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Le Future Vertical Lift de l'US Army : l'aérocombat américain de prochaine génération

Ce texte constitue une mise à jour d’un précédent article publié dans la Revue Défense & Industries, n°14, juin 2020.

 

Le Future Vertical Lift(FVL) désigne l’ensemble des capacités futures d’aérocombat des forces américaines. Pour l’US Army Aviation, qui en est la principale maîtresse d’œuvre, l’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de remplacer partiellement l’ensemble de ses flottes actuelles de drones et d’hélicoptères dont la conception remonte à la guerre froide: hélicoptères de manœuvre UH-60 Blackhawk, de reconnaissance et d’attaque AH-64E Apache puis, ultérieurement, hélicoptères de transport lourd (HTL) CH-47 Chinook. Le FVL constitue donc une vraie rupture et se place parmi les priorités capacitaires de l’US Armypour pouvoir commencer à contribuer aux opérations multi-domaines en mesure de faire pièce aux systèmes de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) des compétiteurs russes et chinois.

Le FVL ne se présente pas comme une simple juxtaposition de nouvelles plateformes. Il s’agit bien d’un «système de systèmes» cohérent, comprenant plusieurs éléments:

  • une seule nouvelle plateforme habitée, le Future Long Range Assault Aircraft (FLRAA) de transport, car l’autre grand programme, le Future Attack Reconnaissance Aircraft (FARA), vient d’être annulé;
  • les Future Unmanned Aircraft Systems (FUAS), une partie des futurs drones qui prennent une importance croissante;
  • une architecture ouverte modulaire (MOSA) permettant de rendre interopérables et de faire évoluer rapidement et uniformément les armements, les capteurs, l’avionique et autres équipements de mission, tout aussi critiques que les plateformes en soi.

On peut même considérer, à l’aune des multiples décisions prises récemment, que l’US Army est l’une des armées les plus avancées au monde en matière de conception de ce type de «système de systèmes», accordant un réel primat à l’architecture par rapport aux performances individuelles des plateformes. De prime abord, cela peut apparaître surprenant pour un servicequi, comme toutes les armées de Terre, est plus fragmenté en termes de cultures institutionnelles que les armées de l’Air ou les Marines. Cependant, cela peut s’expliquer par l’absence de très grands programmes structurants (comme par exemple, le chasseur de nouvelle génération dans les armées de l’Air ou le programme de porte-avions ou de sous-marin dans la Marine) qui favorisent les architectures «propriétaires» de l’industriel intégrateur et rendent plus difficile l’imposition d’une architecture ouverte devant assurer l’intégration de nombreux systèmes hétérogènes.

Dans la version précédente de cette note, nous notions de nombreuses incertitudes sur la forme que prendrait en réalité le FVL compte tenu des choix programmatiques restant à faire, des marges financières disponibles, de la criticité et de la pertinence de l’entreprise, tant stratégiques qu’opérationnelles. L’annulation du FARA dans le cadre de «L’Army Aviation Rebalancing» décidée début 2024, vient pleinement les confirmer.

Pour présenter ce FVL, cette note commence par en décrire les «ensembles capacitaires» définis au niveau interarmées. Elle résume le rôle de ces capacités dans le concept des opérations multi-domaines de l’US Army puis la stratégie incrémentale poursuivie par cette dernière. Les composantes du FVL (plateformes habitées, écosystème des drones et des nouveaux armements, architecture ouverte modulaire) sont ensuite développées, en les replaçant dans le contexte plus large des programmes de l’US Army Aviation. Les questions d’organisation des unités, de financements et d’enjeux industriels sont également abordées quoique plus succinctement. La note conclut enfin sur les facteurs conditionnant les évolutions de ces capacités.

Les «Capability Set» interarmées du Future Vertical Lift

Les capacités du FVL ne concernent en soi pas uniquement l’US Armymême si elle assurera l’essentiel de leurs mises en œuvre. Elles ont été génériquement déclinées en 2013, par l’état-major interarmées américain (Joint Staff), en plusieurs ensembles capacitaires (capability set, CS) graduant les grands types de plateformes envisagés:

  • CS1: plateforme légère de reconnaissance, d’attaque armée, d’action directe des forces spéciales (etc.). Ce serait donc l’équivalent de notre hélicoptère interarmées léger ;
  • CS2: plateforme médiane d’attaque, en mesure également de réaliser des missions d’évacuation de ressortissants (RESEVAC), de lutte anti-sous-marine (ASM), de recherche et sauvetage au combat (RESCO), etc.;
  • CS3: plateforme médiane de lutte antimine, d’assaut aéromobile et amphibie, de MEDEVAC, de soutien logistique, etc.;
  • CS4: plateforme médiane plus importante privilégiant le MEDEVAC, l’assaut aéromobile et le soutien;
  • CS5: plateforme lourde pour les mêmes missionsFuture Vertical Lift Initiative Trifold, Vertical Lift Consortium, October 2015..

Le cadre évolutif de la transformation de l’US Army

Le développement du FVL au sein de l’US Army Aviation s’inscrit depuis sept ans dans la réalisation du concept de Multi-Domain Operations (MDO).

Sur le plan conceptuel, rappelons que MDO est la réponse de l’US Army aux capacités russes et chinoises de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) qui contestent la supériorité américaine dans l’ensemble des milieux (terre, air, mer, cyber, espace). Le concept MDO mise sur la synergie des opérations de l’ensemble des composantes et des systèmes d’arme, sur leur aptitude à créer des fenêtres de supériorité par la convergence des effets dans un ou plusieurs de ces milieux puis à exploiter ces fenêtres pour désarticuler le dispositif A2/AD adverse. Cette transcription élargie de la logique de la manœuvre interarmes est donc un concept de portée clairement interarmées, que l’US Armya d’ailleurs élaboré avec l’appui des Marines et de l’Air Force.

Censés être déployés rapidement, avec une faible empreinte, les systèmes FVL doivent jouer un rôle de premier plan dans cette conception. En période permanente de compétition, ils contribuent à la dissuasion. En cas de conflit, les systèmes FVL, combinant appareils habités, drones et munitions maraudeuses, pénètrent dans le dispositif de défense adverse utilisant leur capacité d’attaque en conjonction avec les feux dans la grande profondeur qu’ils éclairent mais aussi en réalisant des assauts aéromobiles, lancés depuis des distances « opératives » (plusieurs centaines de km). Ils s’attaquent ainsi aux deux composantes majeures assurant la capacité A2/AD de l’adversaire : son système intégré de défense anti-aérienne (IADS) et son propre système de feux dans la profondeur. Une fois l’IADS adverse «fracturé», les capacités FVL contribuent à disloquer le dispositif en participant à des manœuvres aéroterrestres de plus grande ampleur et en fournissant de l’évaluation des dommages (BDA) réalisés par les frappesTRADOC Pamphlet 525-3-1, The US Army in Multi-Domain Operations, December 6, 2018..Évolution terminologique intéressante: les progrès constants dans le domaine des capteurs, plus encore dans les capacités de traitement de l’information in situ et de reconnaissance automatique de cible a amené l’US Army à adopter un nouvel acronyme en remplacement de l’ISR pour caractériser la mission de ces systèmes, le Detect, Identify, Locate & Report(DILR).

Vue schématique du rôle des éléments du Future Vertical Lift et des feux dans la profondeur

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Source: Colonel Josh Higgins, Capability Development and Integration, U.S. Army Aviation Center of Excellence, Modernization Overview, August 3, 2022.

Cette conception des opérations a logiquement évolué à l’aune des enseignements de la guerre du Haut-Karabagh et surtout de la guerre russo-ukrainienne. Le général Jim Rainey, à la tête de  l’Army Futures Command (AFC),considère que l’emploi en masse des drones tactiques et mini-drones, qui caractérise ces conflits, témoigne de l’émergence d’un véritable sous-domaine de la confrontation, l’«Air-Ground Littoral» (AGL), soit un «littoral» air-sol s’étendant du sol à quelques milliers de pieds, avec ses propres dynamiques de gestion de l’espace, de contrôle et d’interdiction de milieu, d’attrition et de soutenabilité ou encore de logistique des moyens employés. Exploiter les opportunités et, inversement, se prémunir des actions adverses dans cet AGL, nécessitent une transformation non seulement de l’US Army Aviation, dont ce «littoral» est le milieu naturel d’évolution, mais aussi de l’ensemble des forces de l’USArmydevant penser leurs tâches en 3DGEN James E. Rainey and Dr. James K. Greer, « Land Warfare and the Air-Ground Littoral », Army Aviation Magazine, December 31, 2023, pp.14-16..

Sur le plan capacitaire, pour réaliser les MDO à partir de la fin de la présente décennie, l’US Army a maintenu la hiérarchisation, effectuée en 2017, des axes de sa stratégie programmatique accordant la priorité à six grands domaines (les «Big Six») et concentrée sur une trentaine de systèmes d’arme clés. Le FVL est la troisième de ces priorités, derrière la P1 que constituent les Long-Range Precision Fires(LRPF) déjà évoqués et le Next-Generation Combat Vehicle(NGCV). Bien entendu, la démarche vers les capacités MDO est incrémentale. Les doctrines intègrent d’ores et déjà les principes mais les réorganisations, créations de nouvelles unités et acquisitions de nouveaux d’équipement sont loin d’être complètes, voire commencent à peine. En 2021, Le général McConvile, alors CEMAT, identifiait deux étapes: «MDO Capable» pour 2028 et «MDO Ready» pour 2035.

