui tendent à s’amplifier avec l’augmentation de la connectivitéC. Sun, C. Liu & J. Xie, « Cyber-Physical System Security of a Power Grid: State-of-the-Art », Electronics, 2016, 5, 40, pp. 1-18.. Dans ce contexte, une attention toute particulière doit être portée à la sécurisation de ces réseaux au niveau européen. Une évolution de l’Agence européenne de la sécurité des systèmes d’information (ENISA) vers une agence de certification des produits de cybersécurité devrait, si tel était le cas, se faire selon des normes particulièrement exigeantes. Une harmonisation par le haut des règlementations des États-membres de l’UE est absolument nécessaire, sous le contrôle de la puissance publique, afin d’assurer un niveau de sécurité optimal à un secteur qui va naturellement devenir une cible privilégiée de cyber-agresseurs étatiques ou non.

Enjeux et recommandations

Le constat ainsi posé, plusieurs enjeux se détachent. Le premier est d’ordre géopolitique, les rachats de multiples opérateurs de transport mais aussi de distribution électrique relèvent, à grande échelle, d’un enjeu de sécurité énergétique continentale, notamment avec l’interconnexion de plus en plus poussée au niveau transfrontalier. Plusieurs transporteurs et distributeurs majeurs sont maintenant, de manière partielle ou totale, sous la dépendance d’un État extra-européen, au travers de divers mécanismes économiques ou financiers. Cette situation induit naturellement une inquiétude quant aux volontés réelles ou supposées de la Chine vis-à-vis du secteur électrique européen qui, éclaté, représente une proie économique facile. La volonté affichée de Pékin de s’orienter vers une intégration électrique au niveau eurasiatique risque d’induire, de fait, un partage de la sécurité énergétique et une orientation a priori des politiques énergétiques des États-membres vers la Chine plutôt que vers d’autres acteurs. En se positionnant en bout de chaîne énergétique, les entreprises d’État chinoises disposent ainsi d’un levier particulièrement important, eu égard notamment à l’évolution de l’ensemble du secteur énergétique européen.

Le second constat est d’ordre techno-règlementaire. La récupération des savoir-faire technologiques des entreprises européennes sur la question des réseaux électriques intelligents se couple ainsi avec la possibilité d’une pression règlementaire de la part de State Grid vers une normalisation sur ses propres standards. En achevant une forme de prépondérance continentale sur les réseaux électriques de nouvelle génération, SGCC pourrait lancer une offensive normative au niveau communautaire en s’appuyant sur ses filiales européennes.

De ces constats, plusieurs recommandations apparaissent. D’une part la nécessité de reconsidérer la politique de libéralisation des réseaux menée au travers de la directive 2003/54/CE sur le plan de la sécurité énergétique. L’enjeu de l’indépendance, à la fois technologique et géopolitique de l’Europe étant prioritaire au regard des implications potentielles. Certes la politique menée depuis de nombreuses années répond en un sens à l’essence même de l’ouverture économique du marché européen, mais elle finit par fragiliser à la fois la cohésion et la sécurité de l’Union. Dans certains Etats comme la France ou l’Espagne, la puissance publique conserve une part majoritaire dans les réseaux de transport, ce qui a, pour le moment protégé ceux-ci et garanti leur indépendance. Grâce à cette emprise du public, l’Espagne a ainsi pu éviter le rachat de REE par State Grid en 2012, malgré des offres économiquement très avantageuses.

D’autre part cette situation d’un éclatement profond du secteur du transport et de la distribution, si elle est consubstantielle à une politique de libéralisation voulue et décidée à Bruxelles, n’exclut pas une concertation à l’échelle communautaire. L’ENTSO-E qui réunit les gestionnaires de réseau de transport au niveau européen ne dispose pas d’une capacité de régulation et de standardisation équivalente à celle du couple nord-américain FERC-NERC. Au contraire, l’ENTSO-E – tout comme l’ENTSO-G dans le gaz – apparaît plutôt comme un facilitateur d’interconnexion et un forum de discussion entre les différents acteurs. La transformation de cet organisme – qui pourrait d’ailleurs inclure également les distributeurs – en un véritable régulateur européen du même niveau de la FERC, en particulier dans le rôle de celle-ci quant à la supervision des acquisitions d’actifs dans le domaine électrique, pourrait pallier à la prépondérance d’un acteur économiqueEn outre les États-Unis possèdent des dispositifs de contrôle des investissements étrangers plus génériques comme le Committee on Foreign Investments in the United States mais qui sortent du cadre spécifique de la politique énergétique.. La logique libérale mise en œuvre jusqu’à présent, si elle ne doit pas être remise en cause, doit s’accompagner d’un véritable contrôle des opérateurs au niveau communautaire pour s’assurer que ceux-ci œuvrent avant tout dans le sens des intérêts européens, y compris en termes de sécurité énergétique. En outre, suivant les propositions du rapport Derdevet de 2015M. Derdevet, Energie, l’Europe en réseaux, Paris, La documentation française, 2015., il apparaît fondamental d’encourager les coopérations transfrontalières au niveau européen, à la fois entre réseaux de transport et réseaux de distribution. Cette dimension est notamment fondamentale en ce qui concerne le déploiement des réseaux intelligents.

Enfin, une troisième évolution s’avère possible en ce qui concerne la sauvegarde des opérateurs d’infrastructures électriques européens : la création d’un système d’actions spécifiques (golden shares) détenues au niveau étatique ou communautaire. A l’instar de ce que le Brésil a mis en place en 1997 lors de la libéralisation du secteur pétrolier avec Petrobras, il s’agirait ici de permettre à la puissance publique de disposer d’une capacité de blocage des décisions qui iraient à l’encontre de l’intérêt commun. Même si le système des golden shares est jugé par la Cour de Justice de l’UE (CJUE) comme contraire aux règles de libre circulation des biens au sein de l’Union, différentes entreprises en bénéficient sur le continent, à l’exemple de Volkswagen dont 20 % du capital est possédé par le land de Basse-Saxe au travers de ce dispositif. Comme dans le cas de Volkswagen, il ne s’agirait pas d’interdire une mobilité du capital mais bien de conserver une capacité permettant d’agir sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Une telle solution se justifie d’autant plus que les transporteurs d’électricité sont dans un système de monopole naturel qui, par essence, empêche une concurrence trop intense. De la même manière, une unification, partielle ou globale, de la possession des distributeurs d’électricité du continent, sous la houlette d’un même État extra-européen, contreviendrait profondément à la philosophie politique et économique de l’Union. Il y a donc une nécessité impérieuse à mettre en place un mécanisme européen de sauvegarde permettant de l’éviter.

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