Le pragmatisme de l’Inde face à la guerre en Ukraine
Le 2 mars 2022, l’Inde s’abstenait pour la troisième fois lors d’un vote à l’Assemblée générale des Nations unies portant sur une résolution déplorant l’agression russe contre l’Ukraine. Le pays rejoignait ainsi la Chine, le Pakistan et 32 autres nations refusant de prendre clairement parti dans le conflit opposant la Russie à l’Ukraine. Les deux abstentions indiennes observées quelques jours plus tôt avaient été exprimées dans le cadre du Conseil de sécurité dont l’Inde est membre non permanent en 2021 et 2022. New Delhi s’est contentée de souligner verbalement le nécessaire respect du droit international et de l’intégrité territorialeDes engagements rappelés déjà dans la déclaration de New Delhi adoptée lors du 13ème sommet des BRICS en septembre 2021. et d’appuyer la recherche d’une solution pacifique. L’Inde s’est également abstenue au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à Genève le 4 mars lors d’un vote prévoyant l’établissement d’une commission internationale chargée d’enquêter sur les actions russes en Ukraine, ainsi que sur une résolution présentée au sein de l’Agence internationale de l’énergie atomique au sujet de la sécurité nucléaire en Ukraine.
En d’autres temps, ceux de la Guerre froide et, selon les formules consacrées, de la « relation spéciale », « éprouvée par le temps », entre l’Inde et l’Union soviétique, un tel positionnement aurait été attendu. Le soutien de l’URSS avait été couronné par le traité d’amitié et de coopération signé en août 1971, qui contribua implicitement, quelques mois plus tard, à la victoire sur les troupes pakistanaises au Pakistan oriental, ouvrant sur la création du Bangladesh. Plus généralement, la Russie s’est toujours gardée de s’opposer à l’Inde lorsque la question sensible du Cachemire était évoquée dans une enceinte internationaleEncore récemment, Moscou a considéré légitime la suppression, en 2019, par le gouvernement Modi de l’article 370 de la Constitution abrogeant l’autonomie de l’État du Jammu-et-Cachemire.. En retour, New Delhi s’était refusée à condamner l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, comme pour l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 ou encore les événements de Budapest en 1956. L’Inde n’avait pas davantage condamné l’invasion fin 1978 du Cambodge par l’allié vietnamien de Moscou. Et en 1999, l’Inde, aux côtés de la Russie et de la Biélorussie, avait soumis un projet de résolution – rejeté – proposant l’arrêt de l’usage de la force par l’OTAN contre la Yougoslavie. Cependant, la centralité de la relation avec les États-Unis depuis deux décennies (l’Inde a notamment obtenu le statut de partenaire majeur en matière de défense en 2016) pouvait faire escompter une attitude plus tranchée de New Delhi face à la guerre menée par la Russie de Poutine. Au moment même où celle-ci se montrait réceptive à la volonté de rapprochement du Pakistan – avec les échanges à Moscou, et sans distanciation physique, entre le président russe et Imran Khan le 24 février, premier jour de l’invasion de l’Ukraine.
Les motivations derrière l’abstention
Le gouvernement indien n’a pas voulu voter contre un partenaire stratégique traditionnel pour les raisons examinées ci-après. Mais notons que cette attitude a aussi été partagée par nombre de commentateurs indiens prompts à justifier l’abstention par l’élargissement de l’OTAN en Europe de l’Est imputable à une hégémonisme des États-Unis, soucieux de maintenir leurs positions sur le continent, et par une indignation sélective des Occidentaux au regard de leurs interventions militaires dans des pays du Sud alors que « le veto russe au Conseil de sécurité des Nations unies permet aux pays en développement de poursuivre des idées et des modes de développement alternatifs »Jyoti Malhotra, « Why India can’t join in isolating Russia – Beyond stranded students, there’s Western hypocrisy », The Print, 8 mars 2022.. Les analyses font généralement peu de cas du libre arbitre ukrainien. Pour justifier le refus d’un ralliement aux puissances occidentales, nourri aussi par le legs du non-alignement, et sa déclinaison présente, l’autonomie stratégique, le gouvernement a d’abord invoqué l’évacuation de quelque 2 000 étudiants indiens basés en Ukraine – une destination prisée pour les études de médecine – et pour laquelle il apparaissait indispensable d’avoir la coopération de l’agresseur comme de l’agressé (un étudiant indien a néanmoins été tué à Kharkiv). L’opération de rapatriement est achevée à la mi-mars. Au-delà de cette considération humanitaire immédiate et de l’idée qu’il est préférable de voir comment la situation évolue, c’est la dépendance des forces armées indiennes aux équipements russes qui invite à une gestion prudente de la crise, surtout au moment où les relations demeurent tendues avec les voisins chinois et pakistanais.