La conception de la transformation de l’US Army a cependant évolué ces deux dernières années. Désormais, le CEMAT actuel, le général Randy A. George, entend mener une «transformation continue» sur trois cycles en parallèle:

  • la transformation «délibérée» vers les MDO, au milieu du gué, reste la priorité. Sa complétude est attendue à l’horizon 2030. En 2022, la secrétaire à l’US Army Christine E. Wormuth a précisé que cette Army 2030 devait remplir six «impératifs opérationnels» : «Détecter plus loin et de manière plus persistante; Concentrer des forces de combat hautement létales et à faible signature; Protéger nos forces contre les attaques aériennes, les missiles et les drones; Soutenir le combat sur un terrain contesté; Procéder à des tirs précis à plus longue portée; Communiquer et partager des données avec nous-mêmes et avec nos partenaires interarmées/de coalition»;
  • le CEMAT a cependant relancé un effort de transformation de long terme, à l’horizon 2040, fondé sur un nouveau Warfighting Concept, successeur de MDO, et de nouvelles expérimentations;
  • enfin, il ajoute une transformation «au contact», celle de l’assimilation rapide, en un cycle de moins de deux ans, de l’évolution des conditions technico-opérationnelles misant, entre autres choses, sur une approche «good enough» dans les technologies intégrées. Les axes majeurs de cette stratégie concernent les opérations dans l’AGL, les drones et l’intégration homme-machineGen. James E. Rainey, U.S. Army, « Continuous Transformation: Concept-Driven Transformation », « Continuous Transformation: Deliberate Transformation », « Continuous Transformation: Transformation in Contact », Military Review Online Exclusive, August 2024..

On semble en revenir donc à la différence Force XXI(court/moyen terme) / Army After Next(long terme) de la stratégie de transformation des années 1990, complétée d’un processus d’adaptation de court terme propre à l’ère de compétition stratégique actuelle et à la vélocité des changements qui singularise la période actuelle.

La stratégie capacitaire incrémentale vers le FVL

Le programme FVL proprement dit ne date pas d’hier puis-qu’il est né en 2008. Il se concrétise actuellement par trois lignes d’effort: la plateforme FLRAA, les futurs systèmes télépilotés (FUAS, soit les drones et les nouvelles munitions) ainsi que l’architecture ouverte modulaire (MOSA). Ces quatre programmes figurent parmi la trentaine de programmes considérée d’une priorité absolue.

Comme tout développement capacitaire de grande ampleur, le FVL ne se résume pas à une problématique matérielle mais nécessite aussi une évolution des doctrines au sens large (concepts d’emploi, procédures, etc.), de l’organisation des unités, de l’entraînement, de la formation ou encore des infrastructures d’accueil de ces systèmes.

Au sein de l’Army Futures Command qui a en charge d’intégrer les travaux de modernisation, le FVL fait l’objet comme les autres priorités d’un Cross-Functional Team(CFT), en l’occurrence une équipe de quelques dizaines de personnes (comprenant des spécialistes opérationnels, en acquisitions, en R&D, etc.) sous le commandement du général de brigade Phillip Baker, lequel a directement accès aux bureaux du chef d’état-major, du vice-chef d’état-major et du secrétaire à l’US Army. Le FVL s’appuie sur un Aviation Capability Development & Integration Directorate qui définit les concepts d’emploi, les besoins en organisation, équipements, doctrines, personnels, etc. Ces structures sont le creuset de la coordination entre de multiples autres organisations: l’état-major de l’US Army(les bureaux G3/G5/G7 Plans, opérations et entraînement), l’Aviation & Missile Command (AMCOM) pour les questions de soutien et de maintenance, l’US Army Aviation Center of Excellence de Fort Rucker (l’école d’arme de l’US Army Aviation assurant notamment l’instruction), la communauté RDT&E. Elle comprend notamment l’Aviation & Missile Center du Combat Capabilities Development Command subordonné à l’AFC, l’US Army Special Operations Aviation Command (USASOAC), et surtout le bureau de programme Aviation de l’US Army, le Program Executive Office(PEO) –Aviation, pivot de ce volet équipement. Le CFT œuvre avec bien d’autres acteurs: autres CFT au travers d’une équipe d’intégration horizontale au sein de l’AFC, industriels, contributeurs académiques, etc.

Contexte: la modernisation des plateformes actuelles et la réorganisation des unités de l’US Army Aviation

La modernisation des flottes existantes

La première étape de la stratégie capacitaire de l’US Army Aviationdevant mener au FVL, sur le court-moyen terme, et contribuant à l’objectif «MDO Capable» de 2028, est de poursuivre la modernisation des flottes existantes. Le chantier, qu’il s’agisse de l’acquisition d’appareils neufs ou de rétrofit, englobe une cible assez proche de celle de 2020COL Rob Barrie, PEO Aviation Objectives, présentation, PEO Aviation Industry Day, February 12, 2020. en ce qui concerne les appareils habitésMr. Forrest Collier, Chief of Staff, Program Executive Office -Aviation, Advanced Planning Briefing to Industry, March 5, 2024.:

  • 278 avions de renseignement ou de soutien;
  • 791 hélicoptères d’attaque Apache AH-64E, qui sont utilisés aussi en reconnaissance, en collaboration avec les drones, depuis le retrait de l’OH-58 Kiowa. Ont été financées depuis 10 ans la refonte de 618 AH-64 D vers la version E nettement modernisée (avionique, connectivité, capteurs, rotor, etc.), elle-même évolutive (la version actuelle est la V6), et la fabrication des 81 nouveaux appareils prévus. La production au profit de l’USArmydoit cesser fin 2028. Une nouvelle évolution de l’avionique de la V6 est en cours de développement pour mieux intégrer l’Apache dans l’environnement MDO;
  • 2 135 hélicoptères de manœuvre («utilitary » dans la désignation américaine) UH/HH-60 Blackhawk. La modernisation de 760 UH-60L anciens à un standard UH-60V a été abandonnée au profit d’une bascule vers un standard unique UH-60M qui caractérise déjà plus de 1375 appareils. Le Blackhawk doit rester en service pendant une vingtaine d’années ;
  • 538 hélicoptères «cargo» Chinook, soit 465 CH-47F et 73 MH-47G des forces spéciales. Il s’agit déjà de la flotte la plus «jeune» de l’inventaire de l’US Army Aviation. La modernisation de cette flotte au standard Block II (avionique, motorisation renforcée lui permettant par exemple de transporter le Joint Light Tactical Vehicle) a été l’objet de bien des incertitudes.  La DoD avait même décidé d’y renoncer dans le cadre de sa requête budgétaire 2020Sydney J. Freedberg Jr, « Army Lumbers Into Future: $33B In 2020-2024 For Big 6, Eventually », Breaking Defense, March 12, 2019. mais le Congrès avait rétabli les financements de préparation de cette entreprise. L’annulation du programme FARA donne en 2024 la latitude financière à l’US Army pour finalement la réaliser;
  • 280 hélicoptères légers (principalement des MD-530 et des OH-58 Kiowa) du Multi-National Aviation Special Projects Office(MASPO);
  • La modernisation des 477 hélicoptères utilitaires UH-72 Lakotaa en revanche été abandonnée depuis 2020.

L’Apache ainsi que le Blackhawk doivent bénéficier d’une modernisation de leur motorisation avec le programme Improved Turbine Engine(ITE). GE Aviation, titulaire du programme, explique que la nouvelle turbine T901 qui en découle affichera 50% de puissance et 25% d’efficience supplémentaire par rapport à l’actuel T700, permettant d’augmenter les rayons d’action du Blackhawk et de l’Apache, actuellement à 100 km, à 260 km et 215 km respectivement, de doubler à plus de deux heures le playtime de l’Apache à 100 km ou encore d’augmenter de 150%, à près de 6000 lb (2,7t), la charge utile du Blackhawk. Cet ITE sera ensuite intégré aux programmes du FVL. Avec l’annulation du FARA, l’US Armya néanmoins décidé de se donner un peu plus de temps pour parfaire l’intégration de cette nouvelle turbine dans ses Apache et Blackhawk.

Vue d’ensemble des programmes de la modernisation de l’US Army Aviation (2022)

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source: MG Taylor, Director, Army Aviation, HQDA, G3/5/7, DAMO AV, 3 August 2022

 

Ces rétrofits et acquisitions d’appareils neufs s’inscrivent dans la droite ligne d’un effort de modernisation activement financé depuis 20 ans. L’US Army se trouve ainsi dans la situation paradoxale d’une flotte «jeune» dont environ 2 000 de ses quelques 5 000 avions et hélicoptères sont rentrés en service depuis 2010, mais composée d’appareils principaux dont la conception remonte à la guerre froide. Cette modernisation s’impose d’autant plus que la mise en service des systèmes FVL sera très progressive et ne concernera qu’une partie de cette flotte, tout du moins les hélicoptères. On trouvera encore à l’horizon 2040 dans l’inventaire de l’US Army de nombreux Apache, Blackhawk et autres Chinook.

