Sommaire du n°20 :
Bonnes feuilles —
Xavier Pasco, directeur de la FRS et spécialiste des questions spatiales militaires, a publié un nouvel ouvrage, La ruée vers l’espace. Nouveaux enjeux géopolitiques, en septembre 2024, aux Editions Tallandier. Nous vous proposons ci-dessous un extrait tiré du «Chapitre 4. Vers une nouvelle scène spatiale» (pp. 137-161).
«L’entrée en force des acteurs privés : le temps des apprentis sorciers
Ciblés dès les premières heures du conflit par les hackers russes, les modems qui permettaient au satellite civil américain Viasat de fonctionner ont été rapidement mis hors d’usage, laissant le gouvernement ukrainien sans moyen de communication. C’est alors qu’intervient le système Starlink proposé par Musk, dont les milliers de satellites sont mis à disposition pour pallier la panne de Viasat. En quelques jours, des milliers de récepteurs sont envoyés en Ukraine. Ils sont facilement utilisables par les soldats et deviennent dès leur déploiement la nouvelle colonne vertébrale du système de télécommunication militaire ukrainien. L’opération semble une complète réussite. La prise de relais impressionne par sa rapidité et son efficacité au point d’ériger Starlink en véritable figure de proue de l’aide occidentale livrée à l’Ukraine.
Cette première a sidéré la communauté internationale. De façon concrète, l’épisode Starlink a permis de mesurer la révolution qu’introduisent ces nouveaux acteurs du domaine spatial. Pour la première fois, un système spatial commercial entre en service dans un conflit et supplée, voire surpasse par ses performances, les habituels systèmes militaires. En l’espèce, il a permis à un pays de résister à une agression étrangère, esquissant les bases de nouveaux rapports de force dans un contexte interétatique. Bien sûr, l’évolution des moyens spatiaux privés comme celle des technologies apparues ces dernières années laissaient envisager ces nouvelles utilisations. Il reste que le degré de dépendance consenti par un Etat auprès d’un acteur privé (étranger en l’espèce) pour un système vital pour son armée était inédit.
Septembre 2023, la nouvelle tombe : en 2022, Elon Musk a interdit à l’armée ukrainienne de couler la flotte russe en mer Noire en débranchant son réseau de satellites. Nouvelle sidération de la communauté internationale. Le contrôle exercé par ce milliardaire et sa société est sans précèdent. Une biographie «autorisée» d’Elon Musk écrite par un journaliste de la chaîne télévisée CNN, et publiée en septembre 2023, révèle effectivement que le patron de SpaceX admet avoir stoppé le fonctionnement du système alors que l’armée ukrainienne dirigeait en 2022 des drones sous-marins vers la flotte russe en mer Noire pour la couler. Voulant, selon ses dires, éviter un «nouveau Pearl Harbor» et empêcher tout risque d’une escalade nucléaire, Elon Musk a simplement décidé d’arrêter l’attaque ukrainienne – sans demander leur avis aux Ukrainiens bien sûr.
Pour le monde entier, l’image est évidemment frappante. Comment un simple dirigeant d’entreprise, si gigantesque
soit-elle, peut-il interférer à ce point dans les affaires du monde et jouer ce rôle de premier plan dans le contexte d’un conflit international ? La nouvelle interpelle et fait craindre en quelque sorte la prise en main du destin de nos sociétés par des milliardaires tout-puissants et dont on soupçonne qu’ils seront détenteurs à terme d’un quasi-monopole sur les infrastructures critiques qui irriguent et font vivre nos sociétés. En d’autres termes, nous dirigerions-nous vers une quasi-privatisation du monde ?
La course folle des nouveaux réseaux spatiaux
Il faut dire que la question a de quoi inquiéter, notamment dès lors que le personnage de Musk, éminemment controversé, apparaît dans l’équation. Ses multiples entreprises, de SpaceX à Tesla (firme à travers laquelle il règne en maître sur le marché des voitures électriques haut de gamme), créent un réseau d’intérêts enchevêtrés peu propices à la transparence des décisions et à celle des convictions qui les guident. L’assurance du milliardaire selon laquelle l’interruption du service de SpaceX a simplement été motivée par le souci de ne pas faire le mal alors que Starlink est, en premier lieu, destiné «à diffuser Netflix et à apporter le bien et la paix à la communauté mondiale», n’a guère convaincu. Elle n’a pas non plus rassuré ceux qui font du détroit de Taiwan la scène possible d’un futur conflit avec la Chine, conflit qui pourrait là encore voir l’emploi de cette constellation pour permettre à Taiwan de mieux résister à la puissance militaire chinoise. L’importance des intérêts de Musk en Chine, notamment pour les débouchés qu’y offre le marché automobile à ses véhicules électriques, pourrait, disent-ils, faire craindre une similaire déloyauté, pour ne pas dire une trahison du même ordre.
