A la recherche d'un modus vivendi : le partenariat israélo-russe face à la crise syrienne
Étonnante par son dynamisme et par sa résilience, la relation israélo-russe a été mise à l’épreuve par l’établissement d’une forme de « protectorat militaire » par Moscou sur la Syrie utile en septembre 2015. Les Israéliens ont été les premiers à cerner les contours de l’intervention directe de la Russie dans le conflit syrien, et à conclure avec les Russes des accords en matière de « déconfliction » dans l’espace aérien syrien, ouvrant la voie à un modus operandi en matière de cohabitation militaire. Toutefois, la recomposition géopolitique du Moyen-Orient, notamment caractérisée par l’accroissement de l’influence régionale de la Russie mais aussi de celle de Téhéran, pourrait conduire Russes et Israéliens à forger un modus vivendi permettant aux deux acteurs de faire cohabiter leurs agendas stratégiques respectifs, tout en ouvrant de nouvelles perspectives pour leur partenariat bilatéral.
La relation entre Israël et la Russie connait une évolution majeure provoquée par l’intervention militaire russe en Syrie et la recomposition géopolitique qui affecte le Moyen-Orient. Au sein du chaos dans lequel s’enfonce chaque jour un peu plus la région, le partenariat israélo-russe fait figure d’oasis d’opportunités tout en étonnant par sa résilience face aux défis qui auraient pu compromettre son épanouissement. Rescapés des affres de la Guerre froide qui avaient vu Moscou et Tel-Aviv rompre leurs relations diplomatiques à l’initiative du Kremlin en 1967, les liens entre Israël et la Russie se sont depuis 1991 recomposés à la faveur d’une forte immigration russe vers l’Etat hébreu, du dynamisme de leurs échanges économiques bilatéraux, et d’une singulière capacité mutuelle à se comprendre en matière de sécurité. Le réalisme désidéologisé, teinté certes d’ambivalence, qui caractérise la relation entre Israël et la Russie a permis jusqu’à présent aux deux acteurs de traverser des épreuves aussi rudes pour la bonne teneur de leurs relations que la guerre de Géorgie de 2008, durant laquelle les forces géorgiennes ont mis en œuvre du matériel militaire israélien, la question du nucléaire iranien, ou encore la crise ukrainienne, sur laquelle Tel-Aviv s’est prudemment abstenu de prendre position. Si elles ont mis à l’épreuve leur relation bilatérale, les crises ukrainienne et syrienne ont paradoxalement un peu plus rapproché Russes et Israéliens. Bien qu’il subsiste une série de « dossiers qui fâchent », les dynamiques géopolitiques qui sous-tendent la reconfiguration du Moyen-Orient élargissent le champ des possibles pour la relation israélo-russe. Le modus operandi mis au point par Moscou et Tel-Aviv suite à l’instauration d’une forme de « protectorat militaire » russe sur la « Syrie utile » en constitue la dernière illustration, et pourrait bien représenter une étape intermédiaire vers un modus vivendi entre les deux partenaires, qui disposent chacun de son propre agenda stratégique moyen-oriental.
Le défi de la cohabitation militaire israélo-russe
Depuis la fin du mois de septembre 2015, les forces russes et israéliennes sont de facto voisines au Moyen-Orient, opérant dans les airs et les mers à seulement quelques dizaines de kilomètres les unes des autres. Ce n’est cependant pas la première fois que militaires russes et israéliens se côtoient sur un théâtre d’opération moyen-oriental. Depuis la rupture des liens diplomatiques entre les deux pays en 1967, Moscou apportait une aide technique et militaire substantielle aux deux adversaires directs de l’Etat hébreu qu’étaient la Syrie baasiste et l’Egypte de Nasser, tout en maintenant une activité soutenue au Liban. Historiquement, la cohabitation au Moyen-Orient entre les forces russes et l’armée israélienne s’inscrit donc dans une logique de concurrence, si ce n’est d’hostilité, dont les prémices peuvent déjà être décelées lors de la crise de Suez (1956). Depuis 1991, la situation a profondément évolué : même si les ventes d’armes russes à la Syrie et à l’Iran ont pu constituer une pierre d’achoppement entre Moscou et Tel-Aviv, elles n’ont jamais compromis le développement de leurs relations renaissantes. L’intervention militaire de Moscou sur le théâtre syrien fin septembre 2015 ouvre toutefois un nouveau chapitre dans l’histoire des relations entre les deux pays dans la mesure où les forces russes et israéliennes, sans être alliées, doivent désormais cohabiter, dans un environnement sécuritaire hautement instable et saturé par l’activité de nombreux acteurs aux objectifs différents, voire antagonistes.