La réorganisation des unités de l’US Army Aviation

Sur le plan organisationnel,l’Aviation 2030 Force Design Update propose une réorganisation des unités. L’US Army Aviation compte ainsi actuellement onze brigades d’aviation de combat (Combat Aviation Brigade, CAB), armées chacune d’environ 2 800 hommes, de 48 AH-64, 53 UH/HH-60, 12 CH-47, et 30 drones MQ-1 et RQ-7, plus une demi-brigade de 40 Apache et Blackhawk. L’objectif est, à volume de personnels et d’équipements équivalent, de constituer douze brigades d’aviation de combat différenciées permettant de mieux couvrir les besoins propres aux différents types de division de l’US Army. Ainsi:

  • 8 CAB (6 des divisions lourdes et 2 de théâtre) verront leurs effectifs amputés d’environ 500 hommes, de 22 hélicoptères de tous types et de 8 drones;
  • Les CAB des 3 divisions légères (dont la 82èmeaéroportée) auront des effectifs préservés et un renfort de 10 Blackhawk et 4 Chinook;
  • Celle de la 101èmed’assaut aéromobile perdra certes, comme les autres, 4 Apache, 4 MQ-1 et 4 RQ-7 mais sera renforcée, ce qui est logique étant donné sa nature, de 500 hommes pour intégrer 10 Blackhawk et surtout 24 Chinook supplémentaires (doublant sa structure en la matière). La brigade totalisera donc 165 hélicoptères et 16 dronesAviation Center of Excellence, The Future Force Aviation Soldier, 40th Anniversary of the Army Aviation Branch, April 27, 2023..

Les plateformes habitées du FVL: annulation du FARA et sélection du V-280 pour le FLRAA

L’annulation du programme Future Attack Reconnaissance Aircraft (FARA)

Le programme FARA, qui a été annulé par l’USArmy, correspondait à la CS1, une capacité disparue avec le retrait de l’OH-58 Kiowa depuis deux ans. Elle constitue pourtant le principal gap de l’US Army Aviation, selon les hiérarques de l’US Army. À ce titre, le FARA devait remplacer la moitié des Apache déployés dans les Heavy Attack Reconnaissance Squadrons où ils opèrent avant tout en mission de reconnaissance avec les drones RQ-7Joseph Trevithick, « Army To Replace Nearly Half Of Its Apache Gunships With Future High-Speed Armed Recon Helo », The War Zone, March 27, 2019..Cet appareil devait être le «combattant au couteau» de l’US Army Aviation, en mesure d’éviter la détection pour constituer, notamment, la pièce centrale du «bréchage» de l’IADS adverse. Le FARA devait ainsi être un «digital quarterback» comme le F-35, opérer en Manned-Unmanned Teaming (MUM-T) avec les munitions maraudeuses (Air-Launched Effects, ALE, voire ci-après) qu’il devait délivrer tant pour attaquer lui-même les systèmes adverses – avec de nouveaux missiles longue portée également – que pour fournir du renseignement de ciblage au profit des feux dans la profondeurAviation Missile Research Development and Engineering Center (AMRDEC), Aviation Development Directorate (ADD), Program Solicitation For Future Attack Reconnaissance Aircraft (FARA) Competitive Prototype, June 22, 2018..

Les spécifications basiques fixées par l’US Armyétaient la motorisation par l’ITE, une masse maximale en charge de 14000 lb (6,35 t), une vitesse de croisière à pleine charge d’au moins 180 nœuds (330 km/h), un armement composé, entre autres, des ALE et d’un canon de 20mm.  Les spécifications désirées mais négociables concernaient, notamment, le rayon d’action (135 MN, 250 km), l’endurance (> 2 heures), une charge utile reconfigurable de l’ordre de 1400-2000 lb (635-907 kg) et le caractère optionnellement pilotable. Les deux compétiteurs retenus en mars 2020 pour les phases de conception, de fabrication et de tests étaient Sikorsky (Lockheed Martin), qui proposait le S-97 Raider, et Bell avec son Invictus 360. La sélection du vainqueur et le lancement formel de la phase d’Engineering and Manufacture Development (EMD) du programme devait intervenir en 2024 pour une éventuelle capacité opérationnelle initiale (IOC) en 2030Données budgétaires de la requête FY21, citées dans Congressional Research Service, Army Future Vertical Lift (FVL) Program, In Focus, Updated April 29, 2020..

Comme évoqué ci-dessus, dans le cadre de « l’Army Aviation Rebalancing » formulé en début d’année 2024, l’US Army a décidé d’annuler ce programme et en même temps d’accentuer et d’accélérer l’effort sur les drones, de relancer la dotation et la modernisation du Blackhawk, enfin de passer à l’acquisition du CH-47 Block II, comme nous l’avons vu. Devant le Congrès, les cadres de l’US Army ont motivé cette annulation par les raisons suivantesStatement of Douglas R. Bush, General James E. Rainey, Major General Michael C. Mccurry, BG David C. Phillips, before the Subcommittee on Tactical Air and Land Forces, Committee on Armed Services, United States House of Representatives, Second Session, 118th Congress, on Army Aviation Rebalancing and the Path Ahead, March 6, 2024.:

  • Les premières sont d’ordre opérationnel et capacitaire. Les enseignements de l’Ukraine montrent que la mission de reconnaissance dévolue au FARA peut être réalisée par un mix de drones et de capacités ISR des autres milieux, notamment du milieu spatial. Les succès des expérimentations d’interconnexion de ces systèmes dans le cadre de la campagne Project Convergence auraient convaincu l’US Army de suivre cette approche;
  • Les secondes sont financières et industrielles. L’US Army ne pouvait tout simplement pas tout se payer. La poursuite du FARA signifiait abandonner les productions de Blackhawk et de Chinook, ce qui aurait accru le risque sur le maintien de la capacité industrielle du secteur.

Si la décision a surpris, il ne s’agit pourtant pas d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu. En 2020, nous avions mis en exergue plusieurs facteurs interrogeant la cohérence du projet sur un plan opérationnel. La plateforme devait en effet tirer sa survivabilité non pas tant de sa furtivité (qui aurait résidé surtout dans ses émissions sonores) que de sa taille, de sa vitesse et des tactiques employées. Or, comme l’expliqueTyler Rogoway, éditeur du blog the War Zone : «Au fil des ans, j'ai discuté de cette question avec de nombreux pilotes d'aéronefs militaires à voilure tournante et aucun d'entre eux n'a considéré que l'augmentation de la vitesse changeait totalement la donne en termes de capacité de survie», en particulier face à un dispositif de défense aérienne multicouche bien intégréTyler Rogoway, « Cancelling The Future Attack Recon Helicopter Was The Right Choice By The Army », The War Zone, February 9, 2024.. Du reste, l’ancien directeur du FVL CFT, le général Rugen, avait précisé des limitations importantes à l’emploi du FARASydney J. Freedberg Jr., « Killer Angel On Your Shoulder: Army’s Future Armed Reconnaissance Aircraft », Breaking Defense, August 13, 2018.. Certes, la doctrine d'emploi tactique de l'US Army Aviation (ATP 3-04.1) inclut, à l'instar dela doctrine française de l’aérocombat, l'attaque au-delà de la ligne avancée des forces terrestres amies. Cependant, l’embuscade tendue par les Irakiens à Kerbala en 2003 sur les Apache, maladroitement avancés en raid dans leur dispositif (embuscade qui s’était soldée par l’endommagement de 30 appareils et la perte de l’un d’eux),semble rester dans les mémoires, ce qui aurait limité dans la pratique les opérations d’attaque dans la profondeur. Nous exprimions ainsi de forts doutes sur un éventuel emploi du FARA dans cette profondeur. Les officiers de l’USArmyévoquaient d’ailleurs un appui,« over the shoulder » des forces terrestres,qu'il s'agisse d'unités mécanisées sur NGCV ou d'unités d'assaut aéromobile. Les modes d’action et les pertes des hélicoptères russes confrontés à la forte densité des défenses sol-air ukrainiennes – du moins au début du conflit – ont sans doute achevé de convaincre les hiérarques de l’US Army de l’impasse de ce concept d’opération dans la profondeur. Si l’on considère, en regard de ces probables limitations d’emploi, de son coût et des compromis industriels qui en découlaient, la maturation des multiples programmes de drones et d’armements, et celle de l’architecture ouverte modulaire, le besoin pour une plateforme de combat avec de telles spécifications n’était plus du tout évident.

On peut donc estimer, à l’instar de Rogoway, que l’US Army entend se concentrer cette fois sérieusement sur l’architecture proprement dite de son système de systèmes pour résoudre son problème opérationnel, et non plus sur les performances intrinsèques des plateformes habitées qui le composent. À cet égard, dans le concept de MUM-T envisagé, les alternatives de plateformes ne manquent pas pour jouer ce rôle de «quarterback», en arrière de la ligne avancée des forces amies (Forward Line of Own TroopsFLOT), pour mettre en œuvre et/ou contrôler les actions des ALE et autres drones s’engageant dans la profondeur du dispositif adverse. On pense en particulier au FLRAA ou aux plateformes «Legacy» comme le Blackhawk ou l’Apache.