Un numéro du New Yorker raconte par le menu les déboires déjà rencontrés en octobre 2022 par un haut fonctionnaire du Pentagone, alors en mission en Europe. Il y raconte comment il doit appeler Musk depuis son hôtel à Paris pour qu’il renonce à son projet de mettre fin au service de Starlink pour l’Ukraine en cas de non-paiement. Après avoir envoyé des dizaines de milliers de récepteurs sur le terrain, Musk menaçait d’interrompre son soutien si les coûts engendrés pour sa société (et estimés par elle à 400 millions de dollars par an) n’étaient pas compensés d’une manière ou d’une autre. Alors qu’il avait spontanément offert d’aider l’Ukraine quelques mois plus tôt, le voici donc qui amorçait un revirement. Il estimait ne pas devoir mettre Starlink au service d’actions armées. Cet engagement semblait douteux alors qu’il défendait par ailleurs l’idée d’une paix avec Vladimir Poutine sur la base d’un plan qui reprenait quasi complètement les positions russes. Le haut fonctionnaire se rappelle la difficulté qu’il a alors éprouvée à convaincre Musk de continuer son soutien à l’armée ukrainienne. Musk, dit-il, donnait l’impression de «devenir nerveux alors que l’engagement de Starlink pouvait être vu comme contribuant à l’effort de guerre ukrainien». En définitive, il acceptera simplement de donner un peu plus de temps au Pentagone pour régler les paiements qu’il estimait lui être dû. Détaillant longuement les évolutions de Musk sur le sujet de l’Ukraine et de la Russie, l’article lui aussi évoque les ambigüités du milliardaire sur la question de Taïwan, avant de plonger plus résolument dans la vie compliquée du personnage.
Bien sûr, l’image du milliardaire décidant du sort d’une guerre s’est largement diffusée. Nourrie par l’histoire de ces négociations financières pour compenser l’utilisation de Starlink en Ukraine, c’est la représentation d’une forme de chantage qui s’est imposée. Elon Musk, guidé par ses seules pré-occupations mercantiles (et peu contraint par des convictions personnelles pour le moins fluctuantes), en arrive à empêcher une opération militaire majeure pour l’Ukraine au moment même où les victimes du conflit se multiplient. Cette situation soulève légitimement l’indignation. Et malgré les justifications morales données par le milliardaire, il semble difficile de réfuter ces accusations. Car, précisément en 2022, la situation financière de Starlink n’est pas au beau fixe. Alors qu’elle opère à cette période près de 5 000 satellites, Starlink n’est pas rentable. Comme le remarquait une enquête du Wall Street Journal, publiée en septembre 2023, avec un revenu global d’environ 1,4 milliard de dollars, la société Starlink est alors loin de représenter «la vache à lait» sur laquelle comptait Musk. Selon des projections présentées en 2015, la vente de liaisons satellitaires devait générer 12 milliards de revenus et 7 milliards de bénéfices en 2023. On est loin du compte. Le marché civil ne décolle pas. Alors que le réseau Starlink devait compter 20 millions d’utilisateurs à cette date, il n’en a gagné en réalité qu’un million… Les affaires décollent mais pas assez rapidement. En tout cas pas pour SpaceX, la société mère qui comptait sur la
vente de télécommunications pour financer ses propres activités, notamment la mise au point du lanceur lourd Starship dont les déboires ont alimenté la chronique depuis plusieurs années.