Le 1er décembre 2015, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou déclarait qu’« Israël conduisait occasionnellement des opérations en Syrie en vue d’empêcher le transfert d’armements létals, en particulier depuis le territoire syrien vers le Liban » Cité par Ben Caspit, « Will Israel, Russia tighten coordination on Syria? », Al Monitor, 2 décembre 2015.. C’est la première fois qu’Israël reconnaît au plus haut niveau de l’Etat mener des opérations militaires clandestines en Syrie, et cela constitue d’autant plus un tournant que Tel-Aviv a érigé l’ambiguïté en l’un des piliers de sa doctrine en matière de défense. Tandis que les premiers déploiements d’appareils russes étaient constatés fin septembre 2015 sur un aéroport au sud-est de Lattaquié Il s’agit de l’aéroport Bassel el-Assad, adjacent à la base aérienne Khmeimim utilisée par la Russie., provoquant étonnement et scepticisme dans les chancelleries occidentales, Benjamin Netanyahou se déplaçait à Moscou dès le 21 septembre, emmenant avec lui le chef de l’Etat-Major israélien, le commandant du renseignement militaire et le responsable du Conseil de sécurité nationale. L’Etat hébreu a été le premier à ouvrir des discussions et à conclure avec la Russie, début octobre 2015, un accord de « déconfliction » dans l’espace aérien syrien d’une part, et sur l’activité navale au large de la Syrie d’autre part (cf. la visite à Tel-Aviv du premier adjoint au chef d’Etat-Major russe le général Nikolaï Bogdanovskiï, qui a rencontré son équivalent israélien, le général Yair Golan). Un canal de communication a notamment été mis en place entre les forces aériennes russe et israélienne qui se sont livrées à des vols conjoints dès la mi-octobre, dans ce qui a été présenté côté russe comme des exercices aériens bilatéraux « Russia and Israel start joint training exercise for safe flights over Syria », Middle East Monitor, 16 octobre 2015.. En pratique, la pénétration d’appareils russes dans l’espace aérien israélien, intervenue à quelques reprises depuis le début de l’intervention de Moscou en Syrie, n’a jamais conduit à la destruction d’un appareil comme ce fut le cas avec un Su-24 abattu par la chasse turque le 24 novembre 2015.
L’activité de l’aviation russe se concentre principalement au nord de la ligne Homs
– Palmyre – Deir ez-Zor, bien que certains raids aient été menés au sud de Damas, notamment près de al-Qunaitra, qui ne se situe qu’à quelques kilomètres de la frontière syro-israélienne. La mise en service par Moscou d’une seconde base aérienne à proximité de Homs, ainsi que l’utilisation plus occasionnelle d’une autre piste sur une base située près de Palmyre, pourraient toutefois se traduire par une intensification des opérations menées par l’aviation russe, en coordination au sol avec les Iraniens et l’armée syrienne, dans la région de Palmyre, et au-delà, sur Deir ez-Zor. La nouvelle base russe pourrait en outre servir de point de départ pour un accroissement des raids aériens dans le sud syrien, ce qui changerait la donne du point de vue israélien. Jusqu’à présent, l’aviation russe est en effet peu intervenue dans cette zone, épargnant les groupes syriens d’opposition qui ont joué de fait le rôle de « tampon » entre Israël d’une part, et l’armée syrienne et les forces iraniennes d’autre part. La relative retenue russe dans cette région peut aussi s’expliquer par la volonté de Moscou de ne pas favoriser un exode supplémentaire de réfugiés et un déplacement des groupes djihadistes vers la Jordanie, avec qui le Kremlin a aussi établi des canaux de coordination vis-à-vis de son intervention militaire en Syrie. Enfin, la probable intensification des opérations aériennes russes dans le sud de la Syrie pourrait accroître le risque d’accrochage en cas de raid mené par l’armée de l’Air israélienne contre des convois acheminant des armements jugés sensibles à destination du Hezbollah. Il s’agit là d’une « ligne rouge » pour l’Etat hébreu, et depuis janvier 2013, Israël aurait mené une dizaine de raids de ce type Les dernières frappes seraient intervenues le 31 octobre, et les 24 et 29 novembre 2015. « Israel Air Force strikes targets in Syria near Lebanese border », Jerusalem Post, 29 novembre 2015..