Il est estimé qu’environ les deux-tiers des plateformes de combat et autres équipements utilisés par les trois armes sont d’origine soviétique ou russe. Si les sources d’approvisionnement se sont diversifiées depuis le début du millénaire, au profit notamment des États-Unis, de la France et d’Israël, le temps est encore loin où New Delhi pourra envisager, sans s’alarmer, une suspension des fournitures russes. Sur la période 2016-2020, non seulement l’Inde reste la première destination des exportations d’armes de la Russie (23 % du total), ce qui en fait un marché précieux pour la BITD russe, mais la Russie compte aussi pour encore la moitié des importations indiennes d’armesSIPRI Fact Sheet, Trends in International Arms Transfers, 2020, mars 2021.. Cette prédominance ne devrait pas être remise en cause dans les années à venir compte tenu des importantes commandes effectuées depuis 2019. L’Inde a d’ailleurs apprécié que les fournitures russes n’aient pas été interrompues lors du conflit frontalier qui l’a opposée à la Chine à la mi-2020.
Rien ne symbolise mieux l’importance que conserve la Russie aux yeux de l’Inde que le contrat signé en octobre 2018 pour l’acquisition du système russe de défense antiaérienne et antimissile mobile S‑400 Triumph pour 5,5 milliards de dollars. Cinq batteries ont été commandées malgré la menace de sanctions américaines dans le cadre du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA), et des équipes de l’Indian Air Force se sont entraînées en Russie au maniement de ces systèmes. Une première batterie a été déployée sur une base aérienne au Pendjab et devrait être opérationnelle au printemps 2022. Ce système est jugé indispensable à la sécurité de l’Inde, notamment en réponse aux S‑400 que l’APL chinoise a elle-même déployés sur les bases aériennes de Hotan (Xinjiang) et Nyingchi (Tibet), face aux secteurs occidental (Ladakh) et oriental (Arunachal Pradesh) de la frontière himalayenne contestée avec l’Inde. L’absolue nécessité de répondre à la militarisation de la « ligne de contrôle effectif » par la Chine a été mise en avant par New Delhi face au déplaisir exprimé par Washington sur l’acquisition des S‑400.
La gageure de la substitution
Le Premier ministre Narendra Modi s’est personnellement investi dans la relation avec le président russe afin que l’Inde ne soit pas déclassée sur l’autel de l’amitié « en béton » russo-chinoise. Vladimir Poutine s’est d’ailleurs voulu rassurant en se rendant à New Delhi le 6 décembre 2021 pour le 21ème sommet russo-indien, son second déplacement à l’étranger depuis le début de la crise de la Covid‑19 après sa rencontre avec Joe Biden à Genève en juin. Fin novembre, les ministres des Affaires étrangères de l’Inde, de la Russie et de la Chine s’étaient rencontrés pour la dix-huitième fois pour s’attarder surtout sur la situation afghane. La visite de Vladimir Poutine fut l’occasion du premier dialogue 2+2 réunissant les ministres indiens et russes des Affaires étrangères et de la Défense. Un format de discussion jusqu’alors entretenu seulement avec les États-Unis, le Japon et l’Australie, les partenaires du dialogue de sécurité quadrilatéral (Quad).