Pour compliquer la situation, les deux projets, Starlink et Starship, entretiennent entre eux une relation étroite et possiblement risquée. Ils se soutiennent l’un l’autre. Tandis que les revenus générés par Starlink devaient permettre à la société SpaceX de financer le développement de Starship, ce lanceur destiné à devenir la plus puissante fusée de l’histoire devait réciproquement jouer un rôle central dans le déploiement complet de la constellation Starlink. En effet, alors que le nombre de satellites en orbite doit croître de manière accélérée et que ces satellites eux-mêmes, au fil des différentes versions et des nouveaux besoins, voient leur taille et leur masse aller crescendo, le besoin de poursuivre les lancements à un rythme élevé pour mettre en place une offre commerciale viable fait de la réussite du lanceur lourd Starship une condition de la survie du système. C’est en tout cas le credo de SpaceX qui parie sur l’émergence d’un véritable marché mondial pour des communications internet par satellite, marché dont la réalité reste évidemment à démontrer. Dans la situation présente, la richesse produite par le réseau Starlink ne semble pas près de couvrir les dépenses de SpaceX qui a investi de son côté 3,2 milliards en 2022 pour ses activités propres. D’un point de vue commercial, SpaceX tire d’abord ses revenus des avances de fonds consenties par les clients soucieux de réserver des créneaux sur le lanceur vedette de SpaceX, Falcon 9. La société vend aussi des actions supplémentaires pour compléter ses revenus. La situation paraissait donc en 2023 bien éloignée des projections flatteuses présentées aux investisseurs en 2015. En réalité, pour Starlink comme pour ses autres activités, SpaceX repose pour l’essentiel sur la commande publique qui vient pour la plus grande part des autorités américaines. Il est tentant pour la société de continuer à signer de lucratifs contrats avec les militaires comme il l’est de le faire avec l’agence spatiale américaine, la Nasa, pour son programme d’exploration.
Un débat public-privé à double tranchant
Ce soupçon d’un Elon Musk capable de faire monter la pression pour le paiement de ses services n’a fait que renforcer les antipathies à son endroit. S’il est apparu seul sous les projecteurs, il s’est pourtant défendu d’être l’unique acteur de cette pièce. La posture était maladroitement victimaire. Mais elle reflétait sans doute une certaine réalité. Comme cela a déjà été dit, depuis plusieurs années, ces grandes constellations par satellite ont eu comme premier et principal soutien le gouvernement américain lui-même. Résolument engagées depuis les années 2000 dans la poursuite de leurs efforts de rationalisation de leurs investissements spatiaux, les autorités américaines ont en effet très tôt théorisé l’intérêt de développer ce type d’infrastructures spatiales. En reposant sur des milliers, voire sur des dizaines de milliers de satellites en orbite, ces systèmes présentent d’abord l’intérêt d’apparaitre comme beaucoup moins vulnérables aux accidents ou à d’éventuelles attaques que les satellites unitaires traditionnels. Particulièrement à la suite de la démonstration chinoise de 2007 de destruction d’un satellite, la réalisation d’architectures spatiales résistantes, voire résilientes, c’est-à-dire capables de fonctionner en mode dégradé, est devenue une priorité.
Evidemment, les projets mettant en œuvre une multitude de petits satellites distribués, «fragmentés», dit-on outre-Atlantique, plutôt que quelques-uns facilement détectables, ont immédiatement suscité l’intérêt. Le lien s’est fait d’autant plus facilement que nombre de travaux préparatoires avaient été le fait du Pentagone lui-même. La Defense Advanced Research Projects Agency(DARPA), son agence de recherche, a fait figure de précurseur sur ce sujet à travers de nombreux programmes visant à préparer les briques technologiques permettant d’envisager ces systèmes fortement «fragmentés». L’effort ne s’est pas ralenti et c’est aujourd’hui la Space Development Agency (SDA), la nouvelle agence d’innovation spatiale militaire mise en place par l’administration de Donald Trump, qui organise cette fragmentation et soutient ces opérateurs.
Il se trouve que ces objectifs de nature stratégique se satisfaisaient particulièrement bien des intérêts plus prosaïques des grands acteurs américains de la tech comme Elon Musk ou Jeff Bezos, eux-mêmes désireux d’investir une partie de leurs revenus dans ces constellations. Cette symbiose s’est faite au fil des administrations successives. Comme détaillé plus loin dans l’ouvrage, plusieurs programmes publics structurants, pour la plupart militaires, ont ainsi vu le jour sur la dernière décennie. Il s’agissait pour l’Etat d’encourager ces nouveaux entrants, voire de les soutenir dans la durée. Cela a très tôt été le cas dans le domaine de l’observation de la Terre notamment. Ces preuves d’amour tombaient aussi à pic pour renforcer une dynamique déjà présente avec, dans le cas des télécommunications par satellite, un intérêt de plus en plus marqué des grands acteurs de la numérisation et du Cloud pour tirer pleinement parti de ces infrastructures naissantes. Ces grands partenariats récents entre acteurs spatiaux et géants du numérique sous l’actif (et très bienveillant) patronage du Pentagone sont la clé de la dynamique actuelle.