L’accroissement du facteur russe dans l’équation sécuritaire israélienne
Les développements sécuritaires intervenus dans l’environnement stratégique israélien depuis l’éclatement des « printemps arabes » en 2011, le relatif effacement stratégique des Etats-Unis au Moyen-Orient, et la désintégration en cours de la Syrie et de l’Irak ont ouvert la voie à l’accroissement de l’empreinte stratégique russe au Moyen-Orient. Toutefois, l’intervention militaire directe de la Russie dans la crise syrienne modifie l’équilibre des forces sur le terrain dans la mesure où elle s’est accompagnée d’un engagement accru de l’Iran sur le théâtre syrien à travers le déploiement de troupes et de matériels « Iran troops to join Syria war, Russia bombs group trained by CIA », Reuters, 2 octobre 2015.. Pour Israël, l’axe shiite Téhéran – Damas – Hezbollah constitue la principale menace à sa sécurité nationale, suivie de l’infiltration de groupes djihadistes sur le plateau du Golan et le développement des activités de l’Etat islamique (EI) dans le Sinaï. Parmi les dynamiques à l’œuvre dans le conflit syrien, l’expansion de l’influence iranienne en Syrie constitue probablement celle qui inquiète le plus les responsables israéliens. Or, à mesure que les opérations russes contribuent à desserrer l’étau sur le régime syrien, l’influence de Téhéran et du Hezbollah s’accroît sur le terrain, en particulier dans les zones reprises par l’armée syrienne avec le concours des miliciens shiites et de troupes iraniennes. Au plan diplomatique, le statut d’acteur de premier plan indispensable à la résolution du conflit syrien, a été reconnu à l’Iran dans le cadre du « processus de Vienne » Le « processus de Vienne » désigne une série de réunions organisées à l’automne 2015 dans la capitale autrichienne auxquelles ont participé les représentants de 17 pays, ainsi que l’Union européenne et les Nations Unies, afin de tenter de trouver une solution politique à la crise syrienne., ce qui tend à légitimer le rôle de Téhéran au niveau international, au grand dam des Israéliens et des pétro-monarchies du Golfe.
Au plan stratégique, l’Etat hébreu dispose aujourd’hui de deux options pour contenir cette montée en puissance de l’influence iranienne : privilégier un rapprochement avec les deux principaux concurrents musulmans de Téhéran au Moyen-Orient, l’Arabie saoudite et la Turquie, ou jouer la carte russe. Compte tenu des mauvaises relations entre Tel-Aviv et Ankara depuis l’incident du Mavi Maramara (2010), la première option semble politiquement délicate à mettre en œuvre, bien qu’elle soit porteuse d’opportunités stratégiques qui dépassent le cadre de la crise syrienne (coopération énergétique israélo-turque, rapprochement entre Israël et l’OTAN pour le moment bloqué par Ankara...). L’Etat hébreu pourrait d’un autre côté jouer la carte russe, et considérer la Russie comme un contrepoids à l’influence de l’Iran, tout en misant par ailleurs sur l’apparition à moyen terme de divergences entre Moscou et Téhéran concernant le sort de Bachar el-Assad et le règlement politique de la crise. En outre, si Moscou se retirait demain unilatéralement du théâtre syrien, le « vide » causé par le retrait russe serait rapidement comblé soit par l’influence iranienne, soit par les groupes islamistes, qui s’affronteraient dans une Syrie victime d’un syndrome libyen post-Khadafi, ce qui n’est pas non plus dans l’intérêt d’Israël. Tel-Aviv a bien conscience que si l’EI représente bien une menace pour les intérêts sécuritaires russes, il fournit également une légitimité à l’intervention militaire de la Russie en Syrie, à l’accroissement de son empreinte stratégique au Moyen-Orient, et à l’intensification du partenariat militaire entre Moscou et Téhéran. La relation fructueuse qu’ont développée Russes et Israéliens, notamment en matière de renseignement, et maintenant en termes de cohabitation militaire, constitue néanmoins une bonne base pour le développement de la seconde option, d’autant plus que cette dernière ferait écho à la volonté affichée par Moscou de se poser en facteur de stabilisation sur la scène sécuritaire moyen-orientale.