Si le sommet annuel a débouché sur une déclaration commune prévoyant le renforcement de projets communs dans l’Extrême-Orient russe, la collaboration dans les domaines des hydrocarbures, de l’énergie nucléaire civile, de la science, de la technologie et de l’espace, ainsi que le développement des liens bancaires, la coopération en matière de défense a inévitablement été au centre de l’attentionRappelons que le volume des échanges commerciaux indo-russes restent marginaux : 1 % des exportations indiennes et 1,5 % des importations en 2019-2020. Données accessibles sur le site du Département du Commerce du ministère indien du Commerce et de l’Industrie. En dehors des armes, la Russie est un fournisseur non négligeable d’engrais et d’huile comestible.. À cet effet, les deux parties se sont entendues sur un programme décennal couvrant la période 2021-2031 orienté vers la recherche et le développement conjoints et la co-production de systèmes de défense avancés, ainsi que sur un accord portant sur l’achat, puis la production sous licence locale en Uttar Pradesh, à travers une co-entreprise – Indo-Russian Rifles Private Ltd. (IRRPL) – de plus de 600 000 AK‑203 visant à remplacer les fusils d’assaut indiens INSAS entrés en service il y a une trentaine d’années. Toutefois, a été remise à plus tard la signature d’un accord institutionnel sur un échange réciproque en matière de logistique (Reciprocal Exchange of Logistics Agreement – RELOS), comparable au protocole d’accord d’échange logistique (LEMOA) adopté par l’Inde et les États-Unis en 2016 et permettant aux forces armées des deux pays d’accéder à des installations militaires désignées de part et d’autre à des fins de ravitaillement et de réapprovisionnement.
La crainte existe que les nouvelles sanctions américaines compliquent le règlement des achats d’équipements de défense effectués en RussieUne option pourrait être le paiement en roupies des importations indiennes tel qu’il était pratiqué du temps de l’URSS avant un passage au dollar après sa disparition. La Russie utiliserait les roupies reçues des importateurs indiens pour acheter des marchandises en Inde. Deux problèmes se posent : le déficit commercial indien et la question du taux de la parité rouble-roupie au regard de la déperdition de valeur de la monnaie russe.. En attente, il y a notamment la livraison des quatre batteries de S‑400 restantes, de quatre frégates de classe Amiral Grigorovich, et la concrétisation de l’accord portant sur les AK‑203. Un nouveau bail décennal d’un sous-marin à propulsion nucléaire de la classe Akula (Chakra 3) est prévu, mais il ne doit toutefois prendre effet qu’en 2025. En outre, l’Inde a conclu divers accords pour la fourniture de missiles, y compris des systèmes de missiles anti-aériens portatifs 9K338 Igla‑S, des roquettes de 300 mm pour les lance-roquettes multiples Smerch, ou encore des obus pour les chars de combat T‑90 et autres munitionsRahul Bedi, « Amid Concerns Sparked by Russian Invasion of Ukraine, India Could Do With a CDS », The Wire, 2 mars 2022.. La liste est longue des pièces de rechange et des composants nécessaires pour maintenir en capacité opérationnelle les quelque 700 aéronefs de l’Indian Air Force et de l’Indian Navy (avions de chasse et de transport, ravitailleurs, hélicoptères), la quasi-totalité des chars de combat (plus de 3 000 T‑72M1 et T‑90S MBT) et plus de 2 000 véhicules de combat d’infanterie BMP de l’armée de Terre d’origine russo-soviétique. Une dépendance dont ne sont pas exemptes les productions sous licence en Inde. Les sous-marins de classe Kilo de la Marine indienne doivent être modernisés. La Russie est également candidate pour la construction de six sous-marins conventionnels à propulsion AIP pour la Marine indienne dans le cadre du projet P75‑I.