Le programme Future Long Range Assault Aircraft (FLRAA): le V-280 Valor de Bell préféré au SB-1 Defiant de Sikorsky pour des raisons d’architectures

Correspondant à la CS3, le FLRAA est destiné à remplacer en partie les UH-60, pour les missions d’assaut aéromobile, de soutien et d’évacuation sanitaire (EVASAN). Contrairement au FARA, si l’US Armyest le service leader du programme, l’appareil sera aussi mis en œuvre par l’US Marine Corps et l’US Special Operations Command, ce qui a compliqué les spécifications et les appréciations de coût, notamment. Il n’en reste pas moins que le programme est le plus avancé des éléments du FVL. La conception du FLRAA se base ainsi sur le Joint Multi-Role Technology Demonstrator(JMRTD), qui s’est déroulé de 2016 à 2020 et a impliqué les industriels, les opérationnels de toute fonction pour affiner le besoin. S’y sont affrontés quatre compétiteurs: les appareils proposés par AVX Aircraft et Karem Aircraft, le SB-1 Defiant de Boeing-Sikorsky (comme le S-97, c'est un appareil hybride à rotors coaxiaux contrarotatifs avec hélice propulsive, censé conserver l'agilité à basse vitesse de l'hélicoptère conventionnel), et le convertible V-280 Valor de Bell. Ces deux derniers projets ont été retenus en mars 2020 dans le cadre du programme FLRAA, initié en 2019Jen Judson, « Army selects companies to continue in long-range assault aircraft competition », Defense News, March 16, 2020.. C’est finalement le Valor qui s’est imposé en décembre 2022. Sikorsky a émis une protestation, finalement déboutée par le General Accounting Office(GAO) en avril 2023, permettant au programme de reprendre son cours.

L’écosystème envisagé en 2022 pour le FARA

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Source: COL Jay Hopkins, FVL CFT Chief of Staff, FVL CFT Update, AAAA ASE Aircraft Survivability Equipment Symposium, September 2022.

 

Les spécifications du JMRTD étaient, entre autres, une charge utile de 12 combattants équipés, une vitesse de croisière de plus de 425km/h et un rayon d’action de 424km (d’où un concept d’emploi de manœuvre 3D d’une heure, dans des profondeurs opératives). La Request for Information(RFI) émise pour le FLRAA, précisait ces spécifications, telles qu’attendues par l’US Army, l’USMC et l’USSOCOM (voir tableau ci-dessus). Deux performances doivent apporter une rupture avec le Blackhawk, la vitesse et lerayon d’action. La vitesse a été déterminée par la mission EVASAN: elle prévoit une évacuation «zéro risque», en une heure, en tout point de la zone d’opération d’une brigade de combat de 300km2, ce point se trouvant donc à des distances maximales de 150 à 212km du centre de l’unité – où l’on présuppose la présence de l’hôpital de campagne – selon la géométrie de la zoneCPT Nathaniel D. Bastian, MS USA et alii, « The Future of Vertical Lift: Initial Insights for Aircraft Capability and Medical Planning », Military Medicine, 177, 7:863, 2012.. Le concept de Large-Scale, Long-Range Air Assault(L2A2)qu’autorise le Valor envisage ainsi la projection d’une brigade de combat entière sur une nuit à plus de 800 km (contre trois actuellement) et un dispositif de forward arming and refueling points intermédiaires beaucoup plus dispersé et allégéFrank Colucci, « FLRAA Tilts to Bell », Vertiflite, Janvier-février 2023, p.22. Et Thomas Newdick, «Army Already Preparing For V-280 Valor To Dramatically Transform Air Assaults», The War Zone, October 15, 2024..

À noter que les spécifications de l’US Armyne mentionnaient pas d’armement mais plusieurs entretiens avec des officiers impliqués laissent penser que le FLRAA pourra lui aussi mettre en œuvre, au moins, les ALE. L’annulation du FARA rend d’ailleurs cette capacité d’autant plus logique voire nécessaire. L’USMC a de toute façon clairement besoin d’une intégration d’armements au FLRAA qu’il destine non seulement aux missions utilitaires et d’assaut mais aussi à l’appui aérien rapproché ou encore à l’escorte des V-22 OspreyLong Range Assault Aircraft (FLRAA), Request for Information (RFI), April 5, 2019..

Les plateformes des deux compétiteurs atteignaient voire dépassaient les performances spécifiées par le DoD. Ce n’est pas sur ce point que s’est opérée la sélection. L’explication par le GAO du rejet de la plainte émise par Sikorsky en dit plus sur le processus de sélection du FLRAA. Tout d’abord, les critères d’évaluation des offres privilégiaient les blocs «développement et conception du système» et « soutenabilité du produit» par rapport au coût, calculé sur l’ensemble de la chaine de valeur. Si l’offre de Sikorsky était deux fois moins chère que celle de Bell, c’est bien sur le premier bloc de facteurs que le DoD a achoppé et plus particulièrement sur la question de l’architecture du système SB-1. Le comité d’évaluation et de sélection du DoD l’a jugé inacceptable car Sikorsky n’a pas détaillé, selon eux, les fonctions précises des sous-systèmes et des composants de son système, un aspect pourtant déterminant au regard de l’intégration dans l’architecture ouverte modulaire. Ces lacunes faisaient ainsi courir trop de risques pour la suite du programme en cas de problèmes d’interopérabilité avec les multiples autres composants développés avec l’architecture FVL. La plainte de Sikorsky, qui portait précisément sur le niveau de détails attendu par l’appel d’offre du DoD, n’a donc pas été retenue par le GAOComptroller General of the United States, Decision, Matter of: Sikorsky Aircraft Corporation, File: B-421359; B-421359.2, April 6, 2023..

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Tableau des spécifications de l’Army pour Future Long Range Assault Aircraft (FLRAA) et comparaison avec les performances affichées du Valor et du Defiant

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Source spécifications du FLRAA: Long Range Assault Aircraft (FLRAA) Request For Information (RFI), Apr 5, 2019

 

L’IOC du FLRAA était initialement envisagée pour 2034Timothy Vinson, Apache Introductory Brief, Apache Project Office, July 2018. mais l’US Army a décidé en 2019 d’accélérer le programme pour parvenir à une première unité équipée dès 2030Dan Bailey, US Army Future Vertical Lift Project Updates, présentation, September 11, 2019.. Signe de l’urgence de la modernisation capacitaire, le FLRAA fait partie des multiples programmes pour lesquels l’US Army a choisi l’approche du Middle Tier of Acquisition (MTA) rapid prototyping pathway qui permet, à condition que la technologie soit suffisamment mature, de s’extraire des lourdeurs du processus d’acquisition classique afin de développer un prototype démontrant ses capacités dans un environnement opérationnel dans les 5 ans. C’est à notre connaissance le seul programme de grande plateforme complexe entièrement nouvelle à suivre cette approche qui est employée surtout pour des systèmes d’information, des armements, des systèmes de drone ou des modernisations de systèmes. L’objectif est donc de parfaire le design préliminaire, de réaliser un prototype virtuel puis un prototype réel en mesure de réaliser son premier vol d’ici 2025. Nous comprenons que la stratégie d’acquisition, comme le mix d’appareils avec la flotte de Blackhawk, font encore face à un certain nombre d’inconnues mais il est actuellement prévu d’acquérir environ 600 appareilsUnited States Government Accountability Office, Future Vertical Lift Aircraft: Army Should Implement Leading Practices to Mitigate Acquisition Risk, Report to Congressional Committees April 2023, p.10..

Incertitudes sur les autres programmes de plateformes

Concernant ses autres hélicoptères, l’US Army n’a pas encore lancé de programmes relevant de la CS2 pour remplacer les Apache déployés dans les Attack Reconnaissance Battalions dont la mission est avant tout l’attaque. C’est l’un des sujets d’incertitude majeur quant à la configuration précise que prendra le FVL. Il est en tout cas clair que l’Apache sera encore en service dans les années 2040 et que l’US Army continuera de consacrer des ressources importantes à sa modernisation comme nous l’avons vu.

Enfin, la décision de procéder à la modernisation du Chinook CH-47F en version Block II devrait probablement repousser la prise en compte d’une plateforme de transport lourd de nouvelle génération, le CS6, dernier élément du FVL, à l’orée de la décennie 2050Ibid. et COL Tom O’Connor, Aviation Branch Update, présentation, 2017 AAAA Cribbins Aviation Support Symposium, November 2017.. De fait, l’Army commence à peine à définir les besoins opérationnels concernant ce successeur.

De nouveaux missiles

Ces plateformes mais aussi les drones embarqueront de nouveaux missiles. Pour la courte portée (5-7km), l’US Army poursuit la modernisation de sa roquette guidée Advanced Precision Kill Weapon System(APKWS). Pour la moyenne

portée (16 km), le Joint Air-Ground Missile(JAGM) succède progressivement aux Hellfire depuis 2020. Surtout, l’US Army entend également acquérir une nouvelle Long Range Precision Munition(LRPM) pour conférer à ses plateformes une capacité d’engagement stand-off a minima. La RFI, diffusée en septembre 2019, stipule que ce missile est destiné à engager des cibles stationnaires ou mobiles (IADS, C2, véhicules blindés et personnel) par tous temps et en l’absence de GPS. Il doit afficher une portée de plus de 30 km et une vitesse subsonique haute (1000 km/h) et bien sûr disposer d’une liaison de données« Army Issues RFI for Long Range Precision Munition (LRPM) for Rotary Wing and Unmanned Aircraft Systems », Defense Systems Journal, September 11, 2019.. Le missile Spike-NLOS, même s’il n’estpas en mesure de frapper ses cibles dans toutes les conditions requises, a été testé avec succès sur Apache et fournira à partir de la seconde moitié de 2024, une capacité intérimaire de LRPMCraig Hoyle, « Spike NLOS missile on target for US Army fielding this year », Flight Global, February 29, 2024 & Future Vertical Lift Cross Functional Team (FVL CFT), « Projecting Long-Range Power and Payload », entretien avec Armor & Mobility, March/April 2020, p.25..