L’implication de la Russie dans la crise syrienne et l’instauration d’un « protectorat militaire » russe sur la région côtière syrienne accroissent le potentiel du rôle que peut jouer Moscou en tant qu’acteur de la sécurité d’Israël. Le Kremlin a déjà démontré au cours des années 2000 qu’il était en mesure d’intégrer les intérêts sécuritaires de l’Etat hébreu dans sa coopération militaro-technique avec les Etats du Moyen-Orient : le gel de la vente des 8 intercepteurs MiG-31E à la Syrie en mai 2009 en constitue un exemple, de même que la suspension de la livraison des S-300 à l’Iran en 2010 par le président Dmitriï Medvedev Igor Delanoë, « La Russie et Israël, entre méfiance réciproque et coopération bilatérale, les enjeux d’une relation ambivalente », Recherches et documents, Fondation pour la Recherche stratégique, n°6, 2010, p. 15.. Vladimir Poutine a par ailleurs entendu les arguments du Premier ministre israélien qui, lors d’une de leurs nombreuses rencontres en Russie, lui a présenté des éclats de missiles de fabrication russe utilisés par le Hezbollah pour frapper Israël depuis le sud Liban « Pour Moscou, Bachar al-Assad est un outil plus qu’un but en soi », L’Opinion, 17 novembre 2015.. En positionnant le croiseur Moskva au large de la Syrie afin d’assurer une zone d’exclusion aérienne couvrant notamment sa base aérienne syrienne, le Kremlin a voulu ménager le partenaire israélien, qui aurait vu d’un mauvais œil le positionnement « au sol » de systèmes anti-aériens S-300 Le croiseur lance-missiles Moskva est équipé d’un système anti-aérien Fort qui est la version navalisée du S-300.couvrant la partie septentrionale d’Israël. Toutefois, Moscou a déployé dans les heures qui ont suivi la destruction d’un de ses Su-24 par un F-16 turc une batterie de S-400 dans les environs de Lattaquié : la portée du système englobe non seulement une grande partie de la Turquie méridionale (où se trouve la base aérienne d’Incirlik), mais aussi une majeure partie du territoire israélien. En conséquence, les règles du jeu ont changé dans l’espace aérien d’Israël, et l’ouverture d’une seconde base aérienne russe début décembre, à 35 kilomètres au sud-est de Homs « Базы на вырост » (« Bases en augmentation »), Kommersant, 6 décembre 2015., devrait pousser Russes et Israéliens à étoffer leur coordination afin d’éviter tout incident dans le ciel syrien.