Une autonomie stratégique limitée
Les incertitudes sur les approvisionnements ont conforté Narendra Modi dans la quête de l’auto-suffisance (atmanirbharta) comme perspective industrielle dans le secteur de l’armement. Le budget de la défense pour 2022-2023 a pour plan directeur de développer un écosystème national, englobant la recherche, le développement et la fabrication d’armes. Pour stimuler cette ambition d’autonomie, près de 70 % des dépenses en capital doivent être réservées à des productions locales. Le gouvernement a déjà notifié deux listes de 209 types d’armes et d’équipements qui ne devraient plus, à terme, être importésOn trouve dans ces listes : pièces d’artillerie, missiles navals, avions de combat légers, avions de transport légers, missiles de croisière d’attaque terrestre à longue portée, avions d’entraînement, lance-roquettes multiples, fusils d’assaut, fusils de précision, mini-drones, certains types d’hélicoptères, corvettes de nouvelle génération, systèmes aéroportés de détection et de contrôle (AEW&C), moteurs de chars, systèmes de missiles sol-air de moyenne portée, etc.. Une troisième liste doit suivre. Il n’en demeure pas moins qu’une émancipation aux importations s’inscrit dans le long terme.
Enfin, il y a la crainte à New Delhi que la Russie, suite au renforcement du partenariat stratégique sino-russe à l’occasion de la rencontre Poutine-Xi Jinping du 4 février 2022 et dans la perspective d’une dépendance accrue de Moscou envers Pékin, perde un potentiel rôle d’intercesseur en cas de nouvelle crise avec la République populaire de Chine, la menace que cette dernière fait peser étant aujourd’hui perçue comme plus préoccupante que celle du Pakistan. Les heurts sino-indiens de 2020 ont durablement ancré l’idée d’une Chine agressive et d’autant plus dangereuse que ses capacités militaires connaissent une croissance exponentielle. Pour les raisons historiques et militaro-industrielles déjà mentionnées, et pour ne pas s’en remettre au seul soutien occidental dans un face-à-face avec la Chine, ménager Moscou paraît nécessaire. En novembre 2020, dans le cadre de la troisième commission de l’Assemblée générale des Nations unies, l’Inde avait par exemple voté contre une résolution présentée par l’Ukraine condamnant les violations des droits de l’Homme en Crimée. Lors de l’invasion, puis l’annexion de la Crimée, Poutine s’était félicité de l’attitude compréhensive de l’Inde.
Conclusion
Le refus de l’Inde de prendre ses distances avec Moscou, s’il devait perdurer malgré les dévastations causées par la Russie en Ukraine, amènera, au-delà d’un questionnement moral, à s’interroger sur l’impact que cela pourrait avoir sur les relations qu’elle entretient avec le monde occidental. L’Inde pourra-t-elle continuer à recevoir des batteries de S‑400 tout en échappant à des mesures de rétorsion à l’image de celles prises par Washington à l’encontre de la Turquie en l’excluant du programme d’avions de combat F‑35 ? Aura-t-elle d’autre choix que de renoncer à des commandes d’armes auprès de la Russie, que ce soit du fait de la difficulté de passer des contrats ou pour ne pas donner l’impression de se désolidariser de ses partenaires stratégiques occidentaux ? Des entreprises d’armement étrangères pourraient-elles se substituer aux importations russes ? Quelle position l’Inde adoptera-t-elle lors du 14ème sommet des chefs d’État et de gouvernement des BRICS que la Chine doit accueillir en 2022 ? New Delhi, qui par son positionnement détonne au sein du Quad, semble faire le pari qu’elle est devenue un partenaire irremplaçable pour l’Occident dans la zone indopacifique face à la Chine. L’invasion de l’Ukraine ramène l’Inde à la difficulté de trouver un équilibre entre ce qui est juste au regard du droit international et de ses partenariats au niveau global, et ce qu’elle croit devoir faire pour assurer sa sécurité.
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Le pragmatisme de l’Inde face à la guerre en Ukraine
Note de la FRS n°12/2022
Gilles Boquérat,
18 mars 2022