La dronisation massive de l’US Army Aviation et les Future Unmanned Aircraft Systems (FUAS)

L’évolution des programmes actuels

L’US Army compte actuellement près de 10000 drones, ce qui peut sembler beaucoup et en même temps bien peu à l’aune des enseignements de la guerre d’Ukraine et des ambitions de l’US Army en la matière.

Tout d’abord, l’US Army Aviation a achevé la pleine capacité opérationnelle du système de drones de théâtre MQ-1C Gray Eagle (variante améliorée du fameux Predator) avec la dotation de 15 compagnies (une pour chacune des onze divisions et quatre pour les échelons corps d’armée), totalisant 204 drones acquis (dont 11 sont dédiés à l’entraînement et 13 à la réserve d’attrition). De nouvelles acquisitions vont avoir lieu pour amener le nombre de ces compagnies à 17 en 2030. Environ les deux tiers de ces drones ont été portés au standard Gray Eagle Extended Range (GEER) disposant d’une autonomie portée à 40h et de multiples modernisations dont une charge utile plus importante et diversifiée. Par ailleurs, l’US Army a contractualisé une nouvelle modernisation, GEER (MDO) – pour Multidomain Operations – que General Atomics a baptisé «Gray Eagle 25M», là encore portant sur l’ensemble des composantes (motorisation, avionique, capteurs, mise en œuvre des Air-Launched Effects, etc.). Le système sera fabriqué selon l’architecture modulaire MOSA assurant son interopérabilité avec les composantes du FVL (advanced teaming, etc.). Elle autorise, par exemple, la mise en œuvre de la Scalable Control Interface(SCI) que nous évoquerons ci-dessousTamir Eshel, “US Army Upgrades Gray Eagle to Support Multi-Domain Operations”, Defense Update, April 4, 2022..

Les deux candidats pour le FTUAS: l’Aerosonde 4.8 HQ et le Valiant

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En revanche, l’USArmy a décidé d’abandonner la modernisation de ses 115 systèmes de drones tactiques RQ-7B Shadow de niveau brigade. Leur financement a été d’ailleurs stoppé en 2022. Le Shadow doit être remplacé incrémentalement d’ici une dizaine d’année par le Future Tactical UAS(FTUAS).Ces nouveaux drones doivent transformer l’appui ISR de la brigade de combat en pouvant être mis en œuvre sans piste, disposer d’une autonomie accrue et de caractéristiques (manœuvrabilité, navigation, etc.) leur permettant d’opérer en environnement contesté. Deux compétiteurs ont été retenus pour la phase de Critical Design Review: Textron qui propose l’Aerosonde 4.8 HQ, un quadcopter hybride dérivé de l’Aerosonde 4.7 déjà en usage dans les forces américaines et le Valiantde Griffon Aerospace, beaucoup moins connuZach Rosenberg, « US Army selects Griffon Aerospace and Textron Systems for Future Tactical Unmanned Aircraft Systems Phase 2 », Jane’s, October 3, 2023.. La première unité équipée est espérée en 2026.

 

Un vaste effort en termes de mini-drones et munitions téléopérées

L’US Army entend par ailleurs renforcer considérablement son inventaire de mini-drones (small Unmanned Air Vehicle, sUAS) et «réaligner» leur échelonnement. Le projet développé par laRobotics Requirements Division de l’Army Future Command s’inscrit dans la stratégie de Robotic and Autonomous System mais aussi en cohérence avec la définition des besoins interarmées en J-sUAS validé en 2023. Devant être mené à bien d’ici 2030, il réside dans les programmes suivants, par échelon:

  • Le niveau bataillon ne dispose pas en l’état de drones.  Le nouveau système de Long Range Reconnaissance (LRR) doit combler ce gap.
  • Au niveau compagnie, il s’agit de remplacer les RQ-11 Raven par un système plus endurant (8 heures) et à la charge plus diversifiée, au titre des systèmes de Medium Range Reconnaissance(MRR), devant voler deux heures et porter à environ 20 km. Par ailleurs, chaque compagnie mettra en œuvre un essaim de 10 quadcopters à des fins ISR et de frappe.
  • Le niveau section met en œuvre des systèmes de reconnaissance courte portée (Short Range Reconnaissance, SRR, volant 30 minutes, à environ 5 km, jusqu’à 10 selon les sources) dotant l’unité à raison de 6 engins. Le système en cours d’acquisition depuis 2022 est le RQ-28 Skydio (environ 1 000 exemplaires commandés). Il s’agira de le remplacer rapidement par un système plus polyvalent, mettant en œuvre des charges létales. De plus, la section se dotera de drones filaires(Tethered UAS, Te-UAS) à des fins d’ISR et de relais de communication
  • Au niveau groupe de combat enfin, il s’agit de moderniser les micro-drones Black Hornet (Soldier Borne Sensor) et de s’équiper de drones First Personal View(FPV) à des fins ISRArmy Robotics at the Tactical Edge, Robotics Requirements Division, Maneuver Capability Development Integration Directorate, US Army Futures Command, présentations aux RRD Industry Day, April 2023 & February 2024..

Les Launched-Effects, principaux effecteurs du FVL

Font partie également de ces FUAS, les « Launched Effects», c’est-à-dire des drones ISR et effecteurs déjà évoqués. Nous comprenons qu’ils pourront être soit récupérables soit consommables. Ils représentent une pièce essentielle du système de systèmes FVL dans la mesure où ils disposeront de charges diverses qui en feront les véritables éléments au contact de l’US Army Aviation, en contre-A2/AD: ISR/BDA, cinétique et brouillage stand-in, désignation d’objectifs, leurres, etc.  Ils étaient encore récemment appelés Air Launched Effects (ALE)mais leur mise en œuvre pourra se faire également depuis le sol. C’est l’approche «multidomaine, multiplateforme, MOSA». Ces appareils doivent de plus opérer en essaim. L’US Army a initialement, en 2020, émis une RFI pour deux types d’ALE, «large» et «small»Army Combat Capabilities Development Command (CCDC) Command, Control, Communications, Computers, Cyber, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance (C5ISR) Center, Air Launch Effects (ALE) Request for Information (RFI), August 12, 2020..

Conception actuelle de l’emploi futur des minidrones aux différents échelons des unités de l’Army

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Source: extrait de Army Robotics at the Tactical Edge, Robotics Requirements Division, Maneuver Capability Development Integration Directorate, US Army Futures Command, présentations aux RRD Industry Day, 02.2024, diapo 7.

 

Son besoin s’est récemment orienté vers trois catégories de Launched Effects (LE)Jen Judson, « US Army leaning into launched effects for modernized battlefield », Defense News, March 27, 2024.:

  • Un LE «longue portée», dont le financement est enfin possible avec le Rebalancing récent. Il s’agirait plutôt d’un effecteur de niveau corps. L’USArmyespère pouvoir commencer le prototypage d’ici 2025 et la production en 2027. Par différenciation avec les caractéristiques du modèle «moyenne portée» évoqué ci-dessous, on peut penser que la notion de longue portée désigne un système de plus de 500 km d’allonge et de plusieurs heures d’endurance.
  • Un LE «moyenne portée» donc, qui correspondrait en fait au besoin «ALE Large» (masse de 175 à 225 lbs, portée de 350 à 650 km, vitesse identique à la portée en une heure, endurance de la charge utile 30 mn à 1 heure, capacités ISR passives et actives, leurrage et attaque électronique). Ce serait le programme le plus avancé. Le système de drone concerné, expérimenté depuis plusieurs années, est l’Altius 700 d’Area-I (racheté par Anduril Industries), dernier né d’une famille de drones mis en œuvre par un tube depuis un hélicoptère à très basse altitude (moins de 100 m). Il est doté d’un système de mission de Collins Aerospace, Aurora Flight Sciences assurant l’intégration et Northrop Grumman et d’autres, les modules de mission. L’Altius 700 affiche une autonomie de deux heures et une allonge de plus de 450 km. Une version munition maraudeuse, l’Altius 700M, testée en mars, affiche 160 km de portée et une autonomie d’un peu plus d’une heure. Chacune de ces briques est mature mais le système complet doit faire la démonstration opérationnelle de ses capacités en 2024, à la suite de laquelle une décision d’acquisition rapide, selon l’approche «MTA rapid fielding» sera prise en 2025. Cela étant, la masse de l’Altius 700 est assez faible ce qui le désignerait en fait, selon certaines sources de 2022Abe Peck, « ALEs: Multiplatform Force Multipliers », Inside Unmanned Sytems, June 29, 2022., plutôt comme le candidat pour «l’ALE-Small».
  • Un LE «courte portée» qui correspond sans doute à ce besoin «ALE small» (masse de 50 à 100 lbs, portée de 100 à 150 km, endurance de la charge utile 30 mn à 1 heure, capacités de même nature que celle de l’ALE Large – même durée de batterie par exemple). La phase de prototypage, selon les dernières nouvelles, doit s’étaler de 2025 à 2029.