Sans cautionner à aucun moment l’apparence quelque peu cynique du raisonnement, le cadre du conflit ukrainien a pu constituer en quelque sorte un banc d’essai bienvenu pour démontrer le bien-fondé de la démarche. La confrontation de Starlink avec la réalité de la guerre et les usages de militaires en opération s’est avérée en quelque sorte un test en grandeur réelle comportant à la fois des dimensions technologiques, militaires mais aussi politiques. C’est dans ce con--texte général qu’il convient de replacer le débat sur le rôle démesuré que ces nouveaux acteurs spatiaux privés semblent destinés à jouer. La réalité les situe plutôt en porte-à-faux vis-à-vis des Etats, dont ils servent d’abord les objectifs même s’ils paraissent parfois perturber leur action. Comme le montre la situation financière de Starlink aujourd’hui, la dépendance économique de ces acteurs vis-à-vis de ces grands programmes d’investissements militaires suffit à fixer le cadre général de leurs liens. La question posée sur les
frasques de Musk empêchant la marine ukrainienne de procéder selon ses propres termes à un nouveau «Pearl Harbor» ne peut faire oublier celle, plus large, de l’ambiguïté des relations qui se sont progressivement établies entre les gouvernements et ces nouveaux industriels globalisés.
Comme démontré chaque jour, les moyens inédits que ceux-ci mettent en œuvre peuvent jouer un rôle fondamental dans l’équilibre militaire, au point même pour certains d’affecter la géopolitique moderne. Mais cette puissance n’est évidemment pas disjointe des stratégies plus larges des Etats. A bien des égards, elle en paraît même constitutive. Dans un contexte de guerre, situation interétatique par excellence, de nombreux observateurs s’interrogent sur le statut de cobelligérant des pays qui peuvent y avoir recours.
Vue de l’acteur étatique, cette zone de flou peut-elle avoir ses mérites ? Il est difficile de répondre à cette question. Sans qu’il soit même l’objet d’une réelle prise de conscience, le caractère non étatique de ces nouvelles capacités devient a minima un élément de complication de la relation entre Etats tant elle peut s’apparenter à un moyen d’intervenir dans un conflit sans réellement entrer en guerre. Et l’on sait combien la voie est étroite quand il s’agit de décider d’entrer en conflit.
C’est cette double nature, cette ambiguïté pour partie organisée, qui caractérise le rôle joué par ces nouveaux acteurs sur la scène mondiale et qui pose aujourd’hui question. C’est sans doute ce qu’Elon Musk avait en tête quand il expliquait peu après l’épisode ukrainien sur son réseau X (anciennement Twitter) qu’il n’est pas un acteur militaire et qu’il construit certains satellites du Pentagone (Starshield) dont celui-ci fera l’usage qui lui convient quand il en prendra livraison. Redoutant visiblement de voir son propre projet engagé dans une situation guerrière qui lui échapperait, le message semble assez transparent vis-à-vis de son principal client… Pour la petite histoire, ce message semble avoir été reçu cinq sur cinq. Seulement quelques jours après ces échanges, le général Saltzman, responsable des opérations spatiales au sein de la nouvelle Space Force, reconnaissait la nécessite de clarifier les incertitudes liées à «l’espace commercial» avec l’annonce d’un texte en préparation règlementant l’usage militaire et mettant particulièrement l’accent sur la nature et le type des opérations qui pourraient lui être confiées à l’avenir…
Les paris d’un monde en construction
Le regard que l’on peut porter sur ces acteurs spatiaux n’est finalement pas si diffèrent de celui qui nous conduit à nous interroger, le plus souvent avec crainte, sur la place prise dans nos sociétés par les géants du numérique, les Gafam ou les BATX, TikTok ou X, ex-Twitter… On peut le regretter mais les questions posées autour du rôle d’Elon Musk par exemple sont finalement la démonstration de la banalisation croissante de ce type d’activités. Les terminologies elles-mêmes ont changé. Les satellites sont le plus souvent décrits comme une «commodity»,selon le terme désormais en vogue outre-Atlantique (une simple infrastructure de base, pourrait-on traduire en français). Du côté des militaires, il s’agit de dé-ployer dans le ciel des «couches» de matériel («layers»selon le vocabulaire du Pentagone) plutôt que des objets spatiaux.
Cette façon de nommer les futurs programmes n’est évidemment pas neutre. Elle témoigne d’une vision spécifique de l’occupation de l’espace, elle-même héritée de cette phase initiale d’industrialisation déjà évoquée. Elle est fondée sur la dimension logistique des systèmes spatiaux dès lors qu’ils contribuent au transport de flux indistincts d’information au même titre, par exemple, que la fibre qui amène l’Internet dans les foyers.
Cette banalisation de l’image de l’espace est en fait la condition même de son industrialisation. Elle rend l’activité spatiale plus transparente, supposément plus compréhensible, et donc plus accessible à un large public au sein duquel celui des investisseurs… De ce point de vue, le discours n’est pas dénué d’efficacité : selon des cabinets spécialisés, depuis 2000, il se serait investi sur un peu plus de vingt ans près de 50 milliards de dollars de fonds privés dans plusieurs cen-taines de start-up spatiales, pour la plus large part aux Etats-Unis, mais aussi en Chine ou de façon croissante en Europe. Le chiffre est vertigineux et s’apparente aux budgets annuels d’agences spatiales comme le Cnes pour l’ensemble de leurs activités. Les perspectives de déploiement de réseaux à bas coût mais aussi l’assurance donnée par les mêmes acteurs de l’existence de débouchés massifs pour la connectivité globale et l’Internet des objets, par exemple, semblent avoir cette fois convaincu les «capitaux-risqueurs». D’ou des records annuels de financements : alors que la moyenne annuelle de financements privés s’établissait aux alentours de 2,5 milliards de dollars par an, ce sont 7,5 milliards qui ont été investis en 2020 et environ le double en 2021…
Un modèle sans exemple de succès
Mais plusieurs signaux sont au rouge. On constate d’abord une pause relative dans ces financements. Sans doute faut-il reconnaître qu’elle est pour partie liée au besoin de calmer cet enthousiasme croissant des dernières années qui affolait un peu le monde de la finance et de l’innovation. Mais il y a aussi des raisons plus structurelles. Pour certaines start-ups, le passage en Bourse avec l’aide des Special Purpose Acquisition Company, les fameuses Spac, ce montage propre au marché américain qui facilite la spéculation financière sur des sociétés dont l’activité reste encore à naître, ne s’est pas fait au mieux. Planet, la jeune pousse emblématique pour l’observation de la Terre 2.0, qui a beaucoup communiqué en 2020 sur son entrée sur le marché, a dû licencier près de 200 personnes en 2023. Plus largement, les résultats commerciaux ne sont pas au rendez-vous comme dans le cas de Starlink. Dans le domaine des télécommunications, en dépit de nombreux projets annoncés, peu de constellations du type de Starlink ont réellement vu le jour aujourd’hui et aucune n’a démontré sa rentabilité.
Faussement candide et fidèle à sa volonté d’anticiper toute critique éventuelle, Musk lui-même avouait s’interroger sur
les difficultés propres au secteur et pointait l’absence notable de succès commerciaux : «Devinez combien de constellations [de satellites] en orbite basse ont évité la faillite ? Aucune», expliquait-il lors d’une conférence majeure qui se tenait en 2020 dans la capitale américaine. Il ferait tout, assurait-il ensuite, pour que Starlink ne subisse pas le destin de ses prédécesseurs, faisant notamment référence à un projet similaire, Teledesic, lancé par Bill Gates, le fondateur de Mi-crosoft, qui avait échoué plus de vingt ans auparavant. «Ce serait un pas de géant d’avoir au moins un projet qui passe dans la catégorie “banqueroute évitée”», semblait-il s’amuser alors.
Le rêve éveillé de la fibre dans l’espace
Banaliser l’emploi des satellites et les fusionner avec les réseaux existants, voilà quel est le rêve éveillé des leaders du secteur. Au moment même où Musk conversait plaisamment avec les journalistes sur les risques pesant sur Starlink, il s’employait plus sérieusement à les éviter et à convaincre de la maturité technologique des systèmes satellitaires. L’épisode suivant le montre de manière édifiante. Début 2020, l’autorité fédérale des télécommunications aux Etats-Unis (la Federal Communication Commission ou FCC) lance un vaste programme de réduction de la fracture numérique pour les territoires ruraux aux Etats-Unis avec à la clé 16 à 20 milliards prévus sur dix ans pour le déploiement de cette infrastructure à l’échelle nationale. Le programme est alors orienté en direction des câblo-opérateurs terrestres, a priori seuls concernés pour répondre aux performances attendues. L’exclusion des opérateurs de satellites n’est pas du goût de Musk qui sollicite une réponse de la FCC au sujet de ce qu’il estime être une discrimination injustifiée et donc injuste. L’administration fait alors valoir qu’elle estime impossible la tenue par la technologie satellitaire des performances exigées pour le débit et la rapidité de transmissions. Sur l’insistance du patron de SpaceX, Starlink obtient cependant un mois pour apporter la preuve du contraire. C’est rapidement chose faite et, en octobre 2020, la FCC doit inclure SpaceX et son projet Starlink dans la liste des concurrents potentiels. Publié en décembre 2020, le choix final des attributaires de l’offre fait apparaître Starlink comme l’un des grands gagnants dans l’attribution des marchés, derrière deux grands installateurs de fibres aux Etats-Unis avec le gain d’un marché de plus de 630 000 foyers à équiper dans 35 Etats pour un total d’environ 887 millions de dollars sur dix ans, soit le troisième montant le plus important accordé par l’administration américaine dans le cadre de ce marché.
Cet épisode est emblématique de la stratégie suivie par ces nouveaux visionnaires du secteur spatial. La somme elle-même et la taille du marché importent peu à SpaceX. Elle ne conditionne pas la viabilité économique de Starlink. L’important est ailleurs. La victoire n’est pas seulement technologique. Elle est surtout symbolique : il s’agissait de faire accepter les constellations de satellites, en l’occurrence ici Starlink, comme une infrastructure de télécommunication comme une autre et de faire tomber les résistances structurelles, voire culturelles, entourant les systèmes spatiaux. Pour Musk, l’offre satellitaire ne doit plus être considérée pour elle-même ni pour ses spécificités propres. Elle doit l’être pour son efficacité.
A ce titre, en dépit d’une taille de marché relativement réduite, cette décision est apparue comme l’une des réussites les plus marquantes du secteur ces dernières années. Le pari semble gagné. Du point de vue des promoteurs des projets de constellations satellitaires, cette décision donne acte de leur vision qui revendique de faire de ce type de systèmes spatiaux de simples infrastructures de télécommunications capables, pour certains services, de répondre à une de-mande en se mêlant désormais de façon indistincte à l’activité industrielle sous-jacente à l’extension de l’ensemble des réseaux mondiaux. C’est le rêve de la fibre dans l’espace.
La lutte continue…
Cette vision est maintenant bien ancrée. Elle se nourrit tout autant de prouesses technologiques que de créativité règlementaire. Les industriels s’y emploient. Mais bien sûr, du rêve à la réalité, il reste un pas à franchir. Pour l’anecdote, les suites de l’épisode de la FCC n’ont pas été complètement à l’avantage du système Starlink, lequel n’a pu dans la pratique maintenir son haut niveau de performance. La FCC est allée jusqu’à constater formellement l’insuffisance technique de SpaceX en s’inquiétant de la capacité de l’entreprise à déployer les moyens suffisants pour corriger le problème. Le rythme frénétique d’un lancement tous les deux à trois jours des fusées de SpaceX s’explique aussi par la nécessité de multiplier le nombre des satellites en orbite pour tenir les promesses faites à l’ensemble des utilisateurs, du fermier américain aux militaires d’Ukraine et d’ailleurs…
Cette position est difficile à tenir et se traduit par le lancement de satellites toujours plus nombreux. Elon Musk, Jeff Bezos et quelques autres soutiennent l’effort. Aux Etats-Unis, l’engouement pour ce secteur d’activité ne se dément pas. Au point d’ailleurs de courir le risque d’être victime de son succès. En novembre 2022, l’administration Biden s’est engagée dans un processus de révision des infrastructures nationales critiques, avec l’objectif de recenser les activités sus-ceptibles de recevoir ce label et de mettre à jour les contraintes règlementaires qui y sont associées. Devant l’extension de l’usage des réseaux satellitaires, la question s’est posée en 2023 d’ajouter l’espace et ces programmes de constellations à la liste actuelle des 16 activités concernées. Avoir sa place sur cette liste pourrait a priori sembler une bonne publicité. Après tout, comme on vient de le voir, l’industrie elle-même n’a pas été avare d’efforts ces dernières années pour convaincre de l’importance de ce type de réseau, avec le projet de les intégrer de la façon la plus intime possible avec les grands réseaux existants. Il semble d’ailleurs que cette position ait convaincu le Congres lui-même. En juillet 2023, une proposition de loi bipartisane, le Space Infrastructure Act, a été déposée pour «désigner les systèmes spatiaux, la technologie et les services comme une infrastructure critique».
Mais bien sûr, devenir une infrastructure critique ne va pas sans un certain coût. Une fois acquise, cette labellisation impose évidemment un certain nombre de contraintes aux opérateurs. Ils doivent, par exemple, garantir le fonctionnement de l’infrastructure en cas d’attaque et assurer la continuité des services qu’ils proposent, impliquant un accroissement significatif des responsabilités légales et du volume des investissements nécessaires pour assurer cette protection. Et les menaces peuvent être nombreuses, sur Terre et dans l’espace. La mesure implique aussi un rôle croissant du Département de la sécurité intérieure (Department of Homeland Security) dans la surveillance des constellations par le biais des «centres nationaux d’infrastructures critiques» et le suivi des menaces possibles.
La réaction industrielle ne s’est pas faite attendre. Par la voix de l’association des industries aérospatiales, l’industrie dans son ensemble s’oppose aujourd’hui résolument à cette inscription. Redoutant l’impact économique «disproportionné» que pourrait induire un surcroît de règlementations, ses représentants critiquent par avance l’absence de tout financement fédéral prévu pour compenser les éventuels surcoûts pour les opérateurs.
En France comme aux États-Unis ?
Cette situation, si elle est particulièrement d’actualité aux Etats-Unis, pourrait se poser dans les mêmes termes ailleurs. C’est le cas en France où la volonté de favoriser l’émergence d’un secteur privé de start-ups spatiales a récemment conduit à renforcer le rôle du ministère de l’Economie et des Finances dans l’orientation du secteur. Bercy a désormais une voix prépondérante dans le soutien apporté à ce volet de l’industrie spatiale et a mis en place les moyens d’amorcer son financement à travers des instruments comme France 2030 ou les prêts spécifiques de la Banque publique d’investissement (BPI).
Précédemment, une loi sur les opérations spatiales avait été prise en 2008, puis mise à jour en 2020, compte tenu de l’importance croissante prise par le secteur privé. Elle vise tout simplement à mieux définir l’étendue des prérogatives de l’Etat et des sociétés privées pour accompagner au mieux la conduite des activités spatiales. L’objectif de tous ces efforts est d’aider à l’éclosion d’un secteur du New Space que d’aucuns avec envie, mais sans doute aussi avec un peu de déraison, aimeraient voir façonné sur le modèle américain.
Il n’est pas jusqu’au domaine militaire, incarné par le nouveau Commandement de l’espace (CDE), qui ne se soit organisé pour profiter au mieux de cette éclosion. Sans abandonner les programmes militaires stricto sensu, répondant aux contraintes d’une stricte souveraineté nationale, l’achat de services spatiaux en complément de ces moyens, qu’il s’agisse de services de télécommunications ou d’observation de la Terre, fait désormais partie de la pratique courante. Ici comme de l’autre côté de l’Atlantique, la multiplication de l’offre devient un horizon indépassable pour l’utilisateur militaire. Et cette fois encore, son rôle sera sans doute déterminant pour la bonne santé du secteur…
Gérer le grand écart
La situation aux Etats-Unis est emblématique du grand écart qui caractérise aujourd’hui cette industrie dans son ensemble. Il s’agit pour ces acteurs de capter le plus grand nombre de marchés possibles, au premier rang desquels les marchés gouvernementaux, tout en s’affranchissant des contraintes propres aux activités publiques, vues comme autant d’obstacles à leur expansion commerciale. Le débat se réduit finalement à l’incertitude qui concerne les usages de ces moyens par les acteurs militaires, comme évoqué précédemment. Il reste en tout cas difficile aujourd’hui d’embrasser l’impression commune d’une véritable privatisation des activités spatiales. L’acteur gouvernemental demeure un élément essentiel de l’économie de ces sociétés privées et les règles qu’il édicte comptent comme un facteur central dans leur réflexion stratégique.
L’importance croissante prise par l’acteur public dans les modèles d’affaires de ces sociétés ne va certainement pas simplifier la vie de ces opérateurs. Elle fragilise en tout cas le récit quelque peu édifiant répété tout au long de ces dernières années par les industriels eux-mêmes, sur l’avenir doré des télécommunications commerciales et plus largement de l’industrie des services associée aux satellites. Ce n’est pas le moindre des dilemmes que doivent résoudre ces nouveaux acteurs privés de l’espace au moment même où l’un d’entre eux se voit paré d’une capacité d’action inédite, mais avérée, dans les affaires du monde.
Des lendemains incertains
De multiples transformations ont donc affecté simultanément un grand nombre des activités spatiales. Qu’ils concernent les grands programmes qui ont fait l’histoire de l’espace, les programmes habités notamment, la façon dont l’homme occupe l’orbite basse avec des milliers de satellites désormais ou l’entrée en lice de nouveaux acteurs dans la géopolitique spatiale, ces changements révèlent des traits communs.
Ils portent d’abord des enjeux politiques majeurs. Les nouvelles coopérations spatiales, avec le retour sur la Lune comme principal objectif des prochaines décennies, dessinent en creux un destin géopolitique inédit pour l’espace. La coexistence de différents projets d’installation dans l’espace n’ira pas sans faire émerger de nouveaux rapports de force entre les nations. Des enjeux de même nature se retrouvent aussi dans la façon dont différents systèmes de satellites visent, sans le dire, à établir des monopoles de fait sur l’utilisation de certaines orbites. Et immédiatement, en arrière-plan, c’est l’ambiguïté du rôle des Etats qui se fait jour. En réalité, l’intrication des rôles des uns et des autres pesait déjà sur l’environnement politique et juridique international. Cette tendance devrait encore se confirmer.
Ces changements recèlent aussi une dimension économique ou industrielle nouvelle. En premier lieu, le rapprochement des mondes spatial et numérique a eu et continue d’avoir des effets profonds, sans précèdent, sur l’organisation d’un pan important des activités humaines. Il reste aujourd’hui difficile d’en prendre la pleine mesure. De nouvelles communautés ont investi l’activité spatiale et continuent de la restructurer. Elles imposent un nouveau rythme et de nouvelles règles. Elles ont transformé la façon d’exploiter la ressource spatiale et poussent désormais pour l’avènement d’une véritable économie de l’espace. A ce titre, l’avenir d’une connectivité globale en temps réel, accessible à tous, qu’offriraient ces nouveaux programmes de satellites, comme la promesse d’une véritable exploitation des ressources extraterrestres (lunaires ou autres) qui lancerait l’économie cislunaire, tient plus d’un narratif en rodage que d’une réalité industrielle avérée. Pour autant, l’insertion de ces nouveaux acteurs industriels et l’importance des ressources qu’ils peuvent consacrer à leurs entreprises spatiales sont devenues une réalité incontestable. Ici encore, les effets de long terme sont difficiles à mesurer.
Enfin, qu’elle soit présente dans les grands programmes nationaux, américains ou chinois par exemple, ou qu’elle soit reprise par l’industrie, la propension à mettre en avant la dimension logistique apparaît évidente. Les ordres de grandeur ont changé. Là où les satellites se lançaient à l’unité, ils se lancent désormais par dizaines, voire par centaines. Alors qu’Apollo relevait de l’exploit unique, il est désormais envisagé de répéter les voyages lunaires sans discontinuer avec des installations de bases sur la Lune et la mise en place dans l’espace d’installations de ravitaillement, de relais, etc. Les activités de réparation représentent d’ailleurs désormais une partie importante des nouveaux projets spatiaux. Nombreuses sont les entreprises qui mettent aujourd’hui au point des satellites qui referont le «plein de carburant» de leurs homologues en orbite ou qui s’occuperont de nettoyer l’espace en remorquant les systèmes en panne ou en fin de vie.
Ces variations, tout aussi bien politiques qu’économiques ou technologiques, composent aujourd’hui cet espace en mutation et contribuent à dessiner l’avenir de son occupation par l’homme. Elles modifient à l’évidence la façon dont nos sociétés se projettent dans l’espace, au sens propre comme au sens figuré. Serions-nous donc à la veille de cette véritable rupture de nature anthropologique, impliquant une redéfinition du rapport des sociétés à l’espace ? Rien sans doute ne permet de l’affirmer aussi nettement. Mais le mouvement est profond.
Les évolutions sont aussi d’ordre culturel et témoignent en creux des changements qui traversent nos sociétés elles-mêmes. Sans produire d’authentiques ruptures, au moins peuvent-elles être à l’origine d’un regard neuf, sur cet environnement comme sur d’autres. Elles constituent en tout cas une réponse possible à la question posée par la simultanéité, voire par la relative soudaineté des transformations relatées dans cette première partie. Et bien sûr, soudaineté rime parfois avec brutalité, dessinant à l’occasion un espace qui est aussi en tension.»