Partenaires mais pas alliés
Le partenariat israélo-russe a, dans une certaine mesure, bénéficié de la reconfiguration des relations entre la Russie et certains acteurs régionaux, au premier rang desquels figurent l’Egypte et la Turquie. L’intensification du partenariat militaro-technique entre Moscou et Le Caire ne compromet pas directement les intérêts israéliens dans la mesure où il contribue à la stabilité du régime égyptien, notamment à travers son volet militaire et sécuritaire Moscou a vendu en 2014 des équipements militaires à l’Égypte pour près de 2 milliards de dollars, dont deux batteries de missiles S-300 pour un montant de $500 millions, financés par des fonds saoudiens et émiratis. Source : SIPRI Arms Transfers Database.. Israël est d’ailleurs engagé dans des discussions visant à établir un partenariat avec l’Egypte et la Grèce pour l’exploitation des gisements gaziers au large des côtes israéliennes. Les conséquences de la destruction de l’A321 russe au-dessus du Sinaï représentent certes un défi pour les relations russo-égyptiennes, dans la mesure où 4 millions d’emplois liés à la présence des touristes russes à Charm el-Sheik sont aujourd’hui menacés, ce qui représente une source d’instabilité supplémentaire pour le pouvoir égyptien. En revanche, la redirection des flux touristiques russes, privés de leurs destinations turque et égyptienne, pourrait dans une certaine mesure bénéficier à l’industrie israélienne du tourisme Avec la perte de deux grandes destinations touristiques – l’Egypte puis la Turquie – les Russes se tournent pour l’instant vers les Emirats arabes Unis (hausse de 20 % de la demande de tours), la Thaïlande (hausse de 10-15 %), l’Inde et le Vietnam (+ 5 %). « Турция не будет вводить визы для россиян » (« La Turquie n’introduira pas de visas pour les Russes »), Kommersant, 4 décembre 2015.. En outre, l’opposition entre la Russie et la Turquie consécutive à la destruction du Su-24 pourrait amener Ankara à diversifier ses importations de gaz naturel, et à considérer Israël comme un fournisseur potentiel, en complément du gaz russe, dont la part dans le mix gazier turc (60 %) pourrait diminuer à moyen terme Toutefois, au-delà des défis d’ordre politique que ce rapprochement impliquerait, il subsiste une série d’obstacles d’ordre juridique (la question de la délimitation des eaux territoriales entre Israël et le Liban n’est pas réglée), sécuritaire (un éventuel gazoduc passerait au large de la Syrie) et technique..
Moscou entretient des relations bilatérales qui sont bonnes voire fructueuses avec tous les gouvernements des Etats voisins d’Israël : le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Egypte. Ces relations constructives entre la Russie et les voisins de l’Etat hébreu présentent parfois des inconvénients pour Tel-Aviv. Dans le cadre de la coalition à laquelle il participe avec l’Iran, l’Irak et la Syrie dans la lutte contre le terrorisme, le Kremlin coopère ainsi objectivement avec le Hezbollah. Cette coopération constitue une forme d’ambivalence dans le positionnement stratégique de la Russie au Moyen-Orient, aussi bien du point de vue d’Israël que de celui de la milice shiite pour qui le partenariat israélo-russe constitue une limite dans ses relations avec Moscou. Le partenariat que la Russie noue avec les Etats moyen-orientaux prend en outre souvent la forme de coopérations militaro-techniques actives qui peuvent, dans une certaine mesure, potentiellement compromettre la supériorité conventionnelle de Tsahal au Moyen-Orient. Contrairement aux Etats-Unis, qui ont adopté des mécanismes juridiques internes afin de bloquer la vente à des pays tiers d’armements ou de technologies qui remettraient en question la supériorité militaire d’Israël dans la région, la Russie conserve un fort potentiel de nuisance pour Tel-Aviv à travers les ventes d’armes qu’elle peut librement conclure avec les Etats de la région. La Russie conserve ainsi auprès d’Israël l’image d’un acteur sur lequel il convient de disposer de leviers pouvant, le cas échéant, permettre d’infléchir la politique du Kremlin au Moyen-Orient. La vente de drones israéliens à la Russie conclue en 2009 et 2010 constitue à ce titre un exemple de levier positif dans le sens où elle avait été réalisée concomitamment à la suspension d’un contrat portant sur l’achat par Damas d’intercepteurs Mig-31E auprès de Moscou pour $500 millions. Compte tenu de la fermeture à la Russie, suite à la crise ukrainienne, du marché des technologies de pointe occidentales nécessaires au développement et à la modernisation de l’industrie d’armement et de l’armée russes, Israël représente pour Moscou une sérieuse source de substitution dans ce domaine. S’il prenait forme, l’élargissement du partenariat militaro-technique israélo-russe à des domaines tels que l’électronique embarquée ou l’optronique En dehors des partenariats existants pour les marchés export., pourrait offrir à l’Etat hébreu de précieux leviers pouvant se révéler utiles afin d’infléchir la politique russe au Moyen-Orient si celle-ci venait à entrer en contradiction avec ses intérêts.
Le cas de l’Iran demeure à ce titre emblématique, et démontre une fois de plus l’ambivalence des relations israélo-russes. L’accord sur le nucléaire iranien conclu à Lausanne en juillet 2015 a non seulement ouvert la voie à la réintégration progressive de l’Iran dans la communauté internationale, mais il s’est notamment traduit par la reprise des négociations entre Russes et Iraniens sur la livraison des systèmes S-300 Vladimir Poutine a annulé le décret suspendant la vente dès le 13 avril 2015, soit trois mois avant la conclusion de l’accord sur le nucléaire iranien.. Fin novembre 2015, la Russie aurait ainsi commencé à livrer les modules du complexe S-300 à l’Iran dans un double contexte de renforcement des liens russo-iraniens sur fond de crise syrienne, et d’amenuisement de l’isolement de Téhéran sur la scène internationale « Россия начала поставку систем С-300 Ирану » (« La Russie a commencé à livrer les S-300 à l’Iran »), Lenta, 23 novembre 2015.. L’Etat hébreu a toutefois anticipé ce développement, et plutôt que de se livrer à de vaines protestations, s’est tourné vers son partenaire grec dès le mois d’avril 2015, soit quelques jours après que Vladimir Poutine a annulé le veto pesant sur la vente des S-300 à l’Iran Israël et la Grèce ont considérablement intensifié leur partenariat militaire après 2010 et la dégradation des liens entre Ankara et Tel-Aviv suite à l’incident du Mavi Marmara.: au cours des mois d’avril-mai 2015, lors de l’exercice INIOXOS-2015, l’armée de l’Air israélienne aurait ainsi pu s’entraîner à des opérations d’évitement sur les S-300 grecs déployés en Crète Chypre a acquis auprès de la Russie deux batteries de S-300 en 1997, soulevant de vives protestations de la part de la Grande-Bretagne, qui dispose d’une base aérienne sur l’île, mais également de la part de la Turquie. Suite à un arrangement, les systèmes ont été formellement transférés à la Grèce en 2007 et déployés sur l’île de Crète. Chypre a reçu en échange 6 batteries de systèmes anti-aériens Tor-M1.(la Grèce aurait accepté d’activer les S-300 lors de ces exercices aériens réalisés conjointement avec Israël suite à une demande émanant des Etats-Unis).
Plus qu’un modus operandi, Russes et Israéliens sont en train de bâtir un modus vivendi au Levant. Le partenariat israélo-russe a non seulement prouvé son étanchéité vis-à-vis des crises qui secouent le Moyen-Orient, mais il a même démontré sa forte adaptabilité à la nouvelle configuration apparue au lendemain de l’intervention de la Russie en Syrie. Si Russes et Israéliens entendent combattre le terrorisme islamiste qui menace directement leur sécurité, ils ne sont cependant pas motivés par la même grille de lecture concernant la source de la menace. Tandis que l’Iran, son allié syrien et le Hezbollah constituent le principal défi à la sécurité de l’Etat hébreu, Moscou se retrouve aujourd’hui à combattre à leurs côtés en Syrie, contre les groupes islamistes. A court terme les intérêts russes et iraniens semblent converger en Syrie, leurs agendas pourraient diverger s’agissant de la résolution politique du conflit, tout en ne présentant pas une incompatibilité fondamentale sur le long terme. En attendant, leur intervention mutuelle sur le théâtre syrien favorise le renforcement de leur influence respective au Moyen-Orient, au grand dam d’Israël qui considère l’accroissement de l’empreinte stratégique iranienne sur ses marges comme une menace d’une dangerosité de premier ordre. Dans cette perspective, la présence accrue de l’armée russe sur les marges israéliennes constitue de facto un contrepoids au renforcement de l’influence de l’Iran en Syrie, et semble a priori convenir aux Israéliens. Jusqu’à aujourd’hui, la coopération militaire israélo-russe émergente autour de la Syrie a fonctionné sans accroc, s’appuyant sur une solide relation bilatérale et sur le fort pragmatisme qui la caractérise. Toutefois, la dynamique d’engagement dans laquelle la Russie semble s’inscrire en Syrie avec l’ouverture d’une nouvelle base, et l’intensification des opérations qui pourrait logiquement s’en suivre, aura tôt fait de mettre à l’épreuve la robustesse de cette nouvelle cohabitation militaire israélo-russe.
A la recherche d'un modus vivendi : le partenariat israélo-russe face à la crise syrienne
Note de la FRS n°25/2015
Igor Delanoë,
11 décembre 2015