Selon la Robotics Requirements Division, ces systèmes de LE seront également mis en œuvre par les unités de manœuvre, et pas uniquement par les brigades d’aviation, en raison de leur caractère multidomaine.

Le combat collaboratif: l’advanced Teaming

L’ensemble de ces éléments mais aussi les éléments terrestres (véhicules, combattants) doivent opérer en «Advanced Teaming», une version plus élaborée du MUM-T liant incrémentalement AH-64 et drones Gray Eagle/ Shadow 200 au sein des Combat Aviation Brigadede l’US Army ,depuis une douzaine d’années. Un Advanced Teaming Demonstration Programme (A-Team), destiné à tester les technologies et les concepts d’emploi de cette collaboration, a été réalisé de 2019 à 2023Garrett Reim, « US Army starts manned-unmanned demo for future rotorcraft », Flight Global, March 14, 2019.. Pour mettre en œuvre cet Advanced Teaming, en matière de C2, l’US Army a développé deux logiciels: le Scalable Control Interface(SCI) pour les drones tactiques et de théâtre et le Robotics and Autonomous Command and Control(RAC-2) pour les mini-drones. Les deux sont accessibles à tout opérateur via les outils de C2 et l’Integrated Tactical Network (ITN), le principal SIC de l’US Army en cours de déploiement incrémental. Ils permettent de façon transparente à un opérateur de contrôler plusieurs drones différents à plusieurs niveaux de collaboration (récupération des données, contrôle du capteur, etc.)PEO Aviation, « Scalable Control Interface (SCI) », September 25, 2020 & Brett Davis, « Army Preparing for new SUAS Systems, Runway-Independent Future », Inside Unmanned Systems, August 31, 2023.. Par exemple, un Joint Terminal Attack Controller au sol peut travailler en mode collaboratif avec un ou plusieurs drones de nature différente, en contrôlant leur charge EO/IR à partir d’une tablette, sans intervention des pilotes. Ce système permet d’utiliser le drone même en cas de rupture de sa chaîne de contrôle. La SCI autorise des combinaisons de systèmes et d’armements beaucoup plus flexibles, démultipliant les options tactiques à la main du chef et les dilemmes pouvant être créés chez l’adversaire.

L’architecture du FVL: l’approche du système ouvert modulaire (Modular Open System Approach, MOSA)

Ce quatrième axe est transverse aux précédents. La MOSA doit permettre aux différents programmes de partager le maximum d’éléments et ainsi, d’une part, réduire les coûts de développement, d’autre part, accélérer et flexibiliser la modernisation des capacités, véritable obsession du Pentagone et du Congrès pour renverser la dynamique d’érosion de la supériorité américaine face à la montée en puissance chinoise. En effet, l’architecture ouverte modulaire permet de désolidariser la gestion de la plateforme, au long court, et celle de ses équipements et charges utiles qui peuvent enfin adopter un cycle de rafraîchissement plus rapide en phase avec la vélocité des évolutions technologiques. Enfin, la MO-SA doit accroître drastiquement l’interopérabilité des composantes du FVL et plus généralement de l’US Army Aviation, permettant par exemple la flexibilité du contrôle apporté par la SCI évoquée ci-dessus.

L’Altius 700M tiré d’un aéronef et détruisant une maquette de système sol-air Buk

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Thomas Newdick, Our First Look At The ALTIUS-700M Loitering Munition Obliterating A Target, The War Zone, Mar 14, 2024

 

L’Office of the Secretary of Defense (OSD) préconise la mise en œuvre de ces MOSA depuis dix ans dans le cadre des mesures du Better Buying Power,déployées par Ashton Carter au début de la décennie 2010. Le recours à ces architectures, sauf exception, est devenu une obligation légale pour tous les programmes d’armements majeurs depuis la National Defense Authorization Actde 2017 (Section 805). Généralement lancés et sponsorisés par les armées,une quinzaine de standards matériels et/ou logiciels pour les systèmes terrestres et aériens, principalement l’avionique et la vétronique, ont été produits ou sont en train d’être produits par les industriels américains, réunis en de vastes consortiums. De natures, portées et cheminements variés, ces architectures fournissent principalement (mais pas uniquement) des standards d’interface entre les composantes et les plateformes ainsi que l’approche pour réaliser et valider les éléments correspondant.Elles exploitent des Government Reference Architectures(GRA) offrant un point de référence pour une fonction donnée (par exemple, communications, radars, drones, guerre électronique, systèmes de navigation)John Bowling, Open Systems Standards and Agile Acquisition, AF Life Cycle Management Center, présentation, October 25, 2018..

Expérimentation de l’Advanced Teaming de l’Army Aviation

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Source: Carvil E.T. Chalk, Aviation S&T for the AMTC, U.S. Army Research, Development And Engineering Command, Aviation Development Directorate, presentation, November 20, 2018.

Dans le cas du FVL, le travail sur la MOSA a été entamé dès le lancement du programme en 2009 avec le développement d’une GRA, en l’occurrence nommée Joint Common Architecture(JCA). L’architecture se base notamment sur le standard Future Airborne Capability Environment(FACE) concernant les interfaces logicielles en avioniqueMike Hirschberg, « JMR Technology Demonstration Update: The Road to Future Vertical Lift », VERTIFLITE Vol. 62, No. 1, January/February 2016, p.26.. De fait, FACE, initialement sponsorisé par la Navy et l’US Army, représente le plus ancien standard MOSA, le plus large quant à son périmètre et à la participation industrielle. Son «Open Group» réunit tous les grands plateformistes et équipementiersDennis Stevens Lockheed Martin Corporation, Jeffry A Howington Rockwell Collins, David Boyett US Army AMRDEC ; Kirk Avery, Lockheed Martin Corporation, FACEMaster Class, présentation, IOA 2016 London, April 28, 2016 ; Joyce L. Tokar, PhD, Pyrrhus Software, LLC, An Examination of Open System Architectures for Avionics Systems – An Update, Conference: The U.S. Air Force FACETechnical Interchange Meeting, March 2017.. De multiples démonstrations, les Mission Systems Architecture Demo (MSAD), menées sur 4 ans dans le cadre de la JMRTD, ont eu précisément pour objet de tester et de murir ces standards. L’US Army mentionne bien sûr l’architecture JCA/FACE mais aussi son pendant matériel, le Hardware Open Systems Technologies(HOST)PEO Aviation MOSA Transformation Office,PEO Aviation MOSA Implementation Guide Skinny, présentation, August 2023.. Impulsé par la Navy, ce dernier standard est déjà mis en œuvre, par exemple, sur des composants du F-35John Keller, « SOSA open-systems standards for military embedded computing could double or triple the market », Military & Aerospace Electronics, January 29, 2019 ; « Open-systems electronics standards for military embedded computing gaining money and traction », Military & Aerospace Electronics, February 6, 2019.. Certaines présentations mentionnent également le Sensor Open Systems Architecture (SOSA), incubée dans FACE en 2015, initiée par l’Air Force, qui a vocation désormais à standardiser les interfaces logicielles mais aussi physiques pour tous les types de capteurs, de systèmes de guerre électronique et de communication. C’est autour de SOSA que semble s’organiser la convergence des différents autres standardsJack Browne, « One-Size SOSA Fits the Army, Navy, and Air Force », Microwaves & RF, February 27, 2020..

Pour transposer ces standards, l’US Army réunit un Architecture Collaboration Working Group(ACWG) qui a développé et entretient un FVL Architecture Framework(FAF) qui fixe les besoins et les modèles de données partagées. Dans la mesure où ces standards restent pluriels, le bureau programme de l’US Army Aviation a également mis sur pied en 2021 un MOSA Transformation Office. L’une des tâches essentielles de ce bureau est d’identifier et d’enrichir les «composants majeures de système» (Major System Component, MSC) et leurs éléments devant être communs à plusieurs systèmes et de coordonner le recours aux différents standards pour y parvenirScott Dennis, Chief Technical Architect, MOSA Transformation Office, Army Aviation –Leading with MOSA Transformation, présentation, ACVIP Industry Day, June 2, 2022.. Les premières MSC identifiées sont, assez logiquement, les suivantes:

  • Aviation Mission Computing Environment(AMCE), soit l’environnement informatique;
  • Comms/Datalinks/Controls (CDC) ;
  • Advanced Teaming/Unmanned Vehicle Control/Scalable Controllable Interface (SCI) ;
  • Electrical Power Systems (EPS) ;
  • Degraded Visual Environment (DVE)Matt Sipe, Director of MOSA Transformation, PEO Aviation Modular Open Systems Approach (MOSA), PEO Aviation MOSA Transformation Office Industry Day 2022..

La transformation de la Modular Open Systems Approach

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Source : BG Rob Barrie, Program Executive Officer, Aviation, PEO Aviation’s Commitment to MOSA and the FACE Approach, U.S. Army FACE and SOSA Technical Interchange Meeting, September 14, 2021.

 

La MOSA ne se limite pas à la production de l’architecture et des standards. Elle englobe depuis quelques années un cadre d’activités plus large, dont le périmètre ne concerne pas uniquement le FVL mais bien l’ensemble des équipements de l’US Army Aviation (MOSA Enterprise Architecture Framework, EAF) impliquant aussi la modernisation des moyens legacy.  Par exemple, l’évolution de l’AH-64E V6 basculera sur une architecture MOSA. Elle comprend 9 lignes d’effort: les activités de gouvernance, les architectures et standards, le développement des logiciels sur la base de FACE (en suivant les approches types DevOps), celui d’un environnement numérique collaboratif, le processus et les organisations permettant de garantir la conformité avec les standards, les activités de financement améliorant l’efficience dans la contractualisation avec les industriels, la qualification des équipements produits, enfin un effort de communication à l’attention de ces derniers.

Les interdépendances principales avec les autres priorités de modernisation

Mentionnons enfin l’étroit couplage du FVL avec les autres priorités de la modernisation de l’US Army:

  • Les Long-Range Precision Fires(LRPF), pour lesquels les moyens de FVL, principalement les drones, doivent fournir du renseignement et désigner les cibles. On rappellera ici que l’US Armyœuvre au doublement de portée de l’ensemble de ses systèmes et en conçoit de nouveaux.

Cela concerne évidemment les feux tactiques avec notamment l’artillerie canon devant tirer à 70 km et les roquettes GMLRS Extended Range(GMLRS ER) tirant à 150km. L’US Army entend aussi se doter des moyens permettant de frapper avec précision l’adversaire dans la portée opérative, avec le Precision Strike Missile(PrSM) remplaçant l’ATACMS et devant dépasser les 500 km et, même stratégique, avec le système Typhon de Strategic MidRange Fires (SMRF, à base de missiles Tomahawk) et la Long-Range Hypersonic Weapon(LRHW)à planeur Dark Eagle.

  • Le Network, bâtissant une architecture de transmission (l’Integrated Tactical Network) à la fois plus facile à configurer, plus flexible, aux éléments plus mobiles que par le passé, et plus résiliente face aux capacités de guerre électronique dont les Russes et les Chinois font étalage. Il couvre également les nombreux travaux relatifs à l’environnement informatique et aux applications employées – le cloud de combat principalement – par les états-majors, unités, plateformes et combattants débarqués. Cette architecture constituera le socle, le tissu conjonctif du système de systèmes FVL. Le général Rainey a récem-ment expliqué que ce réseau constituait désormais la priorité de l’AFC.
  • Le All-Domain Sensing(ADS) qui concerne le renseignement dans la profondeur, élément lui aussi déterminant des MDO. Un nouveau Cross-Functional Team(CFT)vient d’être créé par l’élargissement et la réorientation du CFT Assured Positinning Navigation and Timing (APNT), une autre priorité de l’USArmy. Ce dernier s’est concentré pendant plusieurs années sur la capacité à maintenir ces capacités de positionnement / navigation / sycnchronisation(PNT) en environnement électromagnétique dégradé, notamment sans le GPS qui en représente encore l’épine dorsale. Comme les autres services, l’USArmyœuvre sur ce plan à une stratégie plurielle: renforcement du GPS avec le M-Code et les nouvelles antennes anti-brouillages mais aussi recours aux autres moyens spatiaux en orbite basse, enfin, étalé sur le moyen-long terme, développement de centrales inertielles et de systèmes d’horlogerie embarqués affichant des performances leur permettant de se passer de sources PNT extérieures (avec l’appui déterminant de la Defense Advanced Research Projects Agency). Cela étant, depuis quelques temps, le champ de compétences de cette équipe APNT dépassait la Navigation Warfare, pour inclure l’ensemble des capacités de guerre électronique et d’ISR / Reconnaissance, Surveillance and Target Acquisition(RSTA) spatialesJeri Manley, Deputy Director, Assured Positioning, Navigation and Timing Cross Functional Team, 2019 Redstone Update, Futures Command presentation, December 5, 2019.. Sa présente transformation est donc un aboutissement logique. Cet ADS CFT couvre de façon cohérente les technologies de capteurs mais aussi celles de contre-ISR (Multi-Sensor Dominance), l’architec-ture et les outils de traitement et de diffusion des donnéesArmy Futures Command, « Army Futures Command stands up All-Domain Sensing CFT », March 26, 2024 ; Mark Pomerleau, « Army all-domain sensing team playing the long game with eye toward 2030-2040 time frame », Defensescoop, March 28, 2024.. En la matière, la principal ensemble de programmes est le Multi Domain Sensor System (MDSS) qui comprend, l’ensemble des programmes de capteurs terrestres et aériens de l’US Army et les systèmes de fusion de données de ces capteurs et de ceux des autres services. Cela inclut, notamment, les systèmes de reconnaissance spatial du National Reconnaissance Office, par le truchement de l’architecture de traitement des données ISR opérationnelles modernisée dans le cadre de la vaste Proliferated Warfighter Space Architecturede la Space Force. Un autre élément clé est le Tactical Intelligence Targeting Access Node (TITAN), la nouvelle station de fusion de ces données ISR multimilieux et multisources, reposant sur les techniques d’intelligence artificielle.

Au-delà des interactions avec ces autres axes de modernisation de l’US Army, le cadre architectural du FVL, et plus généralement de «l’entreprise» US Army Aviation, est également affecté par le Combined Joint All Domain Command & Control (CJADC2), un vaste effort de constitution de l’architecture C3 à l’échelle interarmées devant permettre les opérations All-Domain.  L’US Army Aviation est ainsi engagée, au même titre que les autres armes, dans les campagnes de développement d’interopérabilité interarmées Project Convergence. Les spécifications et autres documents publiés ne permettent cependant pas d’estimer le degré d’intégration des composantes du FVL, notamment des ALE, avec les autres systèmes. Assisterons-nous notamment à des échanges horizontaux entre ces systèmes (par exemple, la transmission de données de ciblage d’un moyen FVL à un autre système?).

Enjeux et problématiques industriels

Le FVL représente un enjeu industriel majeur, la clé de la survie des compétences de la BITD américaine sur ce segment. Ces dernières semblent avoir été mises à mal par l’absence de développement de projets entièrement nouveaux au sein des forces américaines depuis les années 80, donc par des financements RDT&E ténus du Pentagone qui reste le principal client des industriels américains. Il semble que les hiérarques de l’US Army soient plus que jamais conscients de cette problématique et entendent la prendre pleinement en compte dans la gestion du programme, la sélection des fournisseurs, etc. Loren Thompson « Army Fears If ‘Future Vertical Lift’ Falters, Serious Fallout For Industry Might Follow », Forbes, May 26, 2020.

Les points de défaillances potentiels, selon Rhys McCormick et Andrew P. Hunter du CSISRhys McCormick, Andrew Philip Hunter, Assessing the Industrial Base Implications of the Army's Future Vertical Lift Plans, Center for Strategic and Budgetary Assessment, May 6, 2020., résideraient dans les équipementiers sous-traitants de niveau 3. En effet, la nouvelle génération des systèmes FVL va s’accompagner d’une accélération de la mise en œuvre des nouveaux procédés industriels chez les grands plateformistes, en l’occurrence désormais uniquement Bell, et leurs grands équipementiers sous-traitants: impression 3D, «digital twin» (une technologie née avec la conquête spatiale consistant en une réplication numérique d’un équipement réel pour évaluer, avec force intelligence artificielle, l’évolution de ses performances, ses points de fragilité, etc.), maintenance prédictive, etc. L’enjeu est de savoir si ces équipementiers de rang 3 pourront s’adapter, d’autant que les plateformistes, principalement intégrateurs depuis des décennies, comptent réinternaliser la fabrication de plusieurs éléments.

Il reste cependant à analyser dans quelle mesure l’annulation du FARA altère-t-elle cette analyse datant de 2020.

Une autre problématique réside dans la mise en œuvre de la MOSA. L’un des enjeux critiques est le niveau de préservation de la propriété intellectuelle (IP). Dans la mesure où la loi précise que les standards doivent rester ouverts et accessibles, le Pentagone a considérablement élargi ses exigences d’acquisition de ces IP dans les contrats récents. Certes, en se limitant aux standards d’interface, les MOSA garantissent en théorie la préservation des technologies clés qui ne relèvent pas de ces interfaces. La question reste cependant sensible. Les experts du CSIS estimaient en 2020 qu’il s’agissait même de la partie la plus difficile du FVL. Les industriels se demandaient, par exemple, si l’objectif réel de l’US Armyétait d’accélérer la modernisation de ses systèmes ou de réduire les coûts. Il semble néanmoins que la MOSA finisse par agréger les suffrages, d’autant qu’elle ne présente pas que des inconvénients pour les industriels qui y trouvent aussi une source de réduction de leurs coûts. Cependant, pour que la MOSA fonctionne, les enseignements récents pointent de multiples autres conditions: les questions de la précision des besoins, des architectures et des taxonomies, l’alignement avec les lignes de produit des industriels, la compatibilité des environnements d’ingénierie numérique entre l’intégrateur et les sous-contractants, la mise à disposition d’une bibliothèque commune, etc.Bob Scheurer, Chair Architecture Committee NDIA Systems Engineering Division, MOSA Implementation Challenges & Opportunities, September 29, 2023.

Un programme dont la destinée précise reste encore incertaine

Nous estimions en 2020 que l’enjeu industriel, de même que l’ancienneté de la quasi-totalité des designs de plateformes actuels, ne laissaient planer que peu de doutes sur la poursuite du FVL mais que de multiples incertitudes perduraient quant à l’ampleur et la physionomie réelle de cette entreprise. L’annulation du FARA s’est révélée en être une bonne illustration. De multiples décisions programmatiques restent encore d’ailleurs à prendre. Elles ont trait notamment au futur appareil d’attaque devant succéder aux Apache (correspondant au CS2), une question se posant avec acuité depuis l’annulation du FARA, au futur aéronef de transport lourd qui devra faire suite au Chinook (CS6) et, bien entendu, à la transition des flottes actuelles vers ces nouveaux systèmes.

Deux grands ensembles de facteurs, au moins, peuvent encore contraindre ou réorienter significativement l’entreprise.

Pertinence capacitaire et marge de financements

Le premier ensemble de facteurs venant à l’esprit est évidemment le volet financier à l’aune de la situation stratégique et des priorités capacitaires qu’elle implique.

Ni la guerre d’invasion menée par la Russie en Ukraine et la confrontation plus aigüe avec les Occidentaux qui en découle, ni les risques toujours présents de conflit haute intensité avec l’Iran, ne remettent en cause la priorité américaine déjà exposée il y a quelques années par Mark Esper, secrétaire à la Défense de l’administration Trump : «China, China, China». Or, cette configuration pose depuis des années un problème existentiel à l’USArmy. Cette dernière a logique-ment construit sa transformation autour de la principale problématique aéroterrestre de ce paysage stratégique, celle de l’Est de l’Europe et de la menace russe, se distinguant en cela largement de l’ensemble des autres servicesaméricains. En revanche, dans les opérations sur les chaînes d’îles et les vastes étendues aéromaritimes du Pacifique occidental et de la Mer de Chine, seuls les Long Range Precision Fires, priorité n°1 de l’USArmy, la défense antiaérienne et antimissile, les capacités de C2 et de ciblage concourant à l’action multi-domaines, ainsi que les capacités de logistique, peuvent être réellement utiles. Ce n’est probablement pas le cas des autres priorités, le NGCV, le Soldier Lethalitymais aussi notre FVL, sauf à considérer, comme l’a envisagé un wargamedu bureau renseignement du Training and Doctrine Command, une opération amphibie pour soutenir Taiwan en cas d’attaque chinoise, ce qui n’est pas le scénario le plus crédible.

Compte tenu de cette priorité accordée à l’Indopacifique et aux capacités aériennes et navales qui en découlent, l’USArmyfinit bien par connaitre depuis 2021 une érosion sensible de sa part du budget par rapport aux départements de l’Air Force et de la Marine (de 26% à 22% du l’ensemble du budget de la défense)« 2023 USAF & USSF Almanac: Spending », Air and Space Forces Magazine, June 22, 2023., et ce, en dépit de la faible plasticité du budget américain de la défense. Durant la période de 5 ans du Future Years Defense Program, la fin des acquisitions des hélicoptères Apache et Blackhawk (principalement les opérations de remise à neuf évoquées plus haut) compensera en partie l’accroissement de dépenses en matière de drones et de missiles. Cependant, à partir de 2028, l’acquisition des FLRAA (et celle des nouveaux blindés) nécessitera un accroissement du budget R&D&Acquisition de près de 10% sur 3 ansCongressional Budget Office, Long-Term Implications of the 2024 Future Years Defense Program, October 2023.. C’est là que le risque pourrait être le plus important dans la compétition budgétaire.

L’entreprise FVL est-elle soutenable dans ce contexte de priorité et avec ces marges réduites? De prime abord, c’est possible, a fortioriavec l’annulation du FARA. L’US Army évalue le coût de possession total des FLRAA entre 74 et 76 Mds$, ce qui donne environ 125 M$ par appareil si l’on considère une cible de 600 Valor. Ces chiffres peuvent faire sens.  Une analyse du CBO de 2019Congressional Budget Office, The Cost of Replacing Today’s Army Aviation Fleet, May 2019. est en effet partie d’un coût d’acquisition unitaire moyen jusqu’en 2050 de 53 M$ pour le FLRAA. Bell annonçait de son côté en 2018 un coût unitaire (Flyaway?) de 30M$Tyler Rogoway, « We Talk V280 Valor Versus V‑22 Osprey With Bell's Head Of Tiltrotor Systems », The War Zone, May 29, 2018.. Par ailleurs, le bureau Cost Assessment and Program Evaluation(CAPE) du Pentagone estime que, pour les appareils à voilure tournante, les dépenses d’opérations et de maintenance constituent historiquement à elles seules 68% de leur coût de possession. Le coût de possession des FTUAS, tel qu’évalué par l’USArmy, serait beaucoup plus faible, de l’ordre de 4 Mds$. La même étude du CBO estimait en effet en 2020 que les montants d’acquisition annuelle de l’US Armypour ses aéronefs (soit 30 FARA et 30 FLRAA) atteindraient un plateau de 4 Mds$ durant la première partie de la décennie 2030 pour décliner ensuite. Même si les acquisitions passaient vers 2038 à 60 FLRAA pour accélérer le rajeunissement de la flotte, on resterait loin des 6 Mds$ dépensés en moyenne sur les programmes de l’USArmy Aviationsur la période 2010-2018.

Toute la question réside comme toujours dans la fiabilité de ces évaluations. De fait, il semble bien que ce soit en partie un argument financier qui ait provoqué l’annulation du FARA, en dépit de ces analyses optimistes des années 2019-2020. Or, le GAO estime en 2023 que ces évaluations de l’USArmy concernant le FLRAA, restent imparfaites et surtout peu crédibles même s’il reconnaît qu’elles prennent bien en compte l’ensemble des coûts, sont assez bien documentées et précises au regard des caractéristiques des systèmes. Le problème est qu’elles ne s’accompagnent pas d’analyses de sensibilité (éventuels glissements calendaires, réductions de commandes, etc.) et de risques (alors que le développement n’est pas encore achevé). Elles ne sont pas non plus confortées par des analyses de coût indépendantesUnited States Government Accountability Office, Future Vertical Lift Aircraft: Army Should Implement Leading Practices to Mitigate Acquisition Risk, op. cit., pp.14-160.. En ce qui concerne le V-280, les nombreux problèmes rencontrés sur son «aïeul», le V-22 Osprey, avec ses dérives de coût associées, ne plaident pas en faveur de la crédibilité d’une éva-luation précise à ce stade du programme. L’autre interrogation a trait aux objectifs d’efficience attendus de la MOSA, sur laquelle les observateurs manquent de recul. De sorte qu’il n’est au final nullement garanti que l’ensemble de l’architecture FVL telle qu’elle se présente actuellement puisse être suffisamment financée.

Quelle physionomie pour le FVL?

La seconde grande incertitude concerne la physionomie du FVL. En théorie et en partie sur le plan programmatique, le concept MDO dans lequel s’intègre l’emploi des systèmes FVL s’inscrit dans la lignée des approches de manœuvre interarmes (élargie à l’interarmées tactique). Cela étant, en premier lieu, nous maintenons les interrogations que nous soulevions en 2020 sur la pertinence, tant culturelle qu’opérationnelle, des concepts d’emploi des FVL comme moyen de brêchage de l’IADS adverse et de projection de forces aéro-mobiles en raid dans la profondeur. En second lieu, dans le cas d’un engagement OTAN face à Moscou, les Etats-Unis resteraient la matrice d’intégration tactique et le fournisseur de la puissance de feu: à l’USArmyle gros des capacités de C2, d’ISR, de ciblage, la puissance de feu massive de portée opérative voire stratégique, les éléments essentiels de la défense antiaérienne et antimissile, le soutien logistique; aux forces terrestres alliées européennes, le gros des capacités de manœuvre. C’est ce qui est ressorti, par exemple, des exercices WarfighterÉchange avec un officier français ayant participé à War-fighter 21..En témoigne aussi l’importance accordée aux programmes LRPF, aux Multi-Domain Task Forces(MDTFs), à la «convergence des effets», etc. Les brigades de combat interarmes américaines contribueraient bien sûr à un tel engagement. Toutefois, les délais de projection de force font que dans bien des scénarios, elles ne constitueraient que l’un des contingents de la manœuvre aéroterrestre de l’Alliance, certes sans doute l’un des plus importants en particulier par les réserves qu’elles assureraient, mais probablement pas sa force principale.

Dans ce contexte, il parait logique que l’architecture FVL serve surtout de réseaux ISR, de ciblageet de feux dans la profondeur pour neutraliser les défenses antiaériennes et les moyens de feux russes, plus que de capacités de manœuvre aéromobile, du moins dans le premier temps du conflit. Dans cette logique, la composante programmatique essentielle du FVL serait donc les FUAS, en particulier ses drones Gray Eagle et ses «Launched Effects». Le FVL va également se concentrer sur la maîtrise de l’Air-Ground Littoral que nous évoquions en première partie. On ne peut cependant exclure que, dans un second temps, une fois la défense sol-air adverse suffisamment réduite par les feux, les Américains misent aussi sur l’avantage asymétrique que leur procure précisément le FLRAA pour fournir à l’Alliance une capacité de manœuvre 3D que peu d’alliés de l’OTAN (hormis la France) maîtrisent. Il apparaît douteux, en tout état de cause, que l’US Army renonce au seul grand programme de nouvelle plateforme habitée qui lui